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Gritti Jules. Les contenus culturels du Guide bleu. In: Communications, 10, 1967. pp. 51-64.
doi : 10.3406/comm.1967.1143
http://www.persee.fr/web/revues/home/prescript/article/comm_0588-8018_1967_num_10_1_1143
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route sans arrêts inutiles, celui de s'arrêter pour les sites et monuments qu'il
importe de voir. Le Guide bleu entend tenir compte de l'un et de l'autre, il
est « le meilleur instrument de tourisme puisqu'il répond à la fois aux exigences
intellectuelles et aux nécessités pratiques de l'homme d'aujourd'hui1». Le texte
trahit quelquefois un conflit des devoirs. Tel circuit « peut être sensiblement
abrégé ; au départ de Florae on gagne 2 42 km en descendant seulement le Tarn
jusqu'au Rozier... au départ de Millau on gagne 35 km en remontant la route
seulement jusqu'à Meyrueis 3 ». Face au voyageur sur route, le Guide bleu se
présente comme un arsenal de signaux Stop de plus en plus puissants pour que le
voyageur s'arrête (ou ralentisse) et regarde. « D'un simple coup d'œil sur le plan,
le touriste pressé sait comment utiliser au mieux le temps dont il dispose 4. »
« Au cours du voyage » — le Guide indique — « au bon moment le détour à faire
pour voir tel site ou tel monument isolé que vous regretteriez d'avoir manqué 5. »
Entre les deux devoirs, l'antinomie s'évalue en gains (kilométriques) et intérêts
(culturels). Évidemment le devoir-regarder est le plus fort puisqu'il informe
et justifie tous les commentaires du livre et met en jeu la culpabilité.
Le devoir-circuler se profile en négatif, il ne supporte pas d'autre connotation
que l'économique. Mais il affleure à tout instant — à tout kilomètre — et s'avère
aussi omniprésent que l'étendue parcourue. Il renvoie à un standing social,
dont le signe manifeste est l'automobile. Le guide est un résumé de bibliothèque
« que l'automobiliste pourra toujours avoir dans sa voiture pour y trouver le
renseignement utile, quel que soit le trajet qu'il ait à parcourir, même à l'impro-
viste, à travers la France 6. » Quatre kilomètres pour visiter le château de
Chavaniac-La Fayette lequel « mérite » ce « prix », ne représentent qu'un « petit
détour ». Variantes avec allongements, circuits à partir d'une ville-étape, sont
recommandés en tant qu'intéressants (devoir-regarder) et réalisables (sans une
trop forte perte de temps) (devoir-circuler).
Le devoir-regarder implique souvent l'abandon de la route carrossable et
l'arrachement à l'automobile. Pour accéder à la haute ville du Puy, toutes
indications sont données aux automobilistes « mais il est beaucoup plus pitto
resque de parcourir la ville à pied ». A Toulouse la rue de Metz « aboutit à la place
Esquirol, centre du vieux quartier auquel on réservera une heure de flânerie ».
Pour recommander la marche à pied vers des objets d'un intérêt sensiblement
égal, la pression du Guide décroît avec la longueur du parcours. Aux alentours
de Fontainebleau, en 10 minutes « on visitera à pied la gorge aux loups », en
30 minutes, Von peut visiter « les gorges de Franchard », en 1 h 30 on « pourrait
aussi visiter le très beau chaos du Long-Rocher ». Tout site « de première impor
tance » peut être découpé en zones d'impérativité décroissante, la zone la plus
lointaine étant même subtilement déconseillée. Le cirque de Troumousse (deux
étoiles) aux environs de Luz « mesure 16 km de tour » : 1 h 30 pour aller au centre,
« le tour intérieur du cirque exigerait 4 h 30 de marche ».
L'économie de temps et d'efforts admet un double passage à la limite, une
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double exception, soit dans le sens du « charmant » qui implique flânerie ou fan
taisie, soit dans le sens de l'exaltant qui transforme une catégorie de touristes
en « bons marcheurs », voire en alpinistes. Nous retrouverons ces deux termes
dans l'échelle des valeurs touristiques. Charmant : « De Font-Romeu aux Bouil-
lousses, l'on peut voyager par route ou cheminer en « 2 h 30 à pied par un char
mant sentier vallonné ». Exaltant : « Les bons marcheurs (à partir du Cirque
de Gavarnie) pourront aller en une forte journée à Cauterets par la Hourquette
d'Ossoue... la plus belle excursion pour les bons marcheurs ; sentier muletier,
mais guide utile si l'on n'a pas l'habitude de la montagne. »
Les diverses possibilités, en dehors de la voiture et de la marche à pied, sont
signalées sans connotation apparente : descente du Tarn en barque, téléphérique
du Béout ou funiculaire du Pic du Jer à Lourdes, service de bateaux pour les
îles Lerins. La nécessité fait loi. Plus révélateur est l'argument de « facilité ».
« Un funiculaire facilite V ascension du pic d'Ayré (2 418 m). » « Le Canigou :
route très dure, parcours déconseillé aux automobilistes ; l'excursion se fait
facilement en jeep depuis Vernet ; plusieurs services quotidiens. » La facilité
connote ainsi la résorption d'une alternative ; un funiculaire dispense de tout
débat entre temps gagné ou temps perdu.
Parmi les moments les plus heureux du tourisme, figurent ceux où le devoir-
circuler et le devoir-regarder s'harmonisent : « Admirable futaie du Bas-Préau »
(de Barbizon à Fontainebleau), « Joli parcours le long du fleuve » (Bonny-sur-
Loire), « Belle montée sinueuse parmi les vignes » (Puy de Dome), « Délicieux
paysage de rivière », « La route suit les méandres de la rivière » (Allier). Le Guide,
fertile ailleurs en prescriptions détaillées, n'invite même pas à ralentir en ces
instants d'euphorie : « Belle vue en arrière sur la ville » (Nevers), « La route
s'élève en spirale autour du sommet, immenses vues tournantes » (Puy de Dôme),
« La route court aux pieds des monts du Maçonnais, tandis que de l'autre côté
de la Saône, s'étend l'immense plaine de la Bresse, bordée au loin par le Jura. »
L'économie touristique déterminée par deux impératifs, tour à tour en conflit,
en compromis, en harmonie, créé une spatialité toute particulière. « La France
entière est décrite avec ses routes, ses villes, ses sites et ses monuments 1. »
D'un côté la route avec ses variantes, ses embranchements, ses circuits, la route
objet de descriptions topographiques et utilitaires ; de l'autre la chose réclamant
arrêt et regard, le videndum, ville, site ou monument. Le pays est entièrement
« quadrillé » par des tronçons de parcours, et par des stations imposées. A la
route le gain de temps, à la station touristique l'intérêt culturel. Au touriste de
« choisir entre plusieurs, l'itinéraire qui convient selon (ses) goûts et le temps 2 »
dont il dispose.
La délimitation affecte également le tracé des villes ; une sorte d'écologie
touristique s'instaure. Du côté de la circulation (en voiture ou à pied), les rues
qu'il faut nécessairement traverser et les parties non intéressantes de la ville ;
du côté du stationnement touristique, les monuments et les quartiers « intéres
sants» de préférence anciens. Pour une économie de la traversée urbaine, le
Guide se veut méthodique : « Dans toute ville de quelque importance, il indique
l'itinéraire à suivre pour une visite rationnelle »... (Le plan) permet « au touriste
de se diriger aisément dans les quartiers centraux des villes, là où la densité
des constructions est la plus grande et où se concentre le plus souvent avec les
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« l'emplacement de cette citadelle des Arvernes est contesté par certains auteurs ».
Qu'à cela ne tienne : le second emplacement hypothétique est situé sur le « pla
teau des Côtes » mais il est « bien visible depuis Gergovie ». La vue et la vérifica
tion historique conj'uguent leurs fonctions pour une économie de temps et d'efforts.
Avant d'entreprendre l'étude des rapports historiques et esthétiques, il importe
de connaître les classes d'âges ou les instruments de classification dont dispose
le Guide bleu. L'histoire se détache de la préhistoire : cette dernière est achro-
nique, la première se laisse arpenter en millénaires, dynasties, époques, règnes,
décades, années, jours. La préhistoire se perd, sur une sorte de continent minér
alisé (âges de pierre, âge du bronze) ; l'histoire est j'alonnée par des monuments
et des traces d'événements.
L'histoire commence avec la millénarité égyptienne : « Louvre, stèle du roi-
serpent, IVe millénaire. » Le découpage de l'horizon historique en classes millé
naires, dans le Guide bleu pourrait être comparé à une vaste opération de géo
graphie générale faisant appel aux reliefs, aux zones plates, aux déclivités.
La millénarité monte par larges paliers j'usqu'à « Jésus-Christ » : « Louvre,
antiquités égyptiennes où revit l'histoire de la civilisation dans la vallée du Nil
depuis 3300 environ j'usqu'à 323 avant l'ère chrétienne. » Une seconde millénarité
descend en pente régulière depuis l'an 1000 jusqu'au xxe siècle : « Abbaye
St-Martin du Canigou, consacrée en 1009, adroitement restaurée à partir de
1902. » Deux millénarités connaissent un statut plus incertain. Celle qui va de
l'an zéro jusqu'à l'an mille, plateau lointain aux formes imprécises, — et celle
des modernes. La date de naissance de cette dernière se place quelque part
entre le milieu du xixe siècle et les débuts du xxe siècle.
Le second découpage historique serait l'analogue d'une étude géologique.
Il utilise, fait interférer et finalement amalgame deux instruments de classif
ication : les premiers d'ordre temporel, à savoir les « époques », strates homogènes
de siècles ou de décades ; les seconds d'ordre esthétique, à savoir les styles.
Tantôt l'amalgame est total entre l'époque et le style : antiques, mérovingiens,
carolingiens ; entre l'époque et le style « Renaissance » ; cet amalgame se poursuit
entre subdivisions d'époques et variantes de style : le gaulois, le gallo-grec,
le gallo-romain, le « primitif chrétien », etc. Tantôt, à l'intérieur d'une large
période homogène, le Moyen Age par exemple, les styles permettent des subdi
visions soit en longueur : le roman, le gothique primitif, rayonnant et flamboyant,
soit en largeur : le roman bourguignon, auvergnat, languedocien, catalan etc.
le gothique plantagenet, méridional, etc. (tous signifiés par des monuments
typiques). Tout ce découpage connaît diverses déchirures ou perturbations.
La Réforme et la Révolution ont par exemple une fonction de séismes ou d'érup
tions; ce sont des anti-époques se signalant ici par des « ruines » et « profana
tions »... (mais elles sont récupérées, nous le verrons, par la classification événe
mentielle).
Le découpage par siècles — troisième instrument de classification — tient
des opérations cadastrale et financière. Il impose une homogénéité externe et
favorise la comptabilité culturelle. Les lots historiques sont répartis en toute
sûreté. Dans le coffre-fort historique du Guide bleu, les siècles s'empilent comme
autant d'espèces dont les plus anciennes sont en même temps les plus précieuses.
D'où l'importance de la « conservation » : « Nevers, la cathédrale Saint-Cyr-et-
Sainte- Juliette est une élégante construction gothique des xme (nef), xive
(chœur) et xvie (tour) siècles, qui conserve à l'ouest un transept et une abside
romans du xie siècle, restes d'une église antérieure. »
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Nous pourrions peut-être retrouver au sommet de cet axe une sphère d'exal
tation : l'étrange, le fantastique, l'exotique, le « dolomitique », l'impressionnant,
le saisissant : « Montpellier le vieux, blocs dolomitiques, aux formes étranges
qui semblent les ruines d'une cité fantastique », « Exotique Camargue », « Notre-
Dame de la Galette, style roman de 1852 à 1861, du plus étrange effet, dans un
site d'une austérité saisissante », « Plateau de la Margeride, vue impressionnante »,
« Perpignan, Dévot Christ impressionnant. »
Dans la sphère de l'intime nous pourrions retrouver l'énigmatique, le romant
ique: « Curieuses et énigmatiques empreintes de mains d'hommes laissées par
l'homme préhistorique », « Site romantique. »
Pareille distribution est arbitraire, discutable. L'on voudrait simplement
suggérer qu'une impérativité graduelle s'insère jusque dans le domaine de l'ori
ginalité.
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