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Jules Gritti

Les contenus culturels du Guide bleu


In: Communications, 10, 1967. pp. 51-64.

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Gritti Jules. Les contenus culturels du Guide bleu. In: Communications, 10, 1967. pp. 51-64.

doi : 10.3406/comm.1967.1143

http://www.persee.fr/web/revues/home/prescript/article/comm_0588-8018_1967_num_10_1_1143
Jules Gritti

Les contenus culturels du Guide bleu :

monuments et sites « à voir »

« La notion de chose-à-voir, d'une importance décisive pour le touriste, mérite


une analyse attentive. Il ressort d'abord de cette notion que le touriste n'est pas
à l'abri du remords. Elle dément le caractère gratuit du voyage, seule garantie
de la liberté à laquelle on aspire. Car la chose-à-voir ne mérite pas seulement
d'être vue, elle exige de l'être. Est à voir ce qu'on est tenu d'avoir vu 1. »
Ces lignes d'essayiste tendent à une compréhension de ce que Enzensberger
nomme le « rite du sight-seeing », accomplissement d'un devoir institutionnalisé :
regarder ce qui doit être vu 2. Alors même qu'il fuit une certaine forme de
contrainte sociale, le touriste en retrouve une autre : constitution et régulation
du pittoresque, canons historiques et esthétiques. Outre cette obéissance aux
règles d'une culture institutionnalisée, qui est une manière de rachat, le touriste
donne son acquiescement à un véritable « impératif catégorique » : « La chose-à-
voir devient vraiment elle-même dans l'abstraction, là où, dégagée de toute
contingence étrangère, elle se transforme en une sorte d'absolu touristique 3. »
Roland Barthes suggère une possible systématisation des connotations tou
ristiques.
« Le Guide bleu ne connaît guère le paysage que sous la forme du pittoresque.
Est pittoresque tout ce qui est accidenté. On retrouve ici cette promotion bour
geoise de la montagne, ce vieux mythe alpestre (il date du xixe siècle) que Gide
associait justement à la morale helvético-protestante et qui a toujours fonctionné
comme un mythe bâtard de naturisme et de puritanisme (régénération par l'air
pur, idées morales devant les sommets, l'ascension comme civisme) 4. »
Pour une étude de la culture touristique, le document de base paraît tout indi
qué : les Guides bleus (Hachette).
Pour la seule France, un guide itinéraire national, 18 régionaux, 15 livres
illustrés et 36 albums. Pour 1' « outre-mer » et l'étranger : 26 itinéraires, deux
« grandes croisières méditerranéennes », 18 livres illustrés et 22 albums. Vaste
corpus qui contraindrait à une analyse quantitative à un échantillonnage minut
ieux. L'étude présente va s'attacher aux injonctions du devoir-regarder ou

1. H. M. Enzensberger, Culture ou mise en condition (traduit de l'allemand), Jul-


liard, 1965, p. 167.
2. Rappelons que pour les Anglo-Saxons, sight-seer (curieux) est synonyme de
tourist.
3. Enzensberger, op. cit. p. 171.
4. Mythologies, Seuil, 1957, p. 136.

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encore aux connotations de la chose-à-voir, du videndum, plutôt qu'à un inven


taire-échantillon des curiosités touristiques. Par sa contraction, un guide
national présente, pour notre propos, l'avantage d'une systématisation amorcée
par les auteurs eux-mêmes. Réduire, aller du « secondaire » à « l'essentiel » reste
bien dans la logique d'une démarche qui vise l'impératif maximal, la « quintes
sence» touristique : « Grâce à un choix rigoureux qui a volontairement écarté
tout ce qui est secondaire, il renferme tout l'essentiel, rien que l'essentiel...
C'est la quintessence de cette documentation de premier ordre historique,
économique, c'est un résumé de cette bibliothèque difficile à emporter toute
entière avec soi \ »
Pour mettre en relief les choses à voir, monuments ou sites, le Guide bleu
n'entend disposer que de dix signaux typographiques : majuscules, minuscules
en caractères gras, italiques et cursifs (ces trois derniers caractères pouvant se
dédoubler selon leurs dimensions), chiffres d'étoiles (trois, deux, une). L'impératif
maximal se traduira donc par la combinaison de trois étoiles et des minuscules
en caractère gras (de dimension plus importante) : « Le triple astérisque signale
les monuments, sites ou œuvres d'art tout à fait hors-pair, qu'il est absolument
indispensable de voir 2. » Le nombre des combinaisons reste limité : 23 possibles
dont 18 effectives. A cet égard, le Guide Michelin qui répond à des impératifs
socio-économiques (« confort », « agrément », gastronomie, entretien des véhicules
etc.), en regard de quoi, l'impératif culturel reste secondaire, dispose de 189
signaux et de combinaisons en nombre illimité, mais se réduit à la mise en œuvre
d'un code signalétique. A vrai dire, dans le Guide bleu, le code typographique
ne joue qu'un rôle, celui de coefficient dans l'impératif. Pour notre analyse
des connotations touristiques, le texte est premier. Sur une base indicative et
descriptive, s'instaurent des qualifications et des combinaisons verbales destinées
à valoriser la chose-à-voir et cela quels que soient les caractères typographiques
ou les chiffres d'étoiles. Ces derniers seraient comme l'intensité sonore dans la
voix ou l'intensité lumineuse dans l'annonce ; nous intéresse davantage le système
dans lequel ordres et annonces sont établis et combinés. « Nous devons insister
sur le fait que les monuments et curiosités mentionnés dans le Guide sont intéres
santscar nous avons retranché tout ce qui est secondaire 3. »

I. Voir et circuler: l'espace touristique.

« L'intéressant » : ce terme ambigu, à la jonction de l'économique et du culturel,


instaure un premier niveau de connotations. Au-dessous de l'intéressant, s'étale
l'étendue neutre, la chose parcourue, mesurée (kilométrage), purement et sim
plement décrite. C'est le ruban de la route avec ses particularités topographiques,
le parcours obligé des rues d'un monument à l'autre. C'est aussi la plaine à moins
qu'elle ne soit « fertile », le plateau à moins qu'il ne soit a désolé ». C'est, tout
compte fait, une part importante — non intéressante — du pays traversé.
A regarder de plus près, l'étendue non intéressante, n'est pas totalement
neutre ou innocente. Elle est l'espace de la circulation qui s'oppose à celui de
la chose-à-voir. Deux impératifs entrent en concurrence, celui de parcourir la

1. Guides bleus, la France, Hachette, 1965, p. 6.


2. Ibid, p. 8.
3. Ibid, p. 8.

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route sans arrêts inutiles, celui de s'arrêter pour les sites et monuments qu'il
importe de voir. Le Guide bleu entend tenir compte de l'un et de l'autre, il
est « le meilleur instrument de tourisme puisqu'il répond à la fois aux exigences
intellectuelles et aux nécessités pratiques de l'homme d'aujourd'hui1». Le texte
trahit quelquefois un conflit des devoirs. Tel circuit « peut être sensiblement
abrégé ; au départ de Florae on gagne 2 42 km en descendant seulement le Tarn
jusqu'au Rozier... au départ de Millau on gagne 35 km en remontant la route
seulement jusqu'à Meyrueis 3 ». Face au voyageur sur route, le Guide bleu se
présente comme un arsenal de signaux Stop de plus en plus puissants pour que le
voyageur s'arrête (ou ralentisse) et regarde. « D'un simple coup d'œil sur le plan,
le touriste pressé sait comment utiliser au mieux le temps dont il dispose 4. »
« Au cours du voyage » — le Guide indique — « au bon moment le détour à faire
pour voir tel site ou tel monument isolé que vous regretteriez d'avoir manqué 5. »
Entre les deux devoirs, l'antinomie s'évalue en gains (kilométriques) et intérêts
(culturels). Évidemment le devoir-regarder est le plus fort puisqu'il informe
et justifie tous les commentaires du livre et met en jeu la culpabilité.
Le devoir-circuler se profile en négatif, il ne supporte pas d'autre connotation
que l'économique. Mais il affleure à tout instant — à tout kilomètre — et s'avère
aussi omniprésent que l'étendue parcourue. Il renvoie à un standing social,
dont le signe manifeste est l'automobile. Le guide est un résumé de bibliothèque
« que l'automobiliste pourra toujours avoir dans sa voiture pour y trouver le
renseignement utile, quel que soit le trajet qu'il ait à parcourir, même à l'impro-
viste, à travers la France 6. » Quatre kilomètres pour visiter le château de
Chavaniac-La Fayette lequel « mérite » ce « prix », ne représentent qu'un « petit
détour ». Variantes avec allongements, circuits à partir d'une ville-étape, sont
recommandés en tant qu'intéressants (devoir-regarder) et réalisables (sans une
trop forte perte de temps) (devoir-circuler).
Le devoir-regarder implique souvent l'abandon de la route carrossable et
l'arrachement à l'automobile. Pour accéder à la haute ville du Puy, toutes
indications sont données aux automobilistes « mais il est beaucoup plus pitto
resque de parcourir la ville à pied ». A Toulouse la rue de Metz « aboutit à la place
Esquirol, centre du vieux quartier auquel on réservera une heure de flânerie ».
Pour recommander la marche à pied vers des objets d'un intérêt sensiblement
égal, la pression du Guide décroît avec la longueur du parcours. Aux alentours
de Fontainebleau, en 10 minutes « on visitera à pied la gorge aux loups », en
30 minutes, Von peut visiter « les gorges de Franchard », en 1 h 30 on « pourrait
aussi visiter le très beau chaos du Long-Rocher ». Tout site « de première impor
tance » peut être découpé en zones d'impérativité décroissante, la zone la plus
lointaine étant même subtilement déconseillée. Le cirque de Troumousse (deux
étoiles) aux environs de Luz « mesure 16 km de tour » : 1 h 30 pour aller au centre,
« le tour intérieur du cirque exigerait 4 h 30 de marche ».
L'économie de temps et d'efforts admet un double passage à la limite, une

1. Guides bleus, la France, p. 6.


2. Souligné par nous dans le texte.
3. Nous nous dispenserons de référence à la pagination, chaque fois que la citation
comportera une indication topographique précise. L'index alphabétique du Guide bleu
permet de retrouver immédiatement les références.
4. Ibid., p. 4.
5. Ibid., p. 6.
6. Ibid., p. 6.

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double exception, soit dans le sens du « charmant » qui implique flânerie ou fan
taisie, soit dans le sens de l'exaltant qui transforme une catégorie de touristes
en « bons marcheurs », voire en alpinistes. Nous retrouverons ces deux termes
dans l'échelle des valeurs touristiques. Charmant : « De Font-Romeu aux Bouil-
lousses, l'on peut voyager par route ou cheminer en « 2 h 30 à pied par un char
mant sentier vallonné ». Exaltant : « Les bons marcheurs (à partir du Cirque
de Gavarnie) pourront aller en une forte journée à Cauterets par la Hourquette
d'Ossoue... la plus belle excursion pour les bons marcheurs ; sentier muletier,
mais guide utile si l'on n'a pas l'habitude de la montagne. »
Les diverses possibilités, en dehors de la voiture et de la marche à pied, sont
signalées sans connotation apparente : descente du Tarn en barque, téléphérique
du Béout ou funiculaire du Pic du Jer à Lourdes, service de bateaux pour les
îles Lerins. La nécessité fait loi. Plus révélateur est l'argument de « facilité ».
« Un funiculaire facilite V ascension du pic d'Ayré (2 418 m). » « Le Canigou :
route très dure, parcours déconseillé aux automobilistes ; l'excursion se fait
facilement en jeep depuis Vernet ; plusieurs services quotidiens. » La facilité
connote ainsi la résorption d'une alternative ; un funiculaire dispense de tout
débat entre temps gagné ou temps perdu.
Parmi les moments les plus heureux du tourisme, figurent ceux où le devoir-
circuler et le devoir-regarder s'harmonisent : « Admirable futaie du Bas-Préau »
(de Barbizon à Fontainebleau), « Joli parcours le long du fleuve » (Bonny-sur-
Loire), « Belle montée sinueuse parmi les vignes » (Puy de Dome), « Délicieux
paysage de rivière », « La route suit les méandres de la rivière » (Allier). Le Guide,
fertile ailleurs en prescriptions détaillées, n'invite même pas à ralentir en ces
instants d'euphorie : « Belle vue en arrière sur la ville » (Nevers), « La route
s'élève en spirale autour du sommet, immenses vues tournantes » (Puy de Dôme),
« La route court aux pieds des monts du Maçonnais, tandis que de l'autre côté
de la Saône, s'étend l'immense plaine de la Bresse, bordée au loin par le Jura. »
L'économie touristique déterminée par deux impératifs, tour à tour en conflit,
en compromis, en harmonie, créé une spatialité toute particulière. « La France
entière est décrite avec ses routes, ses villes, ses sites et ses monuments 1. »
D'un côté la route avec ses variantes, ses embranchements, ses circuits, la route
objet de descriptions topographiques et utilitaires ; de l'autre la chose réclamant
arrêt et regard, le videndum, ville, site ou monument. Le pays est entièrement
« quadrillé » par des tronçons de parcours, et par des stations imposées. A la
route le gain de temps, à la station touristique l'intérêt culturel. Au touriste de
« choisir entre plusieurs, l'itinéraire qui convient selon (ses) goûts et le temps 2 »
dont il dispose.
La délimitation affecte également le tracé des villes ; une sorte d'écologie
touristique s'instaure. Du côté de la circulation (en voiture ou à pied), les rues
qu'il faut nécessairement traverser et les parties non intéressantes de la ville ;
du côté du stationnement touristique, les monuments et les quartiers « intéres
sants» de préférence anciens. Pour une économie de la traversée urbaine, le
Guide se veut méthodique : « Dans toute ville de quelque importance, il indique
l'itinéraire à suivre pour une visite rationnelle »... (Le plan) permet « au touriste
de se diriger aisément dans les quartiers centraux des villes, là où la densité
des constructions est la plus grande et où se concentre le plus souvent avec les

1. Guides bleus, la France, p. 5.


2. Ibid., p. 5

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monuments anciens, presque tout l'intérêt touristique 1. » Les monuments eux-


mêmes se partagent entre les parties mises en relief et celles passées sous silence.
Tout est fragmenté, évalué, étiqueté. L'espace non intéressant fait l'objet
d'une consommation purement utilitaire. Les espaces touristiques portant
les objets-à-voir, font l'objet d'une consommation culturelle.

II. Le système visuel — la verticalité.

Le çidendum est pris dans un premier système à référence perceptive, système


vertical déterminé par l'opposition du dominant et du dominé. « A l'Ouest de
l'église de Montargis... terrasse dominant la ville. » a Chatel de Neuvre, église
romane... dominant la vallée de l'Allier, site superbe » (au sud de Clermont-
Ferrand), « La route est dominée par le fameux plateau de Gergovie », « A Ville-
franche de Couflet, enceinte fortifiée dominée par une petite citadelle. » Ce rapport
dominant/dominé est corrélatif de celui instauré par le regard : contre-plongée/
plongée.
La contre- plongée se présente tout d'abord comme un acte de soumission.
Toute une gamme de connotations du côté du videndum : le grand, le majestueux,
l'énorme, l'imposant, le hérissé, etc., suscite et réglemente dans l'acte de soumis
sion d'implicites nuances de respect, de révérence, d'admiration, de saisissement,
de terreur etc. : « Canyon majestueux » (des Gorges du Tarn), « Majestueuse nef
haute de 28 m » (Sainte-Cécile d'Albi), « Rentières, très beaux sites parsemés
à! énormes rochers de basalte », « Palais de Berbie (Albi), vaste forteresse [énorme
donjon du xme siècle) », « Le Puy, site extraordinaire, hérissé de récifs volcani
ques. »
Vue par contre-plongée, la domination peut prendre une triple forme : le
surplomb, le resserrement et l'enveloppement. Nous venons en fait d'évoquer
le surplomb. Voici le resserrement avec ses connotations étouffantes : « Trame-
zaigues, la vallée n'est plus qu'une gorge étroite », « Défié sauvage dans le Massif
de l'Estérel. » Le voici avec ses connotations de charme ou de délicieux : « De
Coudes à Issoire délicieux paysage de rivière, gorge verdoyante », « Gorges de
la Jonte, Saint- Gervais, la gorge est ici plus riante. » L'enveloppement est tour
à tour de l'ordre du menaçant ou du dilatant. Menaçant : « Étang de Lanoux...
dans un cirque de montagnes farouches. » Dilatant : « Lac des Bouillousses...
grandiose hémicycle de montagnes. » Enveloppement et resserrement peuvent
s'équilibrer, et s'harmoniser dans l'intimité : « Argelès-Gazost, station thermale,
occupe le fond d'un bassin verdoyant, boisé, entouré de villages. » Ils peuvent
aussi s'étager et faire apparaître l'opposition du resserrement charmant (civilisé)
et de l'enveloppement imposant, sauvage. Au sud de Barèges « s'étend un petit
bois fort agréable au milieu d'une nature désolée ». Ce dernier (enveloppement
sauvage) peut céder devant une instance plus haute et plus clémente, le ciel :
« Le pic des Trois Evêchés laissera un souvenir inoubliable de désolation sous
un ciel généralement radieux. »
Normalement, le dominant tend à arrêter le regard. La route se rapproche
progressivement de cette frontière imposée à la vue : la route de Clermont-
Ferrand « offre une vue de plus en plus rapprochée sur la chaîne des Dômes ».
En d'autres circonstances, ce peut être le surgissement, l'apparition : « Vallée
1. Guides bleus, la France., p. 6 et 9.

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de l'Argens, en avant apparaissent les rochers de porphyre rouge. » Vient le


moment où le regard rencontre une limite dont le franchissement requerra de
nouveaux modes d'accession : « La brèche de Roland qui arrête les regards fait
l'objet d'une très belle ascension. »
En attendant que ces nouveaux moyens d'accession ou de pénétration soient
mis en œuvre, le regard tente par ses moyens propres ou plus exactement par
ceux qui lui sont offerts, de conjurer le dominant. Le procédé le plus normal
est la mensuration : « Le Puy, rocher Corneille surmonté de la statue Notre-
Dame de France (1860) en fonte, haute de 16 m », « Mende, cathédrale Saint-
Pierre, 2 tours, la plus belle et aussi la plus haute (84 m, 241 marches) », « Grandes
falaises colorées du Causse Méjean, hautes de 500 m », « Cirque de Gavarnie :
les arêtes du cirque dépassent 3 000 m d'altitude et sont dominées par le pic
du Marboré (3 253 m). » Cette mensuration est une épreuve apparente de déno
tation ; épreuve partielle toutefois car le Guide ne mesure pas n'importe quel
haut lieu. Désigner la hauteur, c'est à la fois signifier que la dite hauteur dépasse
la moyenne et tenter de maîtriser ce dépassement.
Autres tentatives de récupération et de conjuration, l'esthétique propre au
Guide bleu : « beaux rochers », « beaux chênes », « beau donjon », « pittoresque
montée », « superbe donjon », « superbe défilé », « belle vue », « vue superbe », « extra
ordinaires lacets superposés », etc. Il est vrai que la plongée, exercice du regard
dominateur, fait appel aux mêmes catégories, ainsi que le système (lui aussi
vertical) des rapports historiques. Nous retrouverons ultérieurement toutes ces
catégories, d'emploi polyvalent, dans ce que nous pourrons appeler le « diffé
rentiel touristique ».
Lorsque sont épuisées toutes les ressources du regard, s'offrent de nouvelles
possibilités de récupération : l'ascension. Celle-ci est prise, en sus du système
visuel, dans un système second, vaguement éthique. Elle est facile ou dure.
Plutôt que facile, mieux vaudrait dire « facilitée » (par le téléphérique, le funicul
aire,la jeep, etc.) auquel cas est peut-être sous-jacente une morale du plaisir
qui répudie tout effort inutile. Lorsque l'ascension est « dure », la morale de
l'effort vaut aussi bien pour le véhicule que pour l'homme : « Point Sublime,
dure montée en lacets », « Le Puy, la rue des Tables en pente raide monte au
grand escalier de la Cathédrale. » L'effort est solitaire ; y sont conviés notamment
les « bons marcheurs ». Leur solitude est homologue à celle des sommets : Tour-
malet, site d'une désolation grandiose, « Le Canigou, isolement de la montagne »,
« Le Pic du Midi de Bigorre, situation en dehors de la chaîne. » Entre les connotat
ions de plaisir et d'effort, celles d'esthétique restent ambiguës. Peut-être tendent-
elles à constituer un mixte de plaisir et d'effort : « Brèche de Roland, très belle
ascension. »
A l'inverse de la contre-plongée qui suscite et affronte le dominant, avant
de le conjurer, la plongée, la vue plongeante constitue le dominé et se l'approprie.
Tout le Guide bleu est parsemé de « belles vues sur », « de superbes » ou de « gran
dioses panoramas » qui s'offrent au touriste omni-voyant. Toutes les catégories
du « différentiel touristique » interviennent pour programmer cette universelle
voyance : « Belle vue sur la cour ovale » (Fontainebleau), « Belle vue sur les gorges
de Franchard », « Rocher de Capluc qui domine le Rozier, vue très intéressante")),
« Vues superbes sur Millau », « Point sublime, vue admirable, sur les gorges du
Tarn et les Causses », « Vallée de la Jonte, vues magnifiques », « Sommet du
Puy de Dôme, panorama exceptionnel. »
La vue plongeante vise normalement à l'embrassement, mais peut rencontrer

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Les contenus culturels du .Guide bleu

ses limites dans l'immensité ou les profondeurs. Embrassement réalisable :


« Le roc d'Aude, panorama embrassant la Carlitte, les montagnes de l'Andorre
et de la Cerdagne, le Canigou, les Cévennes. » Un substitut de l'embrassement,
le commandement et même le commandement militaire : « Mont-Louis, place
de guerre... qui commande à la fois les hautes vallées de l'Aude, de la Têt et de la
Gègre. » Première limite à l'embrassement, l'immensité : « Le pic du Midi de
Bigorre offre du fait de son altitude et de sa situation en dehors de la chaîne,
la vue la plus vaste quon puisse avoir sur les Pyrénées sans parler de celles qu'il
offre sur la Gascogne (tables d'orientation). » « Signal de Randon, point culmi
nantdes monts granitiques de la Margeride sur les immenses solitudes desquels
il commande une vue impressionnante. » Limites du côté des profondeurs : « Pas
de Soucy, le Tarn se brise avec fracas à travers un éboulis d'énormes rochers
calcaires. »
Pour récupérer l'immense, conjurer l'illimité, divers procédés entrent en jeu.
Tout d'abord celui d'apparente dénotation ; lorsque l'illimité s'impose avec
évidence, il est à peine mentionné ; c'est le cas de la mer : « Béziers, belle vue
sur la mer », « Pic Saint Loup, panorama embrassant les Cévennes, la Camargue,
la plaine viticole, les garrigues, les Pyrénées, le Roussillon, la mer, en somme
un vaste morceau de la France méditerranéenne. » A la limite peut jouer la pré-
térition ; c'est encore le cas de la mer : « Sète, Mont Saint-Clair, panorama ;
les garrigues, les Cévennes et Yimmense courbe du Golfe Juan. » Autre procédé,
déjà rencontré pour les vues contre-plongeantes, la mensuration : «AvenArmand,
une des plus grandes attractions des Causses, abîme de 200 m de profondeur. »
A quoi s'ajoute l'énumération : « Sommet du Puy de Dôme, vaste paysage
volcanique (70 anciens cratères). » « Aven Armand, forêt vierge formée de 400
stalagmites. » Enumeration et mensuration peuvent être favorisées par l'emploi
de la technique : les immenses panoramas, comportent normalement leurs
« tables d'orientation ».
La vue en plongée se poursuit enfin dans la descente et aboutit à la pénétrat
ion. Ici nous retrouvons quelques-unes des représentations visuelles de la contre-
plongée, mais sur le mode actif et non plus simplement perceptif. Le « charmant »,
le « délicieux » viennent connoter descente, pénétration et séjour : « Marlotte»
charmante résidence », « Héricy, agréable villégiature. » Toute morale de l'effort
a disparu : « Vallée riante », « Bassin riant », etc. Nous sommes parvenus à l'e
xtrême opposé de la haute solitude : « Fontainebleau, villégiature recherchée
des Parisiens », « Charbonnières, charmante villégiature d'été très fréquentée
par les Lyonnais. »

III. Verticalité historique et esthétique.

Si le hapax peut avoir valeur indicatrice, dans la mesure où il se situe à l'entr


ecroisement de plusieurs systèmes, en voici deux qui opèrent la jonction du visuel
et de l'historique : « Chatel de Neuvre, dont l'église romane remontant en partie
à l'an 1000, domine la vallée de l'Allier, site superbe. » L'emploi de termes ascen
sionnels, tant pour le visuel que pour l'historique, suggère qu'en ce dernier
système vont également jouer des rapports de verticalité. Le second exemple
nous montre comment le regard résout hardiment un problème historique.
Pour inviter le touriste à se rendre au plateau de Gergovie, le Guide bleu signale
un sentier qui requiert 45 mn de marche. Mais sur le plateau l'on apprend que

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« l'emplacement de cette citadelle des Arvernes est contesté par certains auteurs ».
Qu'à cela ne tienne : le second emplacement hypothétique est situé sur le « pla
teau des Côtes » mais il est « bien visible depuis Gergovie ». La vue et la vérifica
tion historique conj'uguent leurs fonctions pour une économie de temps et d'efforts.
Avant d'entreprendre l'étude des rapports historiques et esthétiques, il importe
de connaître les classes d'âges ou les instruments de classification dont dispose
le Guide bleu. L'histoire se détache de la préhistoire : cette dernière est achro-
nique, la première se laisse arpenter en millénaires, dynasties, époques, règnes,
décades, années, jours. La préhistoire se perd, sur une sorte de continent minér
alisé (âges de pierre, âge du bronze) ; l'histoire est j'alonnée par des monuments
et des traces d'événements.
L'histoire commence avec la millénarité égyptienne : « Louvre, stèle du roi-
serpent, IVe millénaire. » Le découpage de l'horizon historique en classes millé
naires, dans le Guide bleu pourrait être comparé à une vaste opération de géo
graphie générale faisant appel aux reliefs, aux zones plates, aux déclivités.
La millénarité monte par larges paliers j'usqu'à « Jésus-Christ » : « Louvre,
antiquités égyptiennes où revit l'histoire de la civilisation dans la vallée du Nil
depuis 3300 environ j'usqu'à 323 avant l'ère chrétienne. » Une seconde millénarité
descend en pente régulière depuis l'an 1000 jusqu'au xxe siècle : « Abbaye
St-Martin du Canigou, consacrée en 1009, adroitement restaurée à partir de
1902. » Deux millénarités connaissent un statut plus incertain. Celle qui va de
l'an zéro jusqu'à l'an mille, plateau lointain aux formes imprécises, — et celle
des modernes. La date de naissance de cette dernière se place quelque part
entre le milieu du xixe siècle et les débuts du xxe siècle.
Le second découpage historique serait l'analogue d'une étude géologique.
Il utilise, fait interférer et finalement amalgame deux instruments de classif
ication : les premiers d'ordre temporel, à savoir les « époques », strates homogènes
de siècles ou de décades ; les seconds d'ordre esthétique, à savoir les styles.
Tantôt l'amalgame est total entre l'époque et le style : antiques, mérovingiens,
carolingiens ; entre l'époque et le style « Renaissance » ; cet amalgame se poursuit
entre subdivisions d'époques et variantes de style : le gaulois, le gallo-grec,
le gallo-romain, le « primitif chrétien », etc. Tantôt, à l'intérieur d'une large
période homogène, le Moyen Age par exemple, les styles permettent des subdi
visions soit en longueur : le roman, le gothique primitif, rayonnant et flamboyant,
soit en largeur : le roman bourguignon, auvergnat, languedocien, catalan etc.
le gothique plantagenet, méridional, etc. (tous signifiés par des monuments
typiques). Tout ce découpage connaît diverses déchirures ou perturbations.
La Réforme et la Révolution ont par exemple une fonction de séismes ou d'érup
tions; ce sont des anti-époques se signalant ici par des « ruines » et « profana
tions »... (mais elles sont récupérées, nous le verrons, par la classification événe
mentielle).
Le découpage par siècles — troisième instrument de classification — tient
des opérations cadastrale et financière. Il impose une homogénéité externe et
favorise la comptabilité culturelle. Les lots historiques sont répartis en toute
sûreté. Dans le coffre-fort historique du Guide bleu, les siècles s'empilent comme
autant d'espèces dont les plus anciennes sont en même temps les plus précieuses.
D'où l'importance de la « conservation » : « Nevers, la cathédrale Saint-Cyr-et-
Sainte- Juliette est une élégante construction gothique des xme (nef), xive
(chœur) et xvie (tour) siècles, qui conserve à l'ouest un transept et une abside
romans du xie siècle, restes d'une église antérieure. »

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Les contenus culturels du Guide bleu

La « sécularité » englobe des subdivisions qui ne constituent pas, par elles-


mêmes, des classes originales d'âge. C'est le cas des diverses parties d'un siècle
qui se réduisent du reste à trois : le début, le milieu, la fin et même à deux :
première moitié, seconde moitié. C'est encore le cas des « règnes » qui assurent une
fonction de connotation stylistique : François Ier, Louis XIII, Louis XIV, Louis XV,
Empire etc. Entre « siècles » et « règnes » la substitution joue normalement,
ce qui atteste le vraisemblable historique du Guide bleu : point n'est besoin
d'assigner un nom de siècle à celui d'un règne : « Château de Fontainebleau,...
mobilier Empire... ensemble Louis XV... époques de François Ier, Henri II » etc.
A noter qu'un domaine échappe à la sécularité et à ses subdivisions, c'est le
folklore, achronique comme l'était la préhistoire vis-à-vis de la millénarité.
Arles, musée Arlatin, « reliquaire de Provence est un musée ethnographique
régional fondé par Frédéric Mistral. »
Mais les années et a fortiori les jours peuvent former une ultime classe signi
fiante. Il faudrait parler ici d'une sorte de « signalisation » destinée à marquer
les lieux précis, où l'avènement-météorite a frappé le sol, y laissant des traces
ou suscitant au besoin des monuments commémoratifs : « Sommet du Puy de
Dôme, monument commémorant l'atterrissage de l'aviateur Rénaux, le 7 mars
1911 », « Le Logis du Pin, ancien relais de poste où Napoléon se restaura en 1815 »,
« Castellane, sous-préfecture où Napoléon Ier déjeuna le 3 mars 1815. » Gette
classe d'âges se distingue nettement des précédentes qui vont supporter, verrons-
nous, des rapports de conservation-détérioration, originalité-remaniement,
restauration-défiguration, imitation-différenciation, etc. Ici, un seul rapport
figé : la commémoration. Si l'événement est daté, la commémoration est dispensée
de date : « Montargis, statue de Mirabeau qui naquit en 1748 dans un château
voisin », « Pont sur l'Arc, vestiges présumés de l'arc que Marius éleva pour commé
morerla victoire sur les Cimbres et les Teutons, en 102 av. J.-C. » Si l'événement
ne peut être daté, la commémoration se charge de cela : « Clermont-Ferrand,
statue équestre de Vercingétorix par Bartholdi (1902). »
Un rapport fondamental, qui sous-tend tous les autres, est celui de hiérar
chieverticale. Le prix d'un monument est proportionnel à son ancienneté.
Les parties anciennes valent davantage que les plus récentes. Le jeu fonctionne
aussi bien entre le plus ancien et le moins ancien, qu'entre l'ancien et le récent.
Toutefois la modernité, de statut incertain, échappe partiellement à ces confront
ations. « Sens, cathédrale Saint-Étienne, la plus ancienne des cathédrales gothi
ques fut commencée vers 1130, achevée dans son gros-œuvre vers 1160 ; la façade
ne date que de la fin du xne siècle », « Saint-Gavin, église du xne siècle, le clocher
et les dispositifs fortifiés ne datent que du xive siècle», «Sainte-Cécile d'Albi, bâtie
de 1292 à la fin du xive siècle, la tour ne date que du xve siècle », « Toulouse,
hôtel Assémat, bâti de 1555 à 1558, la galerie adossée au mur ne date que du
xvne siècle. »
Ce rapport hiérarchique vertical engendre une première opposition : conser
vation-détérioration. La totale conservation mérite d'être signalée. « Mont-
ferrand a conservé un remarquable ensemble de maisons gothiques et Renais
sance. »
La conservation valorise les parties qu'elle concerne : « Nîmes, jardin de la
Fontaine qui date dans son ensemble du milieu du xixe siècle mais conserve
d'importants morceaux de l'époque romaine. »
La conservation se double d'une valorisation des restes, vestiges, et même du
simple emplacement ; compromise par le temps elle surcompense dans la mys-

59
Jules Gritti

tique des ruines : « Montmaurise, vestiges d'une importante villa gallo-romaine »,


Puy de Dôme (emplacement) d'un temple de Mercure », « Les Baux de Provence,
ancienne ville du Moyen Age et de la Renaissance, aujourd'hui en ruines, l'une
des merveilles de la France. »
A la conservation s'oppose la détérioration, criminelle quand elle est de main
d'hommes. Guerres de religion, Révolution, Commune, invasions étrangères
participent à cette criminalité culturelle (mais peuvent se racheter ailleurs en
marquant un lieu déterminé par un événement historique) : « Mende, la cathé
drale Saint-Pierre, commencée par Urbain V en 1369, achevée au xve siècle,
fut détruite par les Protestants en 1579. » La criminalité destructrice peut être
connotée de sacrilège : « Église abbatiale Saint-Denis, nécropole des rois depuis
saint Louis, profanée pendant la Révolution. »
— Une seconde opposition : originalité-remaniement, confine à la précédente,
le « pur » et le « typique » tendent à s'identifier : « Riom, l'église Saint-Aimable
a une nef et un transept du plus pur style roman auvergnat », « Clermont-Ferrand,
Notre-Dame du Port, un des types parfaits de l'art roman auvergnat. »
• En regard de la pureté originelle, le remaniement à mauvaise presse : « Lyon,
église Saint-Nizier, la crypte dont l'origine remonte peut-être aux débuts du
ixe siècle a subi de tels remaniements qu'elle a perdu tout intérêt. »
— Troisième opposition : restauration-défiguration. En vertu du primat
de la conservation, toute opération de restauration (et de dégagement) bénéficie
normalement du préjugé favorable : « Mende, cathédrale détruite par les Prot
estants,.. fidèlement reconstruite de 1559 à 1620 », « Abbaye Saint-Martin de
Canigou, église consacrée en 1009, adroitement restaurée à partir de 1902 »,
« Châlons-sur-Saône, beau pont Saint-Laurent, détruit en 1944, reconstruit
dans le style de l'ancien qui datait du xixe siècle. »
A l'opposé, interviennent les défigurations. La chose peut être suggérée par
voie négative : « Toulouse, ancien collège de Foix, belle construction civile de
la fin du xve siècle mais exempt de restauration. » Davantage marquée, reste
l'identification entre « le réparé » et le « défiguré » : « Saint-Bertrand de Com-
minges : enceinte réparée et défigurée au Moyen Age. »
— Quatrième opposition : imitation-différenciation. Conformément à une
norme culturelle héritée des « humanistes », pour le Guide bleu, l'Antiquité reste
le modèle irrécusé pour l'œuvre d'imitation : « Toulouse, musée Saint-Raymond,
Vénus de Martres, réplique d'un original de Praxitèle », « Arles, Saint-Trophime,
la plus ancienne imitation d'art antique qu'ait laissée la Provence. » Le processus
peut se poursuivre au long des siècles et affecter la modernité : « Lourdes, église
du Rosaire (1889) de style byzantin », « Basilique (1876) de style gothique. »
La différenciation est marquée de façon moins nette. Elle est sous-jacente
aux thèmes précédemment signalés de decrescendo historique, ou encore de
remaniement et de défiguration.
La modernité connaît un statut plus ambigu. Tantôt elle parachève le decres
cendo historique, selon les rapports précédemment décrits. Tantôt elle renverse
le processus. Apparaît alors l'opposition : concurrence-harmonisation. La concur
rencejoue finalement au bénéfice de la modernité : « Grenoble, maisons anciennes,
sans grand caractère », « Aqueduc de Roquefavoux, il égale en beauté les plus
célèbres aqueducs romains et les dépasse en dimensions. » Ces victoires ne vont
pas sans luttes : « Tour Eiffel, chef-d'œuvre de l'architecture métallique...
Longtemps très discutée, devenu un des éléments essentiels du paysage parisien
et l'un des monuments les plus universellement connus. » Mais l'harmonisation

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Les contenus culturels du Guide bleu

bénéficie de connotations favorables : a L'abbaye Saint-Michel-l'Aiguille du


Puy, monument pré-roman comporte de beaux vitraux modernes. » La crypte
de Niziers, à Lyon, pourtant défigurée par les remaniements, comporte de
« belles mosaïques modernes. »

IV. Le « différentiel touristique ».

Le système des rapports visuels reposait sur l'opposition fondamentale :


dominant-dominé. Celui des rapports historiques et esthétiques suivait le
« decrescendo » historique. Tous deux obéissent à un schéma vertical, d'où le
primat de la hauteur et de l'ancienneté. Mais les attributs destinés à qualifier
sites et monuments, se retrouvent, interchangeables à toute altitude comme à
toute époque historique : intéressant, pittoresque, beau, célèbre, admirable,
magnifique, extraordinaire, charmant, délicieux, etc. Ils peuvent caractériser
aussi bien un site « naturel » qu'un monument, un objet à voir que l'acte même
de regarder et de parcourir, de gravir et de pénétrer. Ils sont stéréotypés et se
prêtent à une application rotative. Une étude par calcul de fréquences ou de
« contingence » présenterait à coup sûr un certain intérêt. Elle ferait apparaître
de fréquentes associations telles que :
vallée
/
charmant :
\
édifice Renaissance
montagne
grandiose :
\
monument gothique
Mais, elle ne nous livrerait pas le système (ou l'amorce de système) qui fonc
tionne en deçà de la verticalité tant visuelle qu'historique. Il nous faut donc
examiner la gamme des attributs utilisés par le Guide bleu, le jeu qui préside
à l'instauration du « différentiel touristique ». Ce jeu peut être figuré selon deux
axes thématiques, l'un essentiel, l'autre marginal : l'axe de la normalité et celui
de l'originalité. Aux deux pôles de l'axe de la normalité, nous pouvons situer
vers les sommets la sphère de l'exaltant et du côté des profondeurs, la sphère
de l'intimité :
exaltant fantastique
Normalité ï < > î Originalité
intime romantique
La sphère de l'exaltation se manifeste avec ses signaux propres (deux ou trois
étoiles), le jeu des superlatifs et une constellation d'attributs tels que : merveille,
chef-d'œuvre, célèbre, admirable, extraordinaire, exceptionnel, magnifique, majes
tueux, superbe, riche, précieux, typique, etc. Dans ces hauteurs, la mise en valeur,
au maximum imperative, se fait par le jeu de la célébrité ratifiée ou proposée.
Tout d'abord la célébrité ratifiée. Nous n'avons relevé aucune trace de ce qui
serait contestation d'une célébrité préexistante (à la rédaction du Guide bleu).
Tout au plus le procès de ratification est-il marqué dans la formule suivante :
« Le Puy, pont sur la Bonne, vue justement célèbre. » Admis sans discussion le

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Jules Gritti

déjà -célèbre est aussitôt retransmis. L'attribution de notoriété et rotative,


elle porte sur des objets aux références les plus diverses : « Le plus célèbre cirque
des Pyrénées », « Le pèlerinage le plus célèbre de la chrétienté », « L'un des monu
ments les plus universellement connus », « Fameux fromage. »
La célébrité ratifiée se prolonge en célébrité proposée. Le normal (pittoresque,
beau, intéressant...) accède à ce niveau grâce au jeu des superlatifs : « Ville
parmi les plus célèbres de France. » Le chef-d'œuvre est par excellence une forme
superlative : « Chef-d'œuvre de l'art roman, gothique ». Toute une constellation
d'attributs appartient à cette sphère de l'exaltation qui équivaut à une propos
ition de célébrité : « Site extraordinaire, hérissé », « Magnifique cirque de falaises »,
« Admirablement située », « Grandiose hémicycle de montagnes », « Superbe
paysage... », « Majestueuse nef haute », « Abbaye admirable », « Remarquable
église romane », « Imposante église romane », « Quartier riche en maisons an
ciennes », « Superbe grille, superbe statue », « Précieux évangéliaire », « Riche
décoration intérieure. »
Nous n'avons pas trouvé de formes spécifiques ni de motivations impliquées
dans cette sphère de l'exaltation, qui est, en définitive, constituée par une impé-
rativité maximale. Tout au plus des signifiants rapportés tels que : « Admirable
dans la simplicité », « Remarquable par ses proportions intérieures. » L'emploi
de telles formules dans le Guide bleu reste d'ordre citationnel. Pas de liaison
motivée entre l'impératif maximal et les objets impérés. De même les rapports
entre l'accidenté ou l'ancien sont à la fois immotivés et métaphoriques.
Dans les profondeurs de l'axe de normalité se situe la sphère de l'intimité.
Une intimité du reste qui peut être largement partagée puisque les lieux connotes
par les catégories intimes peuvent être également « fréquentés » ou « recherchés ».
La fréquentation serait donc à ce niveau, le substitut de la haute célébrité :
« Villégiature recherchée des Parisiens », « Très charmante villégiature fréquentée
par les Lyonnais. » A la limite, la mondanité apparaît comme un attribut mixte
d'exaltation et d'intimité : « Luchon, la plus importante et la plus mondaine
des stations thermales. »
Les attributs de l'intimité (recherchée ou proposée) s'avèrent eux aussi,
d'usage rotatif, polyvalent. « Charmant sentier », «Délicieux site boisé », « Agréable
villégiature », « Site ravissant », « Bassin riant », « Vallée agreste », « Charmant
petit ensemble monastique du xne siècle », « Délicieuse construction Renais
sance», « Élégant ensemble classique », « Exquise église (fin du xie siècle) »,
« Jolie construction du xne siècle », « Chapelle, fin xne siècle, d'une exécution
raffinée », « Charmante excursion », « Agréable séjour », « Joli parcours. »
Ainsi donc le Guide bleu propose une régulation du charme, de la flânerie,
de la résidence, grâce aux catégories de l'intimité. On pourrait, sous une pareille
réglementation de la vacance, faire appel à la double polarité masculine-féminine
pour illustrer celle de l'exaltant et de l'intime.
Prévoyant, le Guide bleu, s'assure une marge d'originalité, selon un second
axe thématique destiné à figurer, à récupérer l'anomique, l'insolite. L'attribut
caractéristique de cet axe marginal est le « curieux » d'emploi polyvalent.
« Curieux site fluvial », « Curieuse région des lagunes », « Curieuse langue de
terre ». (L'on peut remarquer en ces premiers exemples que l'attribut de récupé-s
ration, résoud la difficulté d'avoir à valoriser l'horizontale.) « Une des villes
déchues, les plus curieuses de France », « Curieuse horloge du xvie siècle »,
« Curieuse crypte », « Vue curieuse sur l'ancienne ville. »

62
Les contenus culturels du Guide bleu

Nous pourrions peut-être retrouver au sommet de cet axe une sphère d'exal
tation : l'étrange, le fantastique, l'exotique, le « dolomitique », l'impressionnant,
le saisissant : « Montpellier le vieux, blocs dolomitiques, aux formes étranges
qui semblent les ruines d'une cité fantastique », « Exotique Camargue », « Notre-
Dame de la Galette, style roman de 1852 à 1861, du plus étrange effet, dans un
site d'une austérité saisissante », « Plateau de la Margeride, vue impressionnante »,
« Perpignan, Dévot Christ impressionnant. »
Dans la sphère de l'intime nous pourrions retrouver l'énigmatique, le romant
ique: « Curieuses et énigmatiques empreintes de mains d'hommes laissées par
l'homme préhistorique », « Site romantique. »
Pareille distribution est arbitraire, discutable. L'on voudrait simplement
suggérer qu'une impérativité graduelle s'insère jusque dans le domaine de l'ori
ginalité.

Du début au terme de notre étude, depuis la présentation des procédés de


signalisation jusqu'aux tentatives de structuration dans le différentiel touris
tique, nous avons constamment rencontré l'impérativité graduelle du Guide
bleu. C'est par là, qu'à première vue ce document manifeste toute sa cohérence.
Les procédés de signalisation présentent une ordonnance hiérarchique. Le sys
tème visuel se fonde sur des rapports de domination. Le système historique et
esthétique s'instaure selon des rapports de hiérarchie temporelle. Ces deux
systèmes ont entre eux des rapports d'analogie métaphorique. Le différentiel
« touristique » est constitué par la gradation et la réglementation des sphères du
videndum. L'anomique lui-même est hiérarchiquement récupéré. Aucun objet,
aucun acte, aucun attribut n'échappe à l'impérativité omni-présente du Guide
bleu.
Mais cet impérium universel, organisé avec une cohérence apparemment
totale, s'appuie sur des pieds d'argile. Entendons-nous bien. Il ne s'agit pas
d'exercer ici une critique historique ou esthétique. Notre méthode d'analyse ne
nous y conduit pas. Le Guide bleu n'est pas un livre de recherche historique
— pas même un manuel d'enseignement — mais en deçà de ses formules inév
itablement simplificatrices, il paraît s'être documenté auprès des sources «sérieu
ses », il sait au besoin rappeler les incertitudes et les simples hypothèses. Dans
ses tâches d'information et de vulgarisation, il a sa manière d'honnêteté. Sur le
plan esthétique ses connotations paraissent souvent animées par une idéologie
conservatrice, mais la modernité y trouve aussi une place équitable. Notre
critique porte sur une équivoque fondamentale qui affecte la forme imperative.
Chacun connaît la distinction désormais classique qu'Emile Benveniste x
établit entre la forme constative et la performative : je signale qu'un sentier
conduit au sommet du Canigou (constatif) — je déclare, étant chef d'expédition,
que l'ascension va s'effectuer (performatif). L'énoncé performatif est un acte
qui se réfère à la première personne, un acte qui accomplit ce qui est énoncé
par le fait même que j'énonce. C'est pourquoi la forme performative convient
plus spécialement aux actes, aux déclarations d'autorité. Pour cette raison,
une confusion s'établit fréquemment entre le performatif et l'impératif. Pourtant
l'impératif est avant tout pragmatique ; il ne se réfère pas à la personne qui l'émet,
mais au comportement que l'on veut obtenir de l'auditeur. Signaler les possi
bilités d'ascension est du constatif, déclarer alors que l'on a autorité, que l'ascen-
1. Problèmes de linguistique générale, Gallimard, 1966.

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Jules Gritti

sion va s'effectuer est du performatif, donner à une personne l'ordre de se mettre


en route est de l'impératif. En ce dernier cas, l'énoncé peut être inutile ; un geste
pourrait suffire. Bien entendu le chef d'expédition peut aussi donner cet ordre,
pratiquer l'impératif, mais n'importe qui le pourrait également, tandis que
personne d'autre que lui ne peut faire une déclaration qui le signale comme chef
d'expédition.
Jusque-là, tout est clair, mais lorsqu'il s'agit d'énoncer : « Admirez : que la
montagne est belle », qui performe? qui a autorité pour performer? Cette ques
tion banale ouvre sur tout le domaine des canonisations esthétiques, car les
connotations deviennent plus qu'un « décorum » du descriptif ; elles sont érigées
en normes. Vaste domaine dont on ose enfin, à l'heure actuelle, entreprendre
l'exploration. Pour sa part le Guide bleu reste un prudent catalogue des autorités
et des normes à une certaine étendue du consensus social et une certaine épais
seur temporelle de la prescription culturelle. Etudier les limites sociologiques
de ce consensus et les limites historiques de cette prescription, bref l'aire du
« vrai-semblable » culturel selon le Guide bleu, serait un excellent prolongement
du travail présent.
En tout état de cause, nous sommes déjà en mesure de conclure au sujet
des formes. Témoin de normes reçues, le Guide bleu endosse une forme imperat
ive pour intimer un comportement au lecteur : s'arrêter, regarder, gravir,
flâner. Son code signalétique, et sa batterie de qualificatifs sont ordonnés à cela.
Mais le Guide bleu ne se contente pas d'être un intermédiaire « cynique » à la
manière du Guide Michelin qui passe directement du descriptif utilitaire (cons-
tatif) à la forme imperative, par les procédés de signalisation. Entre le descriptif
et l'impératif, par une ruse implicite et permanente, le Guide bleu intercale des
énoncés d'apparence performative, il parle « comme ayant autorité » pour faire
admirer le « pittoresque », le « magnifique ». Prudente du côté des normes pré
établies, cette simulation d'autorité se trahit parfois en des formules telles que :
« Le Puy, vue justement célèbre. » Par contre du côté de l'usager, dans l'image
que le Guide bleu se fait du lecteur, la « prétention » à l'autorité s'étale en souver
aine. Soumis à un impératif d'apparence performative le touriste n'a plus qu'à
effectuer les gestes en ratifiant les énoncés.

Jules Gritti.

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