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Contentieux constitutionnel

Leçon 3 : La justice constitutionnelle en France :


le Conseil constitutionnel et ses concurrents
Frédérique RUEDA

Table des matières


Introduction.................................................................................................................................................................. p. 2
Section 1. La naissance difficile du Conseil constitutionnel ................................................................................ p. 3
§ 1. Une apparition controversée a priori............................................................................................................................................ p. 3
A. Le souci de se démarquer des modèles classiques de justice constitutionnelle.........................................................................................................p. 3
B. Un élément de la rationalisation du parlementarisme français....................................................................................................................................p. 4
§ 2. Une métamorphose confirmée a posteriori.................................................................................................................................. p. 5
A. La décision "fondatrice" du 16 juillet 1971...................................................................................................................................................................p. 6
B. La consécration de la place du Conseil constitutionnel parmi les institutions de la V° République............................................................................ p. 7
Section 2. Une survie compromise ? .......................................................................................................................p. 9
§ 1. La concurrence croissante des autres juges nationaux............................................................................................................... p. 9
§ 2. L'influence pesante des juges européens.................................................................................................................................. p. 10

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Introduction
Comme nous l'avons vu dans la leçon 1, la France occupe une place particulière dans l'histoire du
développement de la justice constitutionnelle. Elle s'est en effet pendant longtemps distinguée par une "allergie"
marquée à tout ce qui pouvait remettre en question le dogme de la souveraineté de la loi. Toutes les tentatives
pour établir un contrôle de constitutionnalité des normes au cours du XIX° siècle ont ainsi été vouées à l'échec
et il en a été de même au cours de la première moitié du XX° siècle. Même après la Seconde Guerre Mondiale,
qui a marqué dans le reste de l'Europe l'essor de la justice constitutionnelle, la France a continué de se
distinguer : certes, la Constitution du 27 octobre 1946 a créé un Comité constitutionnel, mais la logique du
contrôle de constitutionnalité a été complètement pervertie, dans le but de préserver la souveraineté de la loi.
Ainsi, non seulement l'expression même de "contrôle de constitutionnalité" est récusée, même si le processus
mis en oeuvre appartient à cette catégorie, mais encore les possibilités d'intervention de ce Comité sont très
restreintes, à la fois
• du fait de son mode de saisine ( Il fallait une demande conjointe du Président de la République et du
Président du Conseil de la République, avec l'accord de la majorité absolue des membres du Conseil
de la République.),
• du fait des délais imposés (Le Comité ne pouvait être saisi qu'avant la promulgation des lois, et devait
alors statuer dans un délai de cinq jours - réduit à deux jours en cas d'urgence...),
• du fait de son mode d'intervention (Le Comité statuait, non comme un juge, mais comme un arbitre ou
un conciliateur : il devait d'abord chercher un compromis entre les Assemblées, et ne statuait qu'en cas
d'échec de cette tentative. En cas d'inconstitutionnalité de la loi, elle devait être renvoyée à l'Assemblée
nationale pour une nouvelle délibération, et ce n'est qu'en cas de maintien du vote que le contrôle
devenait définitif...)
• et du fait de sa compétence limitée.
Ce dispositif complexe explique que le Comité ne soit intervenu qu'une seule et unique fois au cours de la
IV° République.

L'apparition du Conseil constitutionnel marque enfin une évolution sensible dans cet état de fait. Cependant,
sa naissance s'est faite dans la discrétion, voire l'indifférence. L'enjeu principal de l'élaboration des institutions
de la V° République réside dans la volonté de limiter les pouvoirs du Parlement, dont les dérives avaient rendu
le régime précédent impuissant. Le constituant fut donc conduit à inclure dans le texte de la Constitution de
nombreux mécanismes de rationalisation du parlementarisme, qui transforment profondément les rapports
entre Exécutif et Législatif.Le Conseil constitutionnel fut initialement conçu comme l'un de ces éléments, et eut
du mal à devenir un juge constitutionnel à part entière. Cependant, après une naissance difficile (Section 1),
on peut se demander si son rôle n'est pas aujourd'hui remis en question au point de voir sa survie compromise
à terme (Section 2).

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Section 1. La naissance difficile du
Conseil constitutionnel
Malgré le "précédent" incomplet du Comité constitutionnel de la IV° République, le Conseil constitutionnel a
été, lors de sa création, une institution nouvelle dans le paysage institutionnel français. Son rôle était mal
défini, et il a au départ été mal accepté, aussi bien par les juristes, qui le jugeaient étranger au génie de nos
institutions et en faisaient une "anomalie juridique", que par les hommes politiques, qui y voyaient le "chien
de garde du Parlement", au service exclusif de l'Exécutif.On peut donc dire que son apparition au sein des
institutions françaises a été controversée a priori avant d'être acceptée et confirmée a posteriori, à la suite
d'évolutions à la fois jurisprudentielles et fonctionnelles.

§ 1. Une apparition controversée a priori


Si la France a, comme on l'a vu, longtemps résisté au mouvement de généralisation de la justice
constitutionnelle, c'est parce qu'elle connaissait à la fois un véritable culte de la loi souveraine et la crainte
du rétablissement d'un "gouvernement des juges". Cette valorisation du rôle du Parlement, et cette
dépréciation du rôle des juges, devaient donc la conduire à rejeter par principe les tentatives d'établissement
d'un contrôle de constitutionnalité.En conséquence, quand le constituant de la V° République a voulu établir
le Conseil constitutionnel, il a très clairement posé, dans les travaux préparatoires à la Constitution, que ce ne
pouvait être pour suivre le modèle européen de justice constitutionnelle - et encore moins le modèle américain.
En fait, il s'agissait essentiellement d'établir une institution capable d'obliger le Parlement à rester dans le
cadre de ses attributions, dans le cadre d'une rationalisation efficace du parlementarisme français, tout en
évitant soigneusement de rentrer dans le cadre des modèles classiques de justice constitutionnelle, dont on
estimait qu'ils étaient inadaptés à la situation française.

A. Le souci de se démarquer des modèles classiques


de justice constitutionnelle
Si l'on se réfère aux travaux préparatoires de la Constitution du 4 octobre 1958, l'on s'aperçoit que le principe
de la création du Conseil constitutionnel n'a pas fait l'objet d'une opposition irréductible. Les débats ont
en fait porté sur le rôle qui allait être donné à cette nouvelle institution. C'est là que des critiques, très vives
et très largement répandues, ont été formulées à l'encontre de l'idée d'instaurer à son profit une véritable
justice constitutionnelle- au sens kelnésien du terme. L'idée des constituants était plutôt de confier au Conseil
constitutionnel une simple mission de contrôle des règles de compétence et de procédure posées
par la Constitution, à l'exclusion de tout véritable contrôle de constitutionnalité des lois "au fond".Lors des
travaux préparatoires, le Général DE GAULLE a lui-même, à plusieurs reprises, fermement écarté les rumeurs
diffusées par la presse, selon lesquelles un "juge constitutionnel" allait être créé en France (Ainsi, dès le début
des travaux du Comité consultatif constitutionnel, il a nié que le Gouvernement ait pu souhaiter établir un tel
juge : cf. par exemple une réponse donnée le 13 juin au Président René Cassin, in Documents pour servir à
l'histoire de l'élaboration de la Constitution du 4 octobre 1958, 1987, t.1, p.249), et l'assurance a été donnée
aux constituants que le Conseil constitutionnel ne serait qu'un arbitre pour les litiges juridiques entre
les organes d'Etat, et en aucun cas un gardien de la Constitution à compétence générale (il avait même
été envisagé de faire jouer ce rôle au Conseil d'Etat, mais on a jugé qu'il était trop lié à l'Exécutif pour jouer un
tel rôle d'arbitre). Il s'agissait donc pour l'essentiel d'amplifier le rôle rempli par le Comité constitutionnel sous
la IV° République et non de tirer parti des expériences sur le contrôle de constitutionnalité menées ailleurs
en Europe.

L'objectif des constituants de 1958 n'était ainsi en aucune manière d'établir un contrôle général de la
constitutionnalité des actes des pouvoirs publics, ni d'ailleurs de garantir le respect des droits et libertés
constitutionnellement protégés (dont l'existence n'était d'ailleurs pas avérée à cette époque). On trouve donc

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une volonté parfaitement explicite de la part des constituants, de ne pas créer de "justice constitutionnelle" en
France, ni sur le modèle américain bien sûr, ni même sur le modèle européen. Cette volonté s'est par exemple
traduite, de manière particulièrement lapidaire et ferme, dans une réponse du Commissaire du Gouvernement
Raymond JANOT à une question portant sur la valeur du Préambule de la Constitution : il répond - après
concertation avec le Général DE GAULLE et Michel DEBRE -, que ce texte n'a "certainement" pas valeur
constitutionnelle. Cette réponse mûrement réfléchie avait pour but d'éviter que le Conseil constitutionnel puisse
contrôler la conformité des lois aux dispositions du Préambule, qui concernent les droits et libertés, ceci afin
d'écarter toute possibilité d'instaurer en France une véritable justice constitutionnelle sur le modèle
européen.

De ce fait, le cruel jugement émis par Charles EISENMANN, disciple français et traducteur de KELSEN, et
grand spécialiste du modèle européen de justice constitutionnelle, semblait se trouver justifié : le Conseil
constitutionnel devait être "une institution de faible importance réelle (Dans "Palindromes ou stupeur ?" , une
lettre adressée au Monde et publiée le 5 mars 1959.).

B. Un élément de la rationalisation du
parlementarisme français

Une fois que les Constituants ont clairement écarté toute conception ambitieuse du Conseil constitutionnel
et tout risque apparent qu'il devienne un juge constitutionnel à part entière, quelle mission restait-il à cette
nouvelle institution ?

L'objectif assigné par les Constituants au Conseil était simple : surveiller le Parlement et le contenir
dans les limites fixées par la Constitution.En fait, le Conseil ne devait initialement être qu'un élément
du dispositif complexe mis en place par la Constitution pour assurer une rationalisation efficace du
parlementarisme français, en mettant fin à l'hégémonie parlementaire et au "parlementarisme absolu" des III
° et IV° Républiques. Sa création s'expliquait ainsi par l'esprit général des institutions de 1958, qui cherchaient
à renforcer l'Exécutif au détriment du Parlement, et plus particulièrement de l'Assemblée nationale.

Il s'agissait en effet d'éviter que se reproduise la dérive qu'avait connue la IV° République : la Constitution
du 27 octobre 1946 avait prévu des dispositions de rationalisation du parlementarisme, mais le Parlement
élu avait trouvé le moyen de les contourner, faute de sanction juridique de tels détournements du texte.
La Constitution du 4 octobre 1958 a donc veillé à ce que cela ne puisse pas se reproduire, en imaginant
une institution spécifique chargée de veiller au respect de ses dispositions. Cette volonté ne pouvait
mieux être exprimée que par Michel DEBRE, pour lequel "la création du Conseil constitutionnel manifeste la
volonté de subordonner la loi, c'est-à-dire la décision du Parlement, à la règle supérieure édictée par la
Constitution. La Constitution crée ainsi une arme contre la déviation du régime parlementaire " (Déclaration
du 27 août 1958, dans le cadre des travaux préparatoires de la Constitution.). On voit donc que les Constituants
ont une conception très étroite et très ciblée du rôle que doit jouer leur nouvelle création : surveiller le
Parlement.

On va donc empêcher les Assemblées parlementaires :


• de contourner la Constitution sous prétexte de la compléter par des lois organiques (art. 46 et 61 al.
1° C.) ;
• de créer des procédures supplémentaires de contrôle du Gouvernement par le Parlement par leurs
règlements intérieurs (art.61 al. 1° C.) ;
• de sortir du cadre de leurs compétences, telles qu'elles ont été fixées par la Constitution (art. 37 al. 2,
41, 61 al. 2 C.) ;
Enfin, on va également surveiller le mandat des parlementaires (art. 8 et 20 de l'Ordonnance du 24 octobre
1958). Les autres compétences du Conseil n'étaient conçues que comme des accessoires de cette mission

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principale. 

De fait, les premières décisions du Conseil, dès 1959, ont respecté cette
volonté : elles ont ainsi censuré les règlements des Assemblées dans la mesure où ils cherchaient à contourner
les dispositions constitutionnelles. Avec les décisions des 17, 18 et 24 juin 1959, "Règlement de l'Assemblée
nationale", et des 24 et 25 juin 1959, "Règlement du Sénat", les parlementaires ont découvert dans le Conseil
constitutionnel un véritable censeur, dont la jurisprudence a imposé la lecture la plus stricte des dispositions
constitutionnelles et organiques relatives au contrôle du Parlement. Ce fut une surprise pour eux, dans la
mesure où ils avaient sans doute cru des "arrangements" possibles; en revanche l'Exécutif fut pleinement
satisfait du fonctionnement de la nouvelle institution...

Pendant toute la décennie où le Général DE GAULLE est resté au pouvoir, le Conseil constitutionnel est resté
"une institution discrète, prudente et respectueuse des textes, mais aussi (...) un organe docile "allié de
l'exécutif " (Bénédicte DELAUNAY, Le Conseil constitutionnel protecteur de l'Exécutif ?, in Pascal JAN et
Jean-Philippe ROY (dir.), Le Conseil constitutionnel vu du Parlement, Ellipses, 1997, p.172). L'accent a été
mis dans sa jurisprudence sur la préservation des prérogatives gouvernementales, au détriment de celles
du Parlement, notamment du point de vue :
• du contenu des règlements des Assemblées (Il en va ainsi de la mise en jeu de la responsabilité politique
du Gouvernement en dehors des procédures constitutionnelles, de la priorité gouvernementale dans la
fixation de l'ordre du jour - même si cette contrainte s'est légèrement assouplie aujourd'hui), ou encore
• de l'irrecevabilité financière des initiatives parlementaires et de l'ensemble des prérogatives relatives au
déroulement de la procédure législative), ou
• de la répartition des compétences entre Exécutif et Législatif (pendant les premières années de son
existence, le Conseil a en effet pendant quelques années interprété de manière restrictive les dispositions
relatives au domaine législatif).
De la même manière, le Conseil a également commencé par interpréter restrictivement sa propre
compétence, afin de ne pas porter atteinte aux prérogatives de l'Exécutif. Il s'est ainsi déclaré incompétent
pour apprécier la constitutionnalité de la décision du Général DE GAULLE de refuser de convoquer le
Parlement en session extraordinaire, ou celle de l'utilisation de l'article 11 par le Chef de l'Etat pour réviser
la Constitution, ou encore pour contrôler la recevabilité d'une motion de censure déposée pendant la période
d'application de l'article 16. Ces décisions controversées, plus ou moins bien fondées sur le plan juridique
(bien qu'actuellement elles soient considérées comme justifiées), étaient avant tout guidées par l'opportunité
politique : comme le faisait remarquer Jean RIVERO, "une institution neuve, et suspecte à beaucoup, doit,
pour se faire accepter, ne pas faire peur " (Jean RIVERO, Le Conseil constitutionnel et les libertés, Economica-
PUAM, 1984, p.135). Elles ont cependant contribué à donner au Conseil l'image d'une institution faible,
subordonnée à la volonté de l'Exécutif.

L'évolution limitée de sa jurisprudence à partir de 1964 n'a pas fondamentalement changé cet état de
fait. Cependant, en matière de répartition des compétences principalement, on constate que le Conseil
n'a pas systématiquement cherché à favoriser l'Exécutif : il a censuré certains abus perpétrés par le
Gouvernement au détriment du Parlement (concernant par exemple les modalités de clôture des sessions
extraordinaires, ou encore le respect par l'Exécutif du droit à l'information, à la délibération et au contrôle dont
bénéficient les Assemblées parlementaires...), et préservé les droits des parlementaires, notamment de ceux
qui n'appartenaient pas à la majorité (concernant les délégations de vote, ou le droit de poser des questions
orales, ou encore les modalités de constitutions de groupes parlementaires...) ; il a aussi partiellement restauré
la compétence législative du Parlement, en relativisant la portée des articles 34 et 37 de la Constitution (Sur
ce point, consulter les actes du colloque d'Aix-en-Provence : Louis FAVOREU (dir.), Le domaine de la loi
et du règlement, Economica, 2° éd. 1982). Cependant, dans tous les cas, et même dans le cadre de la
répartition du pouvoir normatif, jamais le Conseil n'a porté atteinte aux prérogatives de l'Exécutif : il
s'est borné à en censurer les abus les plus flagrants. Il est resté dans le cadre fixé en 1958, dont il ne devait
s'écarter franchement qu'à partir de 1971.

§ 2. Une métamorphose confirmée a


posteriori
La place et le rôle du Conseil constitutionnel ont beaucoup évolué depuis la fondation de la V° République : au
départ confiné comme on l'a vu au contrôle du respect par le Parlement des bornes qui lui étaient assignées

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par la Constitution, il a peu à peu à peu réussi à sortir de cette impasse. En effet, les premières années
d'existence du Conseil n'ont pas été marquées par une activité débordante - et ont même fait craindre un déclin
à court terme de l'institution. La composition initiale - très "politique" - du Conseil n'a pas convaincu les milieux
juridique et politique, et sa jurisprudence se caractérisait surtout par sa docilité à l'égard du pouvoir en place.Ce
n'est finalement qu'après le départ du Général De Gaulle du pouvoir que le Conseil constitutionnel a
commencé à s'émanciper de ce rôle minimal, pour devenir, petit à petit, un juge constitutionnel à part entière.
La décision du 16 juillet 1971, "Liberté d'association", fut ici la décision "fondatrice" de cette évolution, une
véritable deuxième naissance pour le Conseil. Elle fut suivie en 1974 par une révision constitutionnelle qui fut
une consécration du nouveau rôle du Conseil et assura l'ancrage de ce dernier parmi les institutions majeures
de la V° République.

A. La décision "fondatrice" du 16 juillet 1971


C'est une véritable "révolution juridique" qui se déroule le 16 juillet 1971, quand le Conseil constitutionnel
rend sa décision "Liberté d'association" : il déclenche en effet ainsi un processus de changement profond
de l'institution et de son rôle. La décision est connue, étudiée dès la première année de Droit. Nous n'en
retiendrons donc que les apports décisifs, qui sont au nombre de trois.

• Tout d'abord, et contrairement à la volonté clairement indiquée par les constituants dans les travaux
préparatoires à la Constitution, le Conseil y affirme que le Préambule de la Constitution de 1958
a valeur constitutionnelle. Il s'impose de ce fait au législateur. A travers lui, les textes auxquels il
se réfère, directement ou indirectement : la Déclaration des Droits de l'Homme et du Citoyen du 26
août 1789 et le Préambule de la Constitution du 27 octobre 1946, qui renvoie lui-même aux "principes
fondamentaux reconnus par les lois de la République", acquièrent donc valeur constitutionnelle à part
entière. Le Conseil se dote ainsi d'une réserve presque illimitée de normes de référence.A partir de là, il
peut enfin apparaître comme le défenseur des droits et libertés du citoyen face aux pouvoirs publics,
à l'instar de tous les autres juges constitutionnels : "d'auxiliaire - conscient ou inconscient - du pouvoir,
(il) se (transforme) en censeur des entreprises gouvernementales" (Jacques ROBERT, "Propos sur le
sauvetage d'une liberté", RDP 1971, p.1170.).
• Le deuxième apport de cette décision est la manifestation d'un changement de stratégie
institutionnelle du Conseil, qui est rendue possible par le retrait du Général DE GAULLE - au début
d'une nouvelle période politique -, et qui lui permet de modifier son image auprès de l'opinion, du monde
juridique et des acteurs politiques. Par cette décision, rendue dans une affaire politiquement sensible
( Il s'agissait d'apprécier la constitutionnalité de la possibilité pour le préfet de soumettre certaines
associations à un contrôle a priori de l'autorité judiciaire, sachant que si, dans un délai de deux mois,
celle-ci n'avait pas interdit l'association, le préfet devait délivrer le récépissé de déclaration). Ce débat
s'inscrivait dans un contexte politique difficile pour l'époque, dans la mesure où le Gouvernement, qui
désirait le texte, bénéficiait du soutien de sa majorité à l'Assemblée nationale, mais avait dû passer outre
l'opposition du Sénat, et où l'opinion publique s'émouvait d'une atteinte à une liberté étroitement associée
à la démocratie. Le Conseil a donc saisi l'occasion d'affirmer avec éclat son indépendance
• Dès lors, un nouveau rôle se profile pour le Conseil - et c'est le troisième apport de cette décision : il
tire parti de l'évolution des rapports de force entre les institutions politiques pour asseoir plus solidement
sa position. Le rôle d'arbitre qui lui avait été assigné par le Constituant était en effet menacé par
cette évolution. Sous l'effet conjugué de la rationalisation poussée du parlementarisme prévue par la
Constitution, et du "fait majoritaire" apparu pour l'essentiel depuis que le Président de la République
est élu au suffrage universel direct, est en effet apparu en effet un véritable "pôle gouvernemental",
dominé par l'Exécutif et la majorité parlementaire qui lui est fidèle. La collusion objective d'intérêts
entre ces institutions menaçait à terme le rôle "traditionnel" du Conseil, tel qu'il a été prévu par la
Constitution... En effet, quand environ 90% des lois sont d'origine gouvernementale, et qu'elles sont
adoptées presque sans coup férir, avec des modifications mineures, par la majorité parlementaire
qui soutient le Gouvernement, le Conseil constitutionnel n'a plus grand chose à arbitrer...Mais, si le
Parlement ne joue plus son rôle traditionnel de contrepoids face à l'Exécutif, cette position peut
être remplie par une autre institution : c'est le choix stratégique fait par le Conseil constitutionnel
à l'occasion de cette décision. En se muant en un véritable juge constitutionnel, il devient le garant

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de l'Etat de droit et des libertés individuelles. Comme le font justement remarquer Pierre AVRIL
et Jean GICQUEL, "il ne s'agissait plus de restaurer l'indépendance et l'autorité d'un gouvernement
subjugué par la souveraineté parlementaire (...). Le problème principal devenait (...) celui des droits de
la minorité, qu'il fallait garantir contre les éventuels excès de la domination majoritaire " (Pierre
AVRIL et Jean GICQUEL, Le Conseil constitutionnel, Montchrestien, 1998, p.132).On peut donc dire que
cette décision du 16 juillet 1971 marque la deuxième naissance du Conseil constitutionnel. Mais cette
évolution aurait pu manquer son effet, en raison du caractère très sporadique des interventions du Conseil
constitutionnel : en raison du nombre très restreint d'autorités de saisine, il pouvait en effet parfaitement
ne pas être saisi d'une loi inconstitutionnelle, du moment que les acteurs politiques concernés étaient
d'accord. L'ancrage du Conseil parmi les institutions de la V° République devait donc dépendre d'une
autre réforme.

B. La consécration de la place du Conseil


constitutionnel parmi les institutions de la V°
République
C'est la révision constitutionnelle du 29 octobre 1974 qui allait parachever l'évolution entamée en 1971,
ancrant solidement le Conseil constitutionnel au sein des institutions françaises. Avant 1974, les seules
autorités de saisine du Conseil étaient le Président de la République, le Premier ministre, le Président de
l'Assemblée nationale et le Président du Sénat. Du fait du développement du "fait majoritaire", les trois
premières de ces autorités faisaient le plus souvent cause commune, ce qui impliquait une absence de saisine
du Conseil constitutionnel. En conséquence, seul le Président du Sénat pouvait, à l'occasion, saisir le Conseil
en se désolidarisant du bloc majoritaire..., et encore n'était-ce pas systématique. Des lois objectivement
inconstitutionnelles pouvaient donc parfaitement échapper à tout contrôle de la part du Conseil constitutionnel,
du fait d'une collusion politique entre les autorités de saisine... C'est pour éviter ce pervertissement du
fonctionnement des institutions qu'une révision de la Constitution a été mise en oeuvre - et dans la perspective
très politique d'une victoire potentielle de la gauche aux élections législatives suivantes, qui aurait privé la
majorité sortante d'alors de tout outil efficace de pression sur la nouvelle majorité...

La loi constitutionnelle du 29 octobre 1974 est due à une initiative de l'Exécutif (un message au Parlement du
Président Valéry GISCARD D'ESTAING au lendemain des élections présidentielles, le 30 mai 1974, annonçait
son intention de prendre des initiatives pour étendre les pouvoirs du Conseil constitutionnel.), et poursuivait
officiellement deux objectifs :
• d'une part, renforcer les moyens de contrôle de l'opposition sur l'activité du "pôle
gouvernemental",
• et d'autre part renforcer la protection des citoyens, dans la lignée de la décision du 16 juillet 1971.
Le premier objectif, celui du renforcement des droits de l'opposition, se traduisit par un élargissement
des autorités de saisine du Conseil constitutionnel aux parlementaires. Le projet de loi constitutionnelle
reprenait ainsi, en le modifiant, une proposition du Comité consultatif constitutionnel de 1958, qui prévoyait une
ouverture de la saisine aux membres des deux Chambres. Restait à décider à quel nombre de parlementaires
on allait fixer la capacité de saisine : il fallait que ce nombre soit assez réduit pour être accessible à l'opposition,
mais assez important pour éviter de créer une "action publique". Si la proposition du Comité consultatif
constitutionnel envisageait une saisine ouverte à un cinquième des membres composant l'une ou l'autre
Assemblée, les députés, quant à eux, demandaient une saisine par le dixième des membres du Parlement (tout
entier, Assemblée nationale et Sénat confondus); après d'âpres discussions, un accord se fit sur le nombre de
60 députés ou 60 sénateurs, qui présentait l'avantage aux yeux des sénateurs de préserver leur autonomie
d'action à l'égard de l'Assemblée nationale.

En revanche, le second objectif du texte, celui du renforcement de la protection des citoyens, qui fit l'objet
des principaux débats, finit par être rejeté. Le projet de loi constitutionnelle prévoyait en effet de permettre
au Conseil constitutionnel de s'auto saisir, pendant le délai de promulgation, "des lois qui lui paraîtraient
porter atteinte aux libertés publiques garanties par la Constitution", dans le but d'éviter les conséquences de
violations particulièrement graves de la Constitution qui ne mobiliseraient pas les autorités politiques de saisine.
Il restait cependant vague sur les critères permettant au Conseil de décider de son auto saisine, ce qui a effrayé

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les parlementaires et a réveillé le spectre du "gouvernement des juges". Les arguments développés à
l'encontre de cette disposition étaient très variés : selon certains, l'auto saisine du Conseil équivaudrait à lui
reconnaître un droit de veto à l'encontre du Parlement ; pour d'autres, une telle possibilité plongerait le Conseil
au coeur des luttes politiques, et l'exposerait en conséquence fortement au risque de critiques politiques qui
pourraient le déstabiliser... En tout état de cause, les parlementaires estimèrent que cette deuxième partie
de la réforme était inutile, l'élargissement de la saisine déjà opéré suffisant à assurer une protection efficace
des citoyens.

Cette révision n'avait pas paru présenter une grande importance au moment de son adoption. Cependant,
à partir de ce moment, les parlementaires, qu'ils appartiennent à la majorité comme à l'opposition, à
l'Assemblée nationale comme au Sénat, vont largement utiliser la possibilité nouvelle qui leur a été donnée
par cette révision, multipliant les occasions de contrôle offertes au Conseil constitutionnel - et alourdissant
considérablement sa charge de travail...C'est cependant avec les alternances politiques qui se sont
succédées à partir de 1981 que les effets de la révision de 1974 vont apparaître dans toute leur ampleur.
Avec la "grande alternance" de 1981 tout d'abord, qui vit pour la première fois les socialistes accéder au
pouvoir sous la V° République, puis avec la "petite alternance" de 1986, qui vit la première cohabitation, suivie
de celles de 1993 et de 1997, le recours au Conseil constitutionnel est devenu pour les oppositions successives
l'ultime occasion de gêner la mise en oeuvre de la politique gouvernementale. Toute alternance est en
effet avant tout une période d'intense activité législative, la nouvelle majorité cherchant à mettre rapidement
en oeuvre son programme électoral. Les saisines du Conseil constitutionnel s'accélèrent donc en parallèle,
amenant ce dernier à se prononcer sur toutes les grandes réformes et contre-réformes des quelques vingt
dernières années : décentralisation, nationalisations et privatisations, statut des étrangers, etc... Il a de ce fait
été placé au coeur des changements politiques, s'affirmant peu à peu comme un acteur incontournable du
processus politique français sous la V° République, un "commandeur dont la volonté s'impose à la foule
des acteurs politiques", selon le mot de Claude EMERI (Claude EMERI, "Gouvernement des sages ou veto
des sages ?", RDP 1990, p.340).Dans ce cadre nouveau, sa jurisprudence lui a permis de s'affirmer dans
son rôle de gardien de l'Etat de droit et des libertés fondamentales. Il est cependant resté globalement
modéré dans ses prises de position, du fait de sa plus grande exposition aux critiques. Cette modération lui
a permis de jouer efficacement son rôle de contrepoids face à des majorités puissantes, gênant et freinant
les réformes les plus radicales des uns, puis des autres, canalisant et régulant l'alternance par des censures
partielles ou des déclarations de conformité sous réserve, mais délivrant aussi à l'occasion des brevets de
constitutionnalité et éteignant des polémiques politiciennes.

Cependant, malgré les critiques ponctuelles que ses décisions ont pu lui valoir de la part des auteurs des
textes censurés, sa légitimité n'a finalement jamais été aussi grande, car ses censures peuvent toujours
être surmontées par le pouvoir constituant dérivé, comme ce fut le cas en 1993, quand la décision du 13 août
sur la maîtrise de l'immigration fut rendue caduque par la révision constitutionnelle du 25 novembre suivant,
ou encore en 1999, en ce qui concerne l'égal accès des femmes et des hommes aux mandats électoraux et
aux fonctions électives (la fameuse "parité")...

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Section 2. Une survie compromise ?
Devant le "triomphe" qui semble être celui du Conseil constitutionnel depuis quelques années, comment sa
survie à terme pourrait-elle être compromise ? Selon toute apparence, le Conseil exerce son activité dans
les meilleures conditions : une légitimité consacrée, des décisions nombreuses et détaillées, qui forment petit
à petit une jurisprudence cohérente et nuancée, la juridictionnalisation toujours croissante de sa procédure,
et une marge de manoeuvre non négligeable pour l'amélioration de son fonctionnement, le développement
enfin des cours de contentieux constitutionnel...! Cependant, un certain nombre de phénomènes majeurs
sont apparus et se sont développés au cours des dernières années, et semblent devoir affecter la place du
juge constitutionnel dans l'ordre institutionnel français. Les plus importants sont au nombre de deux : la
concurrence croissante des autres juges nationaux et l'influence de plus en plus pesante des juges européens.
Ils risquent à terme de conduire au dessaisissement du Conseil de pans croissants de son activité, et donc
à sa marginalisation progressive.

§ 1. La concurrence croissante des autres


juges nationaux
A s'en tenir à une description superficielle, le Conseil constitutionnel, la Cour de Cassation et le Conseil
d'Etat sont trois Cours suprêmes dans leur ordre juridictionnel, et intervenant dans des domaines
distincts :
• au Conseil constitutionnel le contrôle de constitutionnalité des lois et des engagements internationaux,
• à la Cour de Cassation le contrôle des actes privés,
• et au Conseil d'Etat celui des actes administratifs.
Apparemment, leurs relations devraient être limitées, et exclure toute concurrence. Cependant, une situation
de concurrence, voire de compétition, peut apparaître quand des juges distincts, appartenant à des ordres
juridictionnels différents, utilisent la même norme de référence pour exercer leur contrôle. Il suffit alors que
les domaines dans lesquels s'exercent leurs contrôles respectifs soient voisins, et fassent appel au même
aspect de la norme de référence, pour que leurs interprétations respectives risquent de se heurter, surtout en
l'absence d'un principe de résolution des conflits. Or, si dans une certaine mesure le Tribunal des Conflits peut
intervenir pour concilier les rôles de la Cour de Cassation et du Conseil d'Etat (mais il se prononce alors du
point de vue de la répartition des compétences, et non de celui de la norme de référence), aucune institution
de ce type n'existe pour concilier les jurisprudences du Conseil constitutionnel et des deux autres
juridictions suprêmes. Les rapports entre ces trois juges sont extrêmement limités, et aucune hiérarchie
n'existe entre eux, puisque ce sont des cours souveraines. Seule la Constitution intervient, dans son article
62 (Article 62 C. : ... Les décisions du Conseil constitutionnel (...) s'imposent aux pouvoirs publics et à toutes
les autorités administratives et juridictionnelles.), pour assurer la suprématie des interprétations du Conseil
constitutionnel ; cependant, dans la mesure où elle ne met en place aucune procédure de sanction du
non respect de cette disposition, on peut considérer que des risques de divergence jurisprudentielle existent.
On peut donc penser que "les rédacteurs de la Constitution n'ont (...) nullement eu l'intention de favoriser
l'émergence d'un système juridictionnel de contrôle de constitutionnalité ; au contraire, l'on peut même penser
que prédominait une volonté d'"anti-système", les pouvoirs publics ayant généralement intérêt à la dispersion
des contrôleurs (Arnaud DERRIEN, "Dialogue et compétition des Cours suprêmes, ou la construction d'un
système juridictionnel", Pouvoirs n°105, 2003, p.43)".

Jurisprudence
Ce risque de divergence est pour la première fois apparu clairement à la suite de la décision du
Conseil constitutionnel "IVG" du 15 janvier 1975, par laquelle il a refusé d'inclure au nombre de ses
normes de référence le droit international issu des traités, en particulier européens. Ce faisant, afin d'éviter la
censure d'une loi politiquement "sensible", il acceptait de se dessaisir d'un instrument très efficace de contrôle
des normes nationales, dans un contexte d'approfondissement constant de la construction européenne -
et, au-delà, de la mondialisation. Or, très rapidement, le juge judiciaire a accepté de le suppléer dans ce
contrôle, par son jugement du 24 mai 1975, Sté des cafés Jacques Vabre, il a été suivi plus tard par le

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Conseil d'Etat dans son arrêt Nicolo du 20 octobre 1989. Par là même, ces deux juridictions s'engageaient
dans la voie du contrôle de conventionnalité des lois. A partir de là, et tout en refusant de contrôler la
constitutionalité des lois, ces deux juridictions n'hésitent plus aujourd'hui à déclarer des lois inapplicables
du fait de leur contrariété à une norme européenne - y compris dérivée... - ce qui est logique dans le cadre
de la construction européenne, mais marginalise considérablement la portée du contrôle du Conseil
constitutionnel. 
Ce risque de divergence s'est ensuite confirmé dans des décisions plus récentes
du Conseil d'Etat, avec les arrêts Koné du 3 juillet 1996, et Sarran, Levacher et autres, du 30 octobre 1998,
et de la Cour de Cassation, avec l'arrêt Dame Fraisse du 2 juin 2000.Dans l'arrêt Koné, le Conseil d'Etat
interprète un traité par rapport à un "principe constitutionnel" dégagé par lui en dehors de toute référence
à la jurisprudence du Conseil constitutionnel, s'arrogeant ainsi, au moins implicitement, un statut de "juge
constitutionnel", puisqu'il en exerce les fonctions. Par ailleurs, dans l'arrêt Sarran du Conseil d'Etat et dans
l'arrêt Dame Fraisse de la Cour de Cassation, qui reposent sur un mode de raisonnement voisin, le juge
ordinaire applique une "théorie de la Constitution-écran", selon laquelle la conformité directe d'une norme
à une disposition constitutionnelle dont elle est la mise en oeuvre ferait écran à sa non-conformité éventuelle à
une convention internationale. Là encore c'est faire oeuvre d'interprète de la Constitution et donc concurrencer
plus ou moins directement l'activité du Conseil constitutionnel...

Cependant, du risque non négligeable que ces trois juridictions deviennent davantage concurrentes que
partenaires, découle un autre risque : celui qu'en s'ignorant trop, ces juges s'affaiblissent mutuellement.
Un "système juridictionnel" peut donc naître, empiriquement, de la nécessité pour chaque juge, dans son propre
intérêt et afin de pouvoir étendre son aire d'influence, de coopérer jusqu'à un certain point avec les autres.
Apparaît alors un tableau un peu moins alarmant que le précédent pour l'avenir du Conseil constitutionnel,
mais incontestablement plus exigeant, voire contraignant pour lui, tableau à l'appui duquel on peut également
invoquer quelques exemples.En effet, les juges ordinaires, qui sont normalement des juges de l'application
de la loi, sont de plus en plus souvent confrontés aux réserves d'interprétations émises par le Conseil
constitutionnel dans le cadre de son contrôle de la constitutionnalité des lois. Ils deviennent de ce fait des
exécutants de directives d'interprétation émanant du Conseil, tout en y intégrant leur propre appréciation des
tenants et des aboutissants de la situation, ce qui peut les pousser à infléchir le sens de ces directives.

Mais le phénomène inverse se produit aussi, dans la mesure où le Conseil constitutionnel prend en compte,
de son propre chef, les jurisprudences dégagées par le Conseil d'Etat et la Cour de Cassation pour
dégager ses propres clés d'interprétation, afin de s'assurer de la bonne réception de ces dernières par
le juge ordinaire.

Cette interaction, faite à la fois d'un dialogue patent et d'une concurrence sous-jacente, découle logiquement
de l'absence de tout mécanisme juridique contraignant permettant de faire en sorte que le juge ordinaire
applique les décisions du Conseil constitutionnel dans toute leur intégrité. A défaut de pouvoir contraindre,
celui-ci doit donc convaincre, sauf à vouloir construire une jurisprudence autonome, mais ignorée des
juridictions ordinaires. En fait, mais le paradoxe n'est qu'apparent, on peut avancer que "plus le Conseil
marquera son attachement aux jurisprudences administratives et judiciaires, plus la Cour de Cassation et le
Conseil d'Etat seront attentifs et enclins à prendre en compte ses solutions " (Arnaud DERRIEN, op. cit., p.48).
Finalement, un ensemble de solutions homogènes pourra petit à petit se constituer (chaque solution dégagée
initialement par l'un des juges étant reprise ultérieurement par les deux autres), mais par un processus assez
étranger à une conception rigoureuse de l'autorité de chose jugée... Tout au plus pourra-t-on relever,
en dernière analyse, que les juges ordinaires comme le juge constitutionnel ont tout intérêt à ne pas pousser
trop loin leurs divergences jurisprudentielles, car celles-ci risqueraient alors d'être exploitées par les pouvoirs
publics qu'ils contrôlent, à leur profit... Ce constat n'efface cependant pas les menaces réelles qui pèsent sur
le Conseil constitutionnel comme unique interprète autorisé de la Constitution, à l'occasion de ces querelles
de pouvoirs plus ou moins larvées.

§ 2. L'influence pesante des juges européens


A côté de la concurrence qui s'est établie entre le Conseil constitutionnel et les autres juridictions suprêmes
françaises, une concurrence prévisible avec les juges européens est également apparue, qui se traduit

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par une influence pesante de ces derniers sur l'interprétation constitutionnelle en France. Cette situation
devrait avoir des conséquences importantes sur l'avenir des juridictions constitutionnelles des Etats membres,
et tout particulièrement en France, dans la mesure où le Conseil constitutionnel a par le passé bénéficié du
caractère particulièrement centralisé et quasi "insulaire" de l'Etat français.

Aujourd'hui, le Droit applicable en France est de plus en plus souvent d'origine européenne, soit directement,
soit indirectement - certains considèrent que le Droit d'origine purement "nationale" ne représente plus qu'entre
un tiers et un quart du total des normes applicables (dans ce sens, voir par exemple le rapport annuel de la
Cour de Cassation pour 1998)... Or les normes d'origine européenne génèrent, comme toutes les normes, un
contentieux, qui est traité principalement par deux Cours spécialisées : la Cour de Justice des Communautés
Européennes (CJCE) et la Cour Européenne des Droits de l'Homme (CrEDH). A mesure que la conscience de
la dimension européenne des litiges se diffusera au sein des professions juridiques, puis de la population, le
processus d' "européanisation" des contentieux s'accentuera.Il est donc inévitable que les jurisprudences
respectives des Cours européennes et du Conseil constitutionnel finissent par se "rencontrer". Reste
à savoir comment se déroulera cette mise en contact. Une première solution - celle à laquelle la majorité de
la doctrine juridique se rallie encore - relève d'une conception optimiste des rapports interinstitutionnels.
Entre ces Cours pourrait s'établir une saine émulation jurisprudentielle dans des domaines complémentaires,
mais relativement autonomes, sans qu'apparaisse de réelle concurrence entre elles. Malheureusement, une
autre solution est également possible, et même probable du fait des difficultés inévitables d'articulation entre les
compétences et les jurisprudences nationales et européennes. Des contradictions ou des incompatibilités
pourront apparaître entre elles, se manifestant par exemple par des problèmes dans la protection des
droits fondamentaux. Et, dans ce type de conflit, les Cours nationales sont évidemment désavantagées
par rapport aux Cours européennes, même en l'absence de mécanisme formel d'harmonisation de leurs
jurisprudences.

Jurisprudence
Ainsi, il est symptomatique qu'une décision de la CEDH du 28 octobre 1999, "Zielinski, Pradal, Gonzalez et
autres contre France", ait estimé qu'une loi préalablement contrôlée par le Conseil constitutionnel et jugée
constitutionnelle, était par ailleurs contraire à la Convention Européenne des Droits de l'Homme (dans la
mesure où elle privait le citoyen français de son droit à un procès équitable).

Même si le Conseil constitutionnel se refuse à contrôler la conventionalité des lois et ne pouvait donc pas se
prononcer au regard de la Convention Européenne des Droits de l'Homme, et même si l'affaire en cause avait
une portée pratique limitée, il n'en reste pas moins que la compétence du Conseil constitutionnel et sa
jurisprudence finiront à terme par se trouver discrédités du fait de cette situation, au profit de celles
des Cours européennes, en l'absence de réaction de sa part. Comme par ailleurs la CJCE considère que les
normes d'origine communautaire s'imposent à toutes les normes nationales, la Constitution y compris, et que
l'on sait que le Conseil constitutionnel refuse également de tenir officiellement compte du Droit communautaire,
on voit que les perspectives de ce côté-là ne sont pas plus encourageantes s'il ne modifie pas ses positions.

Le Conseil constitutionnel est donc ainsi naturellement conduit aujourd'hui à évoluer, pour s'adapter à une
nouvelle conjoncture, comme il l'a déjà fait par le passé, au cours des années 1970. L'extension, ou au moins
une redéfinition profonde, de ses compétences est pour lui un enjeu majeur et urgent.

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