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MILAN

La puissance du rire quand


tout un pays est occupé par
un pays étranger, sa civili-
sation menacée de mort. Le
métier d'écrivain. La dissi-
dence. Des réalités qui pa-
raissent familières et que
nous abordons parfois avec
KUNDERA
légèreté. Le grand écrivain La «
tchèque , Milan Kundera,
exilé depuis 1975, nous en Tchécoslovaquie
parle avec gravité. n'est pas
■ Dès son premier roman, La Plai-
santerie, paru il y a treize ans à Pra-
un pays de l'Est,
gue, Milan Kundera a été considéré,
dans son pays et à l'étranger comme c'est un , pays
l'un des plus grands écrivains de sa
génération. Là se condensaient, dans
une écriture d'une infinie souplesse
occupe»
ouverte aux larmes, au rire, au sar-
casme, aux idées et à la difficulté et
au bonheur de vivre, toutes les pul- je savais que le texte original ne serait
sions, toutes les contradictions, tout lu que par eux puisqu'il ne m'était plus
le mouvement vers la libération d 'une possible de publier dans mon pays . Je
société tchèque en pleine ébullition. savais que la première édition de ce
Milan Kundera: ,« Un rire qui dit texte serait française , ce qui m'a in-·
Pour qui savait lire, La Plaisanterie
oui , un rire qui dit non » .
annonçait le printemps de Prague. consciemment obl igé à une plus
Elle était déjà ce printemps. grande rigueur, à un souci de clarté.
Après l'invasion soviétique en Quelle fonction lui donnez- vous ? Ce qui a changé avec mon dernier
1968, Kundera est interdit de publi- - Il y a deux rires qui se ressem- livre que j'ai écrit un an après mon
cation. C'est en France, chez Galli- blent physiquement mais dont le arrivée en France , c'est l'expérience.
mard, que paraissent les livres qu'il contenu est très différent. Il y a un rire J'avais un point de vue su r la réalité à
continue à écrire : Le Propriétaire des sceptique , le rire du diable, qui est partir de mon pays. Tout d'un coup,
clés, Risibles amours, La Vie est ail- provoqué par la constatation d'un j'ai commencé à voir les choses d'un
leurs, La Valse des adieux, autant de non-sens, de l'absence de sens des autre point de vue géographique,
témoignages puissants d 'un esprit de choses. Et puis il y a un autre rire qui comme un tableau cubiste qui permet
résistance qui ne faiblit pas, d 'une est un rire d'acquiescement, le rire de voir un même objet sous des an-
volonté de conserver par delà toutes béat du bonheur. Un rire qui dit : oui , gles différents. Le monde, le destin
les humiliations, toutes les colères, et un rire qui dit : non. Mon dernier humain sont alors soumis à une cer-
les vertus de l'esprit critique, la salu- roman est fondé sur cette opposition taine confrontation , à une double ex-
brité de l'humour et une lucidité ten- entre ceux qui croient et ceux qui périence historique : celle d'un Pra-
dre du regard. restent sceptiques. Mais je pourrais guois et celle d'un occidental classi-
En 1975, Kundera doit se résigner donner aussi une autre réponse à vo- que. C'est quelque chose d'extrême-
à quitter son pays faute d'y pouvoir tre question : je crois que ce n'est pas ment fructueux : vous ne pouvez pas
encore respirer. Il s 'installe en très original, mais chaque romancier, comprendre le monde d'un seul point
France, devient professeur de litté- lorsqu'il voit les choses avec un cer- géographique. Ces deux expériences,
rature à l'université de Rennes et pu- tain recul , découvre qu'elles sont celle d'un pays englouti par la Russie
blie ce qui est, je crois, son plus aussi un peu comiques. Cette dis- et l'expérience de l'occident m'obli-
grand roman : Le Livre du rire et de tance crée un .certain type d'humour. gent à élargir l'espace du roman . Ce
l'oubli où Kundera dévoile le sens Mais c'est plutôt un rire qui dit « non », qui ne modifie pas seulement les
même de toute son œuvre : être la un rire qui doute. idées mais aussi la forme de l'écriture.
mémoire vivante - c 'est-à-dire di- - Vous parlez de distance, mais - Vous parlez de la Tchécoslova-
verse, contradictoire, offerte à tous vous êtes maintenant un écrivain en quie ·comme d 'un pays « englouti ».
les vents - d'une civilisation tchèque exil et c 'est en France que vous avez Mais qu'est-ce qui a vraiment changé
faite d 'insolence, de malice, de sen- totalement écrit votre dernier roman. depuis l'arrivée des Soviétiques ? Le
sualité, d'aspirations métaphysiques, Est-ce que cette distance, physique régime est le même qu'avant Dub-
de besoin de communiquer et aussi, celle-là, a changé quelque chose à ceck, le système n'a pas été modifié.
parfois, de vertigineuse résignation. votre manière d 'écrire ? - Ici en Occident, on réduit n'im-
Une civilisation que l'emprise russe - Comme on dit chez nous, il y porte quel problème à celui du sys-
menace de disparition. avant les Russes et après les Russes. tème politique. Le résultat, c'est qu'on
- Votre premier roman a pour titre Avant les Russes, j'ai écrit un livre qui ne voit pas la différence entre la You-
La Plaisanterie ; le dernier paru, Le est paru normalement en Tchécoslo- goslavie qui vit sa grande destinée,
Livre du rire et de l'oubli . Dans votre vaquie. Après les Russes , je suis entre la Tchécoslovaquie qui est un
œuvre qui est intensément dramati- resté encore sept ans mais je n'écri- pays en esclavage et la Russie qui
que le rire tient une place importante. vai s plus que pour mes traducteurs : commande l'esclavage. On ne voit

T.F.1 LITTERATURE• MERCREDI 25 JUIN• LA RAGE DE LIRE• 22 H


32 TELERAMA N° 1588 - 17 JUIN 1980
...
Septembre 68 les chars russes rentrent à Prague : « Après l'invasion tout
a changé et le pays a été colonisé culturellement, pas seu lement politiquement ».

que le système politique et c'est une propagande. Cela conduit à une poli- siècles de roman , c'est ce qui a vrai-
très grave réduction de la réalité . La tisation stupide de l'art, de la littéra- ment formé l'homme occidental.
Tchécoslovaquie, depuis 1948, vivait ture et, en fin de compte, de la vie. Sortir de soi, vivre avec des per-
sous un régime pro-soviétique, mais Ecrire « pour » ou écrire « anti », c'est sonnages qui pensent différemment
peu à peu, la cu lture tchécoslovaque toujours une mauvaise manière d'en- de vous , embrasser et confronter dif-
est parvenue à faire vivre sa propre visager l'écriture. férents points de vue, voilà le sens du
culture en adaptant ce système. J'ai une grande estime pour ce que roman . C'est la grande école de la
Cette culture a, peu à peu, trans- font les dissidents ; mais le plus grand tolérance . C'est cette valeur-là, peut-
formé ce régime importé de Russie et danger dans les régimes totalitaires, être la plus importante, qui est mena-
l'a occidentaliser. Après l'invasion tout c'est l'abêtissement général , la politi- cée parce que c'est complètement in-
a changé et le pays a été colonisé sation de tout. Tout est réduit à l'utilité compatible avec la mentalité totali-
culturellement, pas seulement politi- politique : même la médecine, même taire . Et peut-être aussi incompatible
quement. C'est le mode de vie qui a le droit, même la justice, et naturelle- avec la société entièrement commer-
changé . C'est comme si en France on ment la littérature. Pour résister à cialisée et télévisée.
vous interdisait de pratiquer le sport cela, il faut résister à cette conception - Et vous vous sentez, vous tota -
auquel vous êtes habitué, les chan- simplificatrice, il faut défendre la spé- lement occidental ?
sons que vous aimez et qu 'on enlève cificité de sa profession. - Evidemment. Il faut ne pas
les statues dans les rues. C'est ce qui Un écrivain dans ces pays, ne veut connaître l'histoire de la civilisation
s'est passé chez nous. C'est notre pas créer contre la propagande offi- occidentale pour affirmer que la Tché-
culture qui est menacée de dispari- cielle une contre-propagande. « Dis- coslovaquie , la Pologne et la Hongrie
tion . sident » est un mot de chez vous. n'en font pas partie. Notre histoire est
Cela suscite une résistance spon- Nous, nous ne disons jamais : dissi- commune depuis l'époque gothique.
tanée , toute intérieure, mais pour dents. Moi, je suis romancier ; mon Prague s'est trouvé longtemps au
combien de temps ? C'est la première collègue c'est un scientifique, ou c'est centre même de cette histoire. C'est
fois dans l'histoire moderne qu'un un philosophe qui défend la pensée, là qu'a commencé la Réforme, et la
pays occidental est colonisé par un moi je défends la littérature. Qu'est-ce première révolution européenne, et la
autre pays. Des pays occidentaux que c'est que « se battre » ? Pour guerre de Trente ans.
comme la Tchécoslovaquie, la Polo- moi, c'est continuer le travail. Je Parler des « pays de l'Est », c'est
gne, la Hongrie sont en train d'être n'aime pas le mot « combat » : on as- très dangereux parce que vous ren-
désoccidentalisés. C'est quelque siste à une réunion, on a des ampou- dez légitime le fait que ces pays ne
chose qui me parait beaucoup plus les sous les fesses : on lutte ... font plus partie de l'Europe. Par ce
important que la question du régime - Faire votre travail, écrire des vocabulaire vous approuvez un scan-
politique. C'est une menace mortelle romans, défendre la littérature, tout dale. Ce ne sont pas des pays de l'Est
qui pèse sur ces pays. cela paraîtrait un peu court si vous mais des pays occupés.
n'attribuiez pas à l'art une fonction -En septembre 1968 lorsque La
- Mais, malgré tout, vous refusez essentielle ? Plaisanterie est sortit en France,
de vous dire dissident ? - Le sens de la philosophie est de quelques jours après l'invasion sovié-
- Je refuse le terme de dissident, garder la pensée, d'éviter que les tique, Aragon avait préfacé votre livre
non pas parce que je suis plus conci- gens ne pensent plus, qu'ils ne fonc- de manière vibrante , le saluant
liant envers le régime, mais parce que tionnent plus que par clichés. C'est là comme « l'un des plus grands ro-
je déteste réduire l'art, la littérature à le vrai « combat » de la philosophie. mans de ce siècle " · Avez-vous,
une thèse politique. L'étiquette ·de De même, le sens le plus profond du maintenant que vous vivez en France,
« dissident » réduit-ce que vous faites , roman, c'est la compréhension d'au- des contacts avec lui ?
- les romans où vous parlez de trui. Inventer un personnage, c'est es- - Non, pratiquement pas. Mais il
centaines de choses - , à une thèse sayer de vivre avec ur:i autre que soi. avait écrit une très belle préface.
tout à fait simpliste. Dire « littérature L'histoire intense du roman , de Cer- Propos recueillis par
dissidente », cela vous ramène à la vantès à Gunter Grass, ces quatre PIERRE LEPAPE ■

TELERAMA N' 1588 - 17 JUIN 1980 33

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