Le Comportement Éthique Est-Il Mesurable ? Réflexion Autour Des Dilemmes

Le comportement éthique est-il mesurable ?
Réflexion
autour des dilemmes
Loubna Tahssain-Gay, Benoît Cherré
Dans Management & Prospective 2012/5 (Volume 29), pages 15 à 29
Éditions Association de Recherches et Publications en Management
ISSN 0773-0543
DOI 10.3917/g2000.295.0015
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Loubna Tahssain-Gay
Professeur associé
Pôle RH&M
Groupe Sup de Co la rochelle
Benoît Cherre
Professeur chercheur
Département d’organisation et RH
UQAM – Montréal
Le comportement éthique
est-il mesurable?
Réflexion autour des dilemmes
F ace à la montée croissante des enjeux internes et externes que les entreprises s’effor-
cent d’atteindre, les attentes à l’égard des dirigeants en matière d’éthique sont fortes.
Dans le contexte actuel, le chemin vers la modernité et la pérennité impose de nouvelles
donnes comme le respect des valeurs, des normes sociales et de l’environnement. Une
des premières conséquences se caractérise par la croissance des exigences en matière
des politiques et pratiques RH. Celles-ci doivent désormais être cohérentes avec ces
aspects en vue d’être qualifiées d’«éthiques».
Ethique professionnelle ou des affaires, mental des dirigeants, notamment dans

les entreprises semblent plus que le cadre de la prise de décision. Cette
jamais exigeantes quant à la confor- dernière se révèle moins complexe dans
mité des pratiques et comportements le cadre d’une gestion quotidienne des
managériaux à l’éthique. Dans leur tâches. Il existe néanmoins des risques
ouvrage collectif, De Bry, Igalens et Pe- éthiques qui mettent les valeurs et les
retti (2010) présentent l’éthique dans normes en péril et pour lesquelles les
les différents domaines de la gestion. managers ne savent plus quoi faire. Ces
L’éthique est désormais rattachée aux situations sont souvent générées par des
différents aspects de la gestion des dilemmes éthiques. A ce titre, plusieurs
hommes : engagement, changement, questions peuvent être posées : que
responsabilité sociale, etc. faudrait-il auditer lors de situations dif-
ficiles ? Comment peut-on auditer un
Comme toutes les pratiques du mana- comportement ou une prise de décision
gement, l’éthique doit être exposée à en présence de dilemmes éthiques ?
l’audit social. Il s’agit plus précisément
de vérifier si les normes et valeurs sont Force est de constater que malgré la
bien inscrites dans le script comporte- multiplication des travaux et débats sur
15
Gestion 2000 5 septembre - octobre 2012
l’éthique des affaires, les témoignages affaires, et évoquera la question de la

sur les comportements et décisions mesure d’éthique dans la prise de déci-
caractérisés de non éthique demeurent sion face au dilemme.
non anodins. A ce titre, cet article
tente d’apporter un éclaircissement sur
ce sujet avec une nouvelle perspective
Place de dilemme dans
philosophique.
l’éthique des affaires
L’objectif de l’éthique en gestion doit
répondre à un double questionne- Ces dernières décennies, l’éthique des
ment : comment vivre une situation et/ affaires est devenue un sujet d’actua-
ou un évènement, et quelle décision lité. Le public et les professionnels
prendre face à un dilemme (Igalens de la gestion y prêtent une attention
et Joras, 2010). Vivre une situation et particulière. Son domaine d’étude est
décider face à un dilemme nous pose cependant vaste et diversifié, ce qui
la problématique de l’opérationnalité. explique la complexité de sa mise en
Quel guide ou quel raisonnement peut- œuvre (Mercier, 2004). Les réflexions
on mesurer ou auditer afin de garantir actuelles sur les dilemmes en éthique
un processus de décision qui s’inscrit des affaires expliquent que la prise de
dans l’éthique de l’entreprise ? Tout le décision dans ce cas de figure demeure
questionnement réside dans cette com- contextuelle et que la prudence est de
plexité. mise (Langlois, 2003, Audoyer et Le-
caillon, 2006). Les théories classiques
Notre travail se compose en deux en philosophie appliquée présentent
parties. Dans un premier temps, nous pourtant des aspects bien différents.
allons évoquer l’éthique des affaires.
Plusieurs visions à l’égard de dilemme
éthique seront exposées. Cette notion Dilemme éthique dans le
à laquelle sont confrontés fréquemment
monde des affaires
les dirigeants, constitue un élément
central lorsque nous tentons d’évaluer
les comportements éthiques dans des La définition d’un dilemme peut sem-
situations de prise de décision. Quelle bler naturelle et consensuelle. Ce n’est
décision prendre face au dilemme ? cependant pas vraiment le cas, car il
Intégrité, justice, authenticité, quel existe des dissensions sur la définition
comportement adopter lorsque les inci- (Tappolet, 2004). Le dilemme moral
dences de la décision sont lourdes sur peut se définir comme une possibilité
le plan humain ? Une seconde partie ou un choix difficile entre deux possi-
porte ensuite sur l’audit d’éthique des bilités morales équivalentes (Williams,
16
Le comportement éthique est-il mesurable? Réflexion autour des dilemmes
1994). Ce terme renferme aujourd’hui sont‑ils possibles ?» (Tappolet, 2004).

encore l’idée de devoir choisir une Si un individu se heurte à un conflit
solution entre deux possibilités non entre deux devoirs moraux opposés,
satisfaisantes (Ferrell et al., 2006). comment peut-il le résoudre ? Dans
Dans le domaine de la recherche en les deux cas, l’individu choisira une
éthique des affaires, le terme de di- solution et provoquera ainsi un double
lemme éthique véhicule l’ensemble des comportement : éthique et non éthique.
possibilités de choix non satisfaisants, Pour le philosophe Kant, d’un point de
mais ce terme est plus souvent associé vue de la perspective déontologique,
- ou confondu - à la notion de problème les devoirs ou les règles ne peuvent
moral (moral problem) (Ferrell et al., être en conflit. Le principe kantien sti-
2006; Kidder, 2005 et 2009). pule que «le devoir implique le pouvoir
et exclut toute possibilité de dilemme
Un second écueil émerge quand on moral» (Kant, 2000). Le devoir est la
aborde ce phénomène : classifier les base du pouvoir et donc de l’action.
dilemmes éthiques rencontrés en milieu Si deux devoirs s’opposent dans la
du travail. Une tentative d’établir une même situation, alors l’individu ne peut
nomenclature des dilemmes a été pro- pas avoir le pouvoir d’agir car il est
posée (Aviva, 2006 et Waters et Bird, paralysé éthiquement. Par exemple,
1989). Le caractère contingent des une situation complexe s’impose si je
dilemmes rend toutes les démarches suis au courant de malversations finan-
de classification difficiles et les enjeux cières de la part de mon entreprise :
moraux d’hier, et d’aujourd’hui ne dois-je divulguer ces malversations qui
peuvent être identiques (McCabe et entraînent la faillite de l’entreprise, ou
al., 1991; McNeil et Pedigo, 2001). dois-je me taire, car j’ai besoin de ce
Donner une définition claire et énoncer travail afin de faire vivre ma famille
une typologie précise d’incidents pro- dans une région à haut taux de chô-
voquant les dilemmes constituent dès mage ? Pour Kant, le mensonge par
lors un champ d’étude loin d’être satu- omission est un mensonge, dire la véri-
ré et exploré de manière systématique. té est un devoir supérieur. Je dois donc
dénoncer les agissements dans mon
entreprise et perdre mon travail.
Dilemme moral et philosophie morale
Pour l’opposant de la conception kan-
Dans le monde de la philosophie tienne de l’éthique, John Stuart Mill
morale, la notion de dilemme éthique (1988), la recherche de bonheur est
pose une question qui s’avère être la solution de tout dilemme. Pour cette
d’une apparente futilité, mais qui n’en perspective - nommée utilitariste - il n’y a
est pas une : «Les dilemmes moraux donc pas de conflit entre deux valeurs,
17
car «si c’est l’utilité qui est la source discussion ou de dialectique (Igalens
dernière des obligations morales, l’uti- et Joras, 2010) évoquent peu ou prou
lité peut être invoquée lorsqu’il s’agit les dilemmes. Toutes valorisent cer-
de décider entre elles au cas où leurs taines formes d’impératif et proposent
exigences seraient incompatibles» une norme (l’altérité, la conviction, le
(Mills, 1988). Dans cette phrase réside consensus, la dialectique, la respon-
la logique que l’on retrouve tant chez sabilité) comme des déterminismes à
les anciens, de chez Kant à Mills. Dès toutes décisions.
qu’une valeur ou un principe (Utilité ou
Devoir) est reconnu(e) comme le critère D’autres philosophes défendent ac-
éthique supérieur, alors les dilemmes tuellement l’idée de la possibilité de
disparaissent. Comme Kant et Mill le dilemmes. C’est le cœur de la réflexion
pensaient, les dilemmes moraux ne éthique (Sartre, 1943; Lemmon, 1962
sont qu’apparents. et Williams, 1994). Par exemple,
un philosophe britannique Bernard
Les perspectives classiques de la phi- Williams (1994) met le dilemme au
losophie morale proposent peu d’aide centre de sa réflexion. Selon lui, il
au quotidien des professionnels. Il existe deux types de conflits moraux :
existe plusieurs raisons pour lesquelles des conflits solubles et des conflits inso-
ces philosophies ne peuvent aider à la lubles (Williams, 1990 et 1994). Un
compréhension du phénomène du di- conflit soluble se caractérise par une
lemme éthique (Lurie et Albin, 2006). opposition entre deux devoirs ou deux
D’abord, ils analysent et apportent valeurs, dont l’un est plus important :
des justifications a posteriori en faisant par exemple, entre le plaisir futile et
correspondre la nature des dilemmes le respect d’autrui. Le choix ne semble
à leur raisonnement. Ensuite, Kant ou pas difficile à faire à ce stade. Le conflit
Mills n’apportent pas vraiment d’outils insoluble - et c’est dans cette catégorie
et de solutions pratiques, ou d’atti- que Williams situe le dilemme éthique -
tudes concrètes afin de résoudre ces provient d’une lutte entre deux obli-
dilemmes : ils en font une logique rhé- gations équivalentes ou comparables
torique. Leurs idées amènent une base (Smart et Willams, 1997). Ceci nous
de réflexion et des injonctions sans apporte une précision : un dilemme
pour autant offrir un guide d’action à éthique existe lorsqu’une personne fait
des situations précises (Lurie et Albin, face à deux obligations ou devoirs de
2006). Les autres approches philoso- même importance, et qu’elle ne sait
phiques principales et influentes dans pas quoi faire. Une personne vit un di-
le monde des grandes écoles et univer- lemme lorsqu’à la question «que dois-
sitaires, telle que l’éthique de convic- je faire ?», elle répond : «je ne sais
tion, de responsabilité, d’altérité, de pas, mais je n’ignore pas le problème»
18
(Lemmon, 1962; Ogien, 2001; Sartre, Ferrell et al., 2006). Leurs définitions
1996; Smart et Williams, 1997). véhiculent le principe de choix entre ce
qui est juste ou injuste. Les situations
qui provoquent des dilemmes sont en
Les dilemmes éthiques en gestion outre la discrimination, le harcèlement
sexuel, les conflits d’intérêts, la confi-
Ce concept d’opposition de deux dentialité de la clientèle ou les res-
valeurs est repris par des éthiciens du sources organisationnelles (Treviño et
monde des affaires. Cette piste que cet Nelson, 2003). Toutes ces situations
article explore a été évoquée par Kid- ont le potentiel de pousser les diri-
der (2009). Nous pensons que tous les geants à adopter des comportements
acteurs de l’entreprise rencontrent di- non éthiques s’ils ne préservent pas
verses formes de dilemmes éthiques aux une certaine forme d’intégrité.
conséquences lourdes à porter. Cer-
tains pourront penser que des dilemmes On considère généralement que les
ne sont que des situations délicates, dilemmes éthiques sont divers et mul-
mais «solubles» avec des méthodes tiples dans leur nature, celle-ci étant
de gestion rationnelles. Des situations intrinsèquement liée au contexte dans
anodines peuvent cependant se révéler lequel il prend forme et aux caractéris-
catastrophiques sur le plan humain. Les tiques de ceux qui les vivent. Des liens
managers ne peuvent pas toujours être sont établis entre le type de dilemmes
capables de reconnaître l’ambiguïté ou vécus et l’âge, le sexe et les années
la dangerosité morale d’une situation. d’expérience au travail (Laflamme et
Cadieux, 2009). Peu de recherches
L’expérience et la prise de conscience ont cependant exploré l’existence d’un
sont les atouts du manager pour y phénomène déclencheur commun des
parvenir (Lurie et Albin, 2006). Pour- dilemmes éthiques. Quelle que soit la
rions-nous alors proposer une nomen- nature ou la cause, le dilemme éthique
clature qui fasse office de substitut représente un état perplexe pour celui
partiel à l’expérience et à la prise de qui le vit, et implique la plupart du
conscience, et aider ainsi les dirigeants temps un choix difficile et peu plaisant
dans leur prise de décision ? (Fisher et Lovell, 2009). Une vision dif-
férente explique par contre les «vrais»
Certains définissent le dilemme éthique dilemmes durs (realy tough choices)
en gestion comme un problème, une qui ne se concentrent pas sur une dia-
situation ou une opportunité qui oblige lectique du juste ou de l’injuste (Aviva,
les personnes à choisir entre plusieurs 2006; Kidder, 2009). Les dilemmes
mauvaises solutions ou décisions non authentiques trouvent leur source dans
éthiques (Treviño et Nelson, 2003; la mise au défi de valeurs profondes. La
19
confrontation entre deux choix de solu- les entreprises et de s’intéresser à la

tions éthiques crée le dilemme (Kidder, prise de décision dans le cas de ces di-
2009). Les situations ambiguës vécues lemmes. Comment savoir si le manager
dans l’exécution quotidienne du travail qui prend une décision dans ce type de
font émerger ce type de dilemmes et situation respecte les règles de base en
d’enjeux (Bird et Water, 2002; Bird et éthique. La prise de décision face à un
al., 1986; Waters et Bird, 1989). dilemme est notre objet d’étude. Pour
reprendre notre problématique, nous
Les dilemmes moraux sont donc des réfléchissons aux principes éthiques qui
incidents critiques, mais surtout sont devraient être respectés afin que les
essentiels à la compréhension, à l’opé- valeurs, l’image, les objectifs de l’entre-
rationnalité de l’éthique appliquée. En prise soient respectés et que les com-
fin de compte, le dilemme nous ramène portements non éthiques soient évités.
à la mise au défi des comportements
et des attitudes des personnes dans La vision du grand public s’apparente
une entreprise. Comment s’assurer actuellement à une perception mani-
qu’un dispositif de contrôle garantisse chéenne du processus décisionnel au
que les conduites et les décisions des sein des entreprises : soit on postule
managers et des employés respectent que le manager possède une large au-
les valeurs, les règles et les principes tonomie dans ses choix; soit on perçoit
d’éthique des affaires ? Le dilemme le manager comme une personne pri-
nous pose ce défi complexe. sonnière des pressions économiques et
financières. La réalité est plus diverse
Notre contribution consiste à présenter et complexe. Les modèles de prise de
un ensemble de propositions d’attitudes décision éthique et des philosophies
et de comportements qui certes ne résol- morales dont elles s’inspirent le sont
vent pas directement le dilemme, mais également.
permettent de mieux aborder le dilemme
et garantir une «assurance raisonnable», La faiblesse de ces modèles et des
pour reprendre les propos d’Igalens et Jo- recherches sur la prise de décision
ras (2010), de prise de décision éthique. éthique réside dans le nombre modique
d’études se référant aux théories de la
philosophie morale (Loe, et al., 2000,
O’Fallon et Butterfield, 2005). Dans les
Prise de décision face au rares cas où elles sont présentes, nous
dilemme nous trouvons en présence d’un sché-
ma dualiste entre les perspectives qui
L’intérêt principal de notre réflexion affirment que les décisions doivent être
est d’explorer l’audit de l’éthique dans prises en fonction des buts à atteindre
20
(téléologiques) comme l’utilité, ou en de liberté ontologique, Sartre propose

fonction des devoirs à remplir (déonto- une conception de l’éthique à travers
logique) (Cherré, 2007). la responsabilité et la liberté en s’enga-
geant dans une action concrète (Salz-
La principale limite de ces deux pré- mann, 2000, Scanzio, 2000). À la ques-
ceptes provient du fait que leur hypo- tion qui hante autant les êtres humains
thèse de base considère l’individu que les gestionnaires : «que dois-je faire
comme un être rationnel et déterminé ?», Sartre répond : «cela dépend».
par des principes Ante dilêmma. A
ce propos, les deux pères fondateurs Sartre démontre son hypothèse par
de l’utilitarisme (John Stuart Mills) et l’évocation du dilemme du jeune fran-
du courant déontologique (Kant) ont çais dans la France occupée et qui
toujours rejeté l’existence de dilemme hésite entre deux options : soit il s’en-
éthique. Le dilemme éthique est pour gage dans la résistance pour venger
eux inconcevable, soit parce qu’on la mort de son père assassiné par les
ne peut mettre deux valeurs en conflits Allemands; soit il va travailler en Alle-
(Kant), soit parce que le principe d’utili- magne afin de subvenir aux besoins de
té résout automatiquement ce dilemme. sa mère malade (Sartre, 1963). Dans
La principale critique que l’on pour- son exposé, Sartre insiste sur le fait
rait faire à ces modèles réside dans le qu’il n’existe pas de réponse détermi-
caractère normatif et restrictif de l’ana- née par avance. L’étudiant qui lui avait
lyse, et ne pas aller plus loin. Que se posé la question «que dois-je faire»
passe-t-il si le manager hésite, s’il ne n’avait pas non plus de réponse. Pour
trouve pas les mots et ne sait quoi faire Sartre, seule une attitude et une prise
face à une situation ? Comment expli- de conscience des enjeux qui émergent
quer que des managers hésitent entre dans la situation actuelle semblent être
deux valeurs, notamment en cas de les meilleures boussoles. Les attitudes
génération de conséquences lourdes qui promeuvent, quelles sont-elles ?
sur le plan humain ?
La réponse à cette question dépendrait
en effet de la situation, de notre prise
de conscience, de notre projet de vie
Que faire quand la situation est
complexe et ambigüe? et de notre volonté de rester authen-
tique envers nous-même. Cela dépen-
drait surtout du fait d’assumer ou pas
Un philosophe a explicitement évoqué notre liberté. Sartre (1996) affirme la
ce cas de figure et explicitement dénon- possibilité de penser de manière tota-
cé le déterminisme moral Ante dilêmma. lement libre et non déterminée offrant
Se faisant l’apôtre d’une certaine forme ainsi un ensemble d’attitudes intellec-
21
tuelles en vue de faire face aux situa- gües rencontrées dans la vie, et dans
tions d’éthique ambigües. la prise de décision éthique en gestion
(Jackson, 2005).
La représentation du système philoso-
phique de Sartre peut se décrire en six Pour enrichir la relecture de Sartre en
points. Il est à noter que la représenta- management, les chercheurs Hadjistra-
tion de sa pensée s’entremêle à celle vropoulos et Malloy (2000) proposent
de son éthique. Bien que Sartre n’ait ja- un modèle d’évaluation et d’analyse
mais écrit d’ouvrage décrivant systéma- du processus décisionnel complété par
tiquement son modèle moral, ce sujet se trois approches : la perspective téléolo-
retrouve tout au long de ses essais philo- gique (l’utilité), la perspective déonto-
sophiques (Scanzio, 2000 et Salzman, logique (les normes) et la perspective
2000). La conscience représente ainsi éthique existentialiste (l’authenticité).
une structure de la personnalité et nous Ils justifient leur opinion selon le fait
donne la possibilité de nous distancer que les approches déontologiques et
du passé par le processus de néantisa- conséquencialistes soulèvent des ques-
tion. Elle représente aussi un processus tions d’éthique à travers des leviers
réflexif sur la condition de ce que nous externes de contrôle et de recherche
vivons dans le présent (Sartre, 1943). d’efficacité organisationnelle (Hadjis-
Pour ce faire, nous devons assumer la tavropoulos et Malloy, 2000). En réflé-
liberté et notamment la liberté d’être chissant sur les codes de déontologie
(Sartre, 1943; 1963). Ce constat de des médecins canadiens, ces auteurs
Sartre est le deuxième indicateur de la ont reconnu que l’on ne pouvait pas an-
construction de sa pensée morale. L’au- ticiper et prévoir l’ensemble des situa-
thenticité demeure le résultat et l’appli- tions et des décisions appropriées face
cation de sa propre liberté, et nous offre aux diverses situations. Pour certaines
le troisième concept du système éthique situations nouvelles pour lesquelles les
sartrien (Sartre, 1983). enjeux ne sont pas clairs, les méde-
cins n’ont aucune idée de la façon de
L’authenticité est le moteur de la liberté, réagir. La perspective existentialiste
et permet à l’individu de devenir libre représente en somme un regard nou-
à travers la liberté d’autrui (Sartre, veau auquel le manager peut se référer
1963). Si l’individu n’est mû par aucun pour décider malgré l’ambigüité de la
déterminisme, alors son comportement situation (Hadjistavropoulos et Malloy,
doit être cohérent avec sa pensée. 2000, Sartre, 1983, West, 2008).
L’authenticité détient une valeur fon-
damentale dans la vie des personnes. Ce point de vue qui est d’incorporer
Elle constitue un guide de décision et la perspective existentialiste sartrienne,
d’action pour toutes situations ambi- et notamment la notion d’authenticité,
22
rencontre un intérêt grandissant tant non éthiques ont souvent trouvé leur
sur le plan conceptuel que sur la pra- justification par la prémisse de priori-
tique en éthique des affaires (Ashman ser leur égoïsme ou l’obéissance aux
et Winstanley, 2006, Eliot, 1999, directives. Dans ce cas, les individus
Hadjistavropoulos et Malloy, 2000, ont tous abdiqué les valeurs communes
Jackson, 2005, Liedtka, 2008, West, et collectives afin de prioriser des inté-
2008). Reprenons à notre compte cette rêts personnels ou égoïstes. Comme
vision intégrative des philosophies mo- dans les philosophies classiques, les
rales afin de mieux comprendre le phé- personnes non éthiques sont des indivi-
nomène de prise de décision éthique dus déterminés par leur égoïsme ou par
des managers, et posons la question leur obéissance aux normes ou aux lois.
suivante : quelle perspective philoso- Que dire alors du comportement de
phique influence cette prise de déci- ces mêmes personnes dans une situa-
sion éthique ? tion ambigüe qu’est le dilemme ? Pour
les approches classiques, ce sont tou-
jours les hypothèses qui s’appliquent, et
Critères et indicateurs garantissant donc pour elles, il n’existe ni ambiguïté
un comportement éthique face ni dilemme. Cette vision de l’être hu-
à un dilemme
main peut apparaître réductrice, mais
elle se vérifie dans la réalité. Le système
La difficulté dans l’étude de la prise de sartrien propose une vision différente et
décision éthique est de comprendre plus complexe de l’individu, parce qu’il
de manière appropriée la philosophie intègre l’ambigüité dans la gestion des
morale dans le processus (Miner et Pe- problèmes éthiques.
tocz, 2003). Nous proposons d’inclure
la perspective existentialiste issue des Face à un dilemme, Sartre précise que
travaux de Sartre, car elle rejette toutes deux postures ou attitudes s’offrent à
formes de déterministe dans la décision l’individu : soit il choisit d’assumer sa li-
(Sartre, 1963). Les individus sont «dé- berté et privilégie l’authenticité comme
terminés» par la situation, seulement valeur; soit il refuse d’assumer cette
s’ils veulent se laisser déterminer par liberté et choisit de s’aliéner envers
cette dernière. Dans les derniers scan- une idée ou une personne. Pour une
dales de malversation et de corruption question de clarté, nous reprenons un
qu’a connus notre société, les décisions schéma explicatif :
23
Liberté
Authenticité - Au
(être pour soi-même et à soi-même)
 Au par la Responsabilité
 Au par l’Engagement
 Au par la création de valeur
selon la situation.
Dilemme
éthique Prise de
Tension entre décision
une valeur A et
une valeur B
Aliénation
Mauvaise Foi - MF
(inauthenticité)
(Soi-même à partir des autres)
 MF par la Nature humaine
 MF par le Devoir
 MF par la Valeur de surface
Figure 1 : Exemple d’attitudes face au dilemme.

Figure 1. Exemple d’attitudes face au dilemme
Nous reprenons les propos de Salz- tionnelle doivent respecter et promou-
man (2000) qui démontrent bien que voir la liberté d’action et de pensée, et
l’éthique sartrienne n’est pas une considérer
Nous reprenons les propos de Salzman (2000) quilesdémontrent
responsabilités qui sont
éthique exclusivement subjective, mais liées au poste et la possibilité d’agir
bien que l’éthique sartrienne n’est pas une éthique
qu’elle est faite dans le but de cultiver selon les circonstances. Ces trois
exclusivement
la bienveillance mutuelle.subjective,
A travers mais
sa qu’elle est faite dans
conditions le but à
permettent dela personne de
notion d’engagement,
cultiver la Sartre se faisaitmutuelle.préserver
bienveillance son authenticité.
A travers sa notion Cette possi-
le promoteurd’engagement, Sartre se faisait le promoteur du respect d’autrui dans les choix
du respect d’autrui et de bilité d’être authentique
soi-même. Les spécialistes anglo-saxons et les décisions face aux dilemmes ré-
et de soi-même. Les spécialistes anglo-saxons ont très bien
ont très bien analysé cet aspect dans sulte d’une cohérence entre les valeurs
analysé cet aspect dans le système éthique de Sartre (Jackson,
le système éthique de Sartre (Jackson, de l’individu et celles de l’entreprise. Si
2005 et
2005 et West, 2007) West, 2007) le manager sent qu’il peut être authen-
tique en étant cohérent entre ce qu’il
Dans l’audit de l’éthique,
Dans l’audit de l’éthique, la culture la culture d’entreprise et la structure
croit et ce qu’il décide, il réalisera un
d’entrepriseorganisationnelle
et la structure doivent respecter travail
organisa- et promouvoir
porteur de la liberté
sens (Cherré, 2007
d’action et de pensée, et considérer les responsabilités qui sont
24
15
et Cherré et Morin, 1999). En procé- Ethique des affaires et

dant ainsi, on préservera la santé de
audit social
l’individu, car le non-sens au travail af-
fecte beaucoup la santé des individus
(Dejours, 1999). Un double objectif Parmi les définitions données à l’audit
sera par conséquent atteint si on consi- social, nous retenons celle de Martory
dère les critères de l’éthique sartrienne (1996) selon laquelle cet outil «vise
dans un audit de l’éthique : l’assurance à donner l’opinion professionnelle et
d’offrir des garanties pour une déci- indépendante sur la situation et/ou
sion éthique et pour une décision qui a la gestion sociale d’une entreprise et,
lorsque cela est possible, à mettre en
du sens pour celui qui la prend.
lumière des écarts par rapports à des
Si ces conditions sont respectées, il normes». L’audit social se révèle être
existe une possibilité de respecter les la solution qui permettrait aux organi-
conditions d’action du gestionnaire à sations de vérifier le respect des lois et
décider et à agir selon ses convictions. règlements en vue d’assurer une cohé-
L’audit d’éthique doit donc prendre en rence entre leurs pratiques RH et les
compte la mesure ou la présence de exigences accrues de l’environnement.
ces valeurs dans ses critères de me- Le recours massif à l’audit social ces
sures : dernières années s’explique en grande
partie par le rôle joué par la GRH de
– liberté d’action et de décision; plus en plus stratégique au sein des or-
– recherche d’authenticité; ganisations (Guerrero, 2008). L’audit
– rejet de la mauvaise foi et de l’alié- social touche pratiquement à tous les
nation; aspects de la gestion des hommes (Iga-
– responsabilité envers soi et envers lens, 2000), du recrutement à l’appré-
les autres; ciation en passant par d’autres aspects
– conscience des valeurs de l’entre- comme l’éthique.
prise et de ses propres valeurs;
– prise en compte de la contingence Aujourd’hui les audits de l’éthique
de la situation. concernent davantage les gestion-
naires que les éthiciens. Igalens et Jo-
Face à l’ambigüité en éthique générée ras (2010) mettent en avant le concept
par les dilemmes, nous proposons la de la sûreté éthique pour inciter les
perspective existentielle de Sartre en organisations à s’orienter vers cette
éthique en intégrant en outre les pers- pratique. Des organismes comme l’IFA-
pectives classiques (Déontologique et CI1 ou encore l’IFA2 soulignent que
Conséquencialiste). l’éthique doit ressortir du cadre réduc-
teur de la détection des comportements
1 L’institut français de l’Audit et du contrôle
interne.
2 L’institut français des administrateurs. 25
non éthiques ou encore le non-respect plus globaux afin de pouvoir réperto-

des lois et règlements pour être appli- rier le plus grand nombre de situations
quée à l’ensemble des activités des conflictuelles possible. La probléma-
organisations. tique de cet article se situe en somme
au niveau du troisième temps de la
Un des plus grands défis de l’audit mission d’audit social qui se concentre
éthique est de prévoir la complexité sur les travaux de vérification (Combe-
de mesurer l’ambiguïté des dilemmes lale et Igalens, 2005). Le problème à
éthiques. Si on désire l’efficacité d’un ce niveau est celui du référentiel (ce
code de déontologie ou des politiques qui doit être), la bonne pratique et le
éthiques au sein de l’entreprise, on réel (ce qui est) (Combelale et Igalens,
doit prendre en considération deux 2005). Une des difficultés de l’audit est
réalités : la contingence des situations l’épineuse question de la preuve et du
et la diversité des personnes et donc critère : quelle est la bonne décision
de leurs comportements. Un modèle éthique ? Quels sont les critères qui
de standardisation des procédures de assurent une décision éthique face à
l’audit éthique risque de ne pas être un dilemme ?
efficace face aux situations et de géné-
rer les problèmes que les spécialistes Pour établir des critères fiables et re-
ont constatés avec les codes de déon- connus par la plus grande majorité, un
tologie : être trop général pour être ap- audit doit déjà partir de valeurs com-
plicable et être seulement un discours munément reconnues. C’est pour cela
de bonne volonté. Dans ce sens, Pigé que la plupart des guides éthique re-
(2003) souligne que le principal risque prennent les deux ou trois courants de
que court un audit est «celui d’un repli philosophie appliquée en gestion (Ma-
sur des normes et des principes d’audit clagan, 2003). Cependant, est-ce suf-
visant à standardiser la prestation of- fisant ? Notre réponse rejoint d’autres
ferte». En effet, la standardisation des observateurs de ce domaine : nous ne
normes d’audit peut s’avérer un outil le pensons pas (Loosdregt, 2004).
formidable, mais rester trop attaché
aux normes peut amener à des aberra- L’audit social constitue certes un outil
tions de gestion. incontournable au service du dévelop-
pement durable et de la responsabilité
Pour parvenir à développer un pro- sociale; cependant cette démarche de-
cessus d’audit qui s’intéresse à la per- vrait être mise en œuvre avec parcimo-
formance éthique en organisation, on nie, notamment en cas de coexistence
devrait travailler sur les indicateurs de d’éléments comme les dilemmes dans
cette performance éthique. Ces der- le domaine de l’éthique. La contextua-
niers doivent être les plus inclusifs et les lisation est un élément fondamental
26
qui doit être intégré dans l’esprit des manager peut ainsi être incité à mener
auditeurs. L’orientation vers la stan- sa propre réflexion sur le caractère
dardisation devrait a contrario être éthique ou non éthique de la décision
«repoussée» pour laisser la place à la qu’il a prise. Cet acte peut constituer
sensibilisation - en interne - aux enjeux une étape fondamentale dans l’impré-
de l’éthique et à la difficulté de prise gnation de l’éthique dans le script
de décision face aux dilemmes. comportemental et décisionnel chez le
gestionnaire.
Ce grand travail sur soi, de justifica-

Conclusion
tions de ses actes et de ses décisions
face au dilemme, peut présenter aux
Cet article évoque l’éthique sous l’angle auditeurs des éléments de base pour
de la prise de décision lorsque le ma- mener des réflexions sur le processus
nager se trouve en face de dilemmes. cognitif de prise de décision face aux
Au lieu de porter un jugement de va- dilemmes d’une part; et sur la volonté
leur sur les dirigeants d’entreprises ou de quantifier la démarche de l’audit
de déterminer ce qui est éthique et ce d’éthique d’autre part.
qui ne l’est pas, n’est-il pas pertinent
dans un premier temps de s’interroger Sans vouloir mettre en question les
sur comment imprégner l’éthique dans pratiques d’audit social, cet article
la prise de décision par les gestion- cherche à privilégier les dispositions
naires plutôt que de se pencher sur intellectuelles au détriment des mesures
la question de mesure ? Sensibiliser standardisées pour éviter toute forme
semble en effet le mot juste pour inciter de déterminisme et émerger des indi-
les managers à «décider de l’éthique». cateurs attitudinaux.
Une autre question suscite un intérêt
particulier : peut-on standardiser les
méthodes et les démarches d’audit Bibliographie
lorsque la décision et ses incidences
sont perçues différemment tant par
Ashman, I. & Winstanley, D. 2006.
le manager que par l’auditeur ? Les «Business ethics and existentialism.», Business
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Il serait donc judicieux de comprendre lemme du décideur : Ethique ou efficacité ? Edi-
d’une part les enjeux et les incidences teur : Salvator
de la décision tant économiques qu’hu- Aviva, G. 2006. «A Typology of Moral Problems

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29

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Ethique professionnelle ou des affaires, mental des dirigeants, notamment dans

l’éthique des affaires, les témoignages affaires, et évoquera la question de la

1994). Ce terme renferme aujourd’hui sont‑ils possibles ?» (Tappolet, 2004).

confrontation entre deux choix de solu- les entreprises et de s’intéresser à la

(téléologiques) comme l’utilité, ou en de liberté ontologique, Sartre propose

Figure 1 : Exemple d’attitudes face au dilemme.

et Cherré et Morin, 1999). En procé- Ethique des affaires et

non éthiques ou encore le non-respect plus globaux afin de pouvoir réperto-

Ce grand travail sur soi, de justifica-

de la décision tant économiques qu’hu- Aviva, G. 2006. «A Typology of Moral Problems

Salzmann, Y. 2000. Sartre et l’authenticité.

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