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Jules Gritti

La télévision en regard du cinéma


In: Communications, 7, 1966. pp. 27-39.

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Gritti Jules. La télévision en regard du cinéma. In: Communications, 7, 1966. pp. 27-39.

doi : 10.3406/comm.1966.1092

http://www.persee.fr/web/revues/home/prescript/article/comm_0588-8018_1966_num_7_1_1092
Jules Gritti

La télévision en regard du cinéma :

vrai ou faux problème ?

La télévision remplit-elle les fonctions d'un langage? Ce « langage » est-il


spécifique? Habituellement le problème est posé dans une confrontation avec
le fait cinématographique et secondairement avec le fait radiophonique. La
presse n'entre guère en ligne de compte et moins encore d'autres arts ou tech
niques de diffusion tels que le disque, le photoroman, etc. L'on suppose suf
fisamment établie la confrontation entre le cinéma et les arts dits classiques tels
que la musique, la peinture ou le théâtre, entre le cinéma et la « littérature <».
Nous ferons l'économie d'une révision de tous ces présupposés. Le phénomène-
Cinéma, le phénomène-Radio et le phénomène-Télévision ont en commun d'ins
taurer une communication entre des créateurs d'images et un public par le relais
d'une technique. Le discours verbal subit un traitement qui l'affecte jusque
dans ses qualités phoniques, qui lui confère surtout une signification seconde
dans une composition avec les images visuelles ou sonores. Les images ont une
signification première immédiatement lisible et endossent de par leur composit
ion interne et leur « discours » entre elles une signification narrative et poétique.
Ainsi nous acceptons le champ de confrontation, quitte à faire intervenir des
révélateurs tels que le théâtre ou l'art oratoire pour donner plus de netteté à
tel ou tel des traits en présence.
Quel cinéma, quelle télévision comparer? Qu'y a-t-il de commun entre l'Année
dernière à Marienbad et Chronique d'un été, entre Ubu Roi et les Croquis ?
A la limite il semblerait préférable de parler de plusieurs cinémas ou de plusieurs
télévisions, plutôt que d'instaurer une sorte d'ontologie de chacun de ces media.
Les ressemblances entre tel documentaire cinématographique et tel autre télé
visé, tel reportage télévisuel et tel autre radiophonique tendent à infirmer les
ontologies unitaires. Notre recherche n'a pas besoin de ces dernières. Quand
nous parlons de cinéma c'est pour désigner un phénomène de communication
qui va de la production à l'exploitation en salles, qui implique projection sur
grand écran et rassemblement public. Quand nous parlons de télévision, c'est
pour désigner un second phénomène de communication, qui comporte son type
de projection, son petit écran et une participation collective restreinte. Les
contours de chacun de ces phénomènes, surtout ceux de la participation, sont
suffisamment distincts d'un médium à l'autre, du moins à l'heure actuelle, pour
que nous puissions différencier cinéma et télévision.
A quel niveau engager la réflexion? Celui, précisément, énoncé dans les ques-

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tions initiales : le langage. Les conditionnements politiques ou économiques,


les contraintes techniques... prêtent aussi à sérieuse confrontation, mais nous
ae retiendrons des uns ou des autres que leurs incidences sur l'expressivité télé
visuelle.
Dans l'état actuel des réflexions générales sur les langages, un schéma nous
a paru répondre largement aux besoins du présent exposé. Ce schéma, qui va
servir de fil conducteur, est celui de Roman Jakobson, sur les six fonctions du
langage 1.
CONTEXTE
(fonction référentielle)
DESTINATEUR MESSAGE DESTINATAIRE
(fonction expressive) (fonction poétique) (fonction conative)
CONTACT
(fonction phatique)
CODE
(fonction meta -linguistique)

Rappelons brièvement la signification des formules proposées par le célèbre


linguiste :
1) « La fonction dite expressive ou émotive, centrée sur le destinateur, vise
à une expression directe de l'attitude du sujet à l'égard de ce dont il parle 2. »
2) La fonction dite phatique tend à maintenir le contact entre destinateur
et destinataire, à vérifier s'il est normalement maintenu. Par exemple : « Allô...
m'entendez-vous ? »
3) La fonction dite conative marque le message en vue de le rendre opérant
sur le destinataire ; elle fait appel par exemple à l'impératif.
4) La fonction dite méta-linguistique s'exerce sur le langage adopté par les
interlocuteurs (d'où son nom) ; par elle, destinateur ou destinataire vérifient
s'ils ont recours au même code. Par exemple : « Que voulez-vous dire en parlant
de... spécificité ? »
5) La fonction dite poétique déborde ce que l'on entend traditionnellement
par « poésie ». Elle englobe tous les procédés, tous les signes palpables qui trans
forment le langage premier en art perceptible. Plus précisément elle désigne
le traitement « artistique » en tant qu'il porte sur le message lui-même.
6) La fonction dite référentielle (ou encore « cognitive », « denotative ») renvoie
à un contexte, c'est-à-dire à un monde perçu ou imaginé auquel destinateur
ou destinataire puissent se référer.

La présente étude s'en tiendra à trois de ces fonctions pour lesquelles la confron
tationdonne des résultats assez solides et probants :
1) La fonction expressive (Destinateur).
2) La fonction phatique (Contact).
3) La fonction conative (Destinataire).

1. Essais de linguistique générale, éd. de Minuit, 1963.


2. Essais de linguistique générale, éd. de Minuit, 1963, p. 214.
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Pour les trois autres nous nous bornerons à esquisser une problématique.
Elles impliquent trop de préalables, plus exactement : trop d'explorations méthod
ologiques et sémiologiques de portée générale, que ce serait présomption, que
ce serait un « mauvais service », de s'y aventurer à partir du petit écran et du
seul langage télévisuel.
— Pour la fonction méta-linguistique (Code) nous renvoyons aux études de
Christian Metz1 sur le langage cinématographique langage sans code et, pour
ainsi dire, langage sans langue. Le cinéma n'a pas en effet pour ses images ou
pour les composantes de l'image, l'équivalent d'un « lexique » institutionnalisé
(première articulation) ni d'un « alphabet » codifié (deuxième articulation).
Toute tentative pour instaurer une paradigmatique (blanc = bon/noir = mauvais
a fait long feu. En tant que système de signes, la Télévision paraît rester tribu
taire du cinéma, des expériences et acquisitions de celui-ci, plus limitée même
que lui quant aux essais de codification.
— Sur la fonction poétique (Message) mieux vaut attendre une élaboration
plus avancée d'études sur la rhétorique en littérature et au cinéma, sur les rap
ports entre le registre de dénotation et celui de connotation, entre narrativité
et rythmique... Au cinéma comme à la télévision, le réalisateur en un mouvement
homogène construit les signes qui transmettent le message et ceux qui le traitent
« artistiquement ». Au niveau des unités minimales, des plans, quels sont les
rapports entre le langage dénoté de l'image, langage à dominante analogique,
et le langage second ou traitement esthétique? Ces rapports sont-ils différents
ou équivalents entre leur mode cinématographique et le télévisuel?
Au niveau du « discours » cinématographique ou télévisuel, quelles unités
maximales vont supporter et signifier l'organisation interne et la progression?
Quels rapports entre séquences de structure narrative et les dites « séquences »
du découpage technique? Quels ressorts internes vont assurer et signifier la
progression? Enfin, la rythmique serait-elle comme une rhétorique ou langage
second vis-à-vis de cette organisation et de cette progression du discours fi
lmique ou télévisuel ? Cela exploré, il faudrait reprendre, à ce niveau, la confront
ation, entre cinéma et télévision, faire le point par exemple sur des formules
telles que le « cinéma, art romanesque »..., « la télévision, art de chronique... » etc.
— Sur la fonction référentielle (Contexte), interviennent de profondes données
anthropologiques dont l'exploration réclamerait davantage qu'un article de
revue. Qu'est-ce que le réalisme, qu'est la fiction, tant au cinéma qu'à la tél
évision? Le réalisme serait-il référence au monde de la perception ou s'étend-il
au monde surréel, spirituel...? La fiction se juxtapose-t-elle au réalisme en endos
santdes mondes autres que celui de la perception, ou se superpose-t-elle comme
un registre second aux signes analogiques de l'image et au discours total ? Quelles
sont, enfin, les possibilités respectives du cinéma et de la télévision dans cet
ordre?

La première fonction sur laquelle s'engage la confrontation entre cinéma et


télévision est la fonction expressive. Il importe tout d'abord d'interroger les
réalisateurs. Que disent-ils des possibilités d'expression personnelle rencontrées
dans l'un et l'autre domaine ?

1. « Le Cinéma, langue ou langage », Communications 4, 1964, p. 73-77.

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Frédéric Rossif, venu de la Cinémathèque à l'O. R. T. F., travaillant pour le


cinéma et pour la télévision, explique les différences entre l'une et l'autre « parole »,
par les incidences d'un budget ou d'une politique : « Quand je fais un film, le
producteur, qui prend des risques financiers, m'entoure de soins ; il me donne
les moyens techniques les meilleurs... Le producteur est directement respons
able,il porte le réalisateur de cinéma... A la télévision, il faut arracher l'argent
pour faire de bonnes émissions... Ce climat économique détermine la manière
de faire un film. Il est sûr que je n'aurais jamais pu faire par exemple Mourir
à Madrid à la télévision.
« De plus, je pense qu'il y a plus de liberté individuelle et plus de démocratie
au cinéma qu'à la télévision. La télévision est une télévision d'État. Quel que
soit l'État, quel que soit le gouvernement, un État a une fonction précise, une
règle du jeu qu'on ne peut point enfreindre. Le cinéma est, au contraire, concurr
entiel x. »
Marcel Bluwal, réalisateur de télévision, travaillant quelquefois au cinéma,
récuse de son côté les différences entre l'un et l'autre mode d'expression, mais
pour tirer des conclusions opposées à celles de Rossif : « Pour qui fait de la télé
vision ou du cinéma, il n'y a aucune différence entre l'un et l'autre... Je suis venu
à la télévision parce qu'il m'était impossible, dans les conditions d'exploitation
du cinéma, de faire ce que j'avais envie de faire au cinéma, du moins en France...
La télévision est un organisme d'État qui ne gagne pas d'argent. Le souci de
la qualité parmi les patrons de la télévision a toujours été constant 2. »
Dans l'un et l'autre cas, les différences sont présentées comme accidentelles.
Elles n'affectent pas les structures du langage ou de l'art. Reste à savoir pour
quoi un Frédéric Rossif se trouve plus accordé, pour le type de mise en scène
qu'il conçoit, avec les conditions de la production cinématographique et pour
quoi Marcel Bluwal, en tant que réalisateur cherchant les possibilités optima
d'expression, opte en sens contraire. En d'autres termes, dans l'un et l'autre
cas, c'est le mode d'expression qui se sent brimé ou favorisé par les conditions
économiques ou politiques. Le problème du langage reste intact.
Les deux réalisateurs ci-dessus interrogés ont mis en avant les incidences de
conditionnements économiques ou politiques sur l'expressivité. Bon nombre
de critiques et de théoriciens ont fait plutôt intervenir les contraintes techniques.
Il fut un temps en effet, où ces contraintes ont pesé d'un grand poids. Résumons-
nous : caméra lourde et unique, dans le cas du cinéma traditionnel (qui a renoncé
aux caméras multiples des temps héroïques) — gamme ou plutôt clavier de
caméras, dans le cas de la télévision. Tournage plan par plan au cinéma, tournage
en continuité de séquences à la télévision, ce qui rendait plus difficile la fini
tion des raccords. Eclairage modifié sans cesse au cinéma, fixé pour toute la
séquence à la télévision ; de même pour la prise de son ; il en résultait une plus
grande difficulté d'harmonisation entre lumière et son, à la télévision, d'où le
primat du gros plan qui permettait de réaliser le meilleur équilibre.
Toutes ces contraintes ont joué pour déterminer un style de mise en scène,
une morphologie narrative, créer des habitudes et susciter des influences qui ne
disparaîtront pas de sitôt. Toutefois une interaction du cinéma et de la télé
vision, une osmose des techniques, sont en cours. D'une part la télévision use

1. Télé-Ciné, N08 121-122, 1965, « Télévision et Cinéma ».


2. Télé-Ciné, N08 121-122, 1965, « Télévision et Cinéma ».

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La télévision en regard du cinéma

d'une grande quantité de films tournés en 16 mm (sans oublier les films repro
duits au petit écran). D'autre part le cinéma connaît à l'heure actuelle une « géné
ration de la télévision » : les habitudes du tournage plan par plan, la grammaire
des raccords sont remis en question. Un vétéran tel que Renoir, dans le Testament
du Docteur Cordeliert a pu tourner les séquences en continuité, faisant œuvre
estimable pour le cinéma et la télévision, créant, en tous cas, un précédent.
Depuis quelques années, le cinéma peut utiliser des caméras légères et des camér
as munies du « Zoom » qui remplace le télé-objectif et supprime l'appareillage
nécessaire au « travelling ». La synchronisation de l'image et du son, moins auto
matique mais plus minutieusement établie au cinéma qu'à la télévision, récla
mait un traitement des plus délicats. Désormais, un automatisme semblable
à celui de la télévision s'avère possible : pilotage simultané de la caméra et du
magnétophone, incorparation de l'enregistreur sonore à la caméra, liaison par
émetteurs minuscules plutôt que par câbles, micro-cravate, etc. Une partie crois
sante de la production cinématographique va connaître des conditions semblables
à celles d'une large partie de la production télévisée.
Nous voyons ainsi s'instaurer un secteur commun de plus en plus vaste, sans
préjuger d'interférences plus poussées encore : télévision pour grand écran,
et cinéma distribué au moyen de l'eidoscope. Les différences vont-elles désormais
se situer entre les secteurs extrêmes : grand écran et caméra à large objectif
d'un côté, télévision-transistor de l'autre? Bref, les différences seraient- elles
d'ordre dimensionnel, tandis que les ressemblances occuperaient tout un
secteur intermédiaire ? Nous nous référerons plus spécialement à cette zone
mitoyenne, car les équivalences ou les traits distinctifs prendront valeur
probante.
Qui s'exprime ? Tout d'abord le réalisateur par sa propre mise en scène. Nous
n'avons pas à résumer ici une histoire du cinéma et quantité d'articles cinéma
tographiques pour illustrer la variété des écritures de réalisateurs. Tout a été
dit et redit, sauf un préalable, une réponse à ces questions primordiales : qu'est-ce
qu'une « écriture », un style ? qu'est-ce que l'originalité d'écriture, de style ? Pour
les œuvres littéraires nous ne pouvons que renvoyer aux études de Roland Barthes
sur la condition orphique de l'écrivain destiné à « détacher une parole seconde
de l'engluement des paroles premières que lui fournissent le monde, son existence,
bref un intelligible qui lui préexiste, car il vient dans un monde plein de langage,
et il n'est aucun réel qui ne soit déjà classé par les hommes x ». Le style personnel
serait donc la manière par laquelle un écrivain donné opère cet agencement,
organise ce langage second, constitue son propre système de connotations. La
condition du cinéaste ressemble à celle de l'écrivain, dans la mesure où lui aussi
traite et agence des images en un registre second et personnel. Elle en diffère,
parce que ne préexiste pas à la mise en scène une sorte de corpus codifié d'images,
corpus équivalent du langage parlé. En un mouvement homogène le cinéaste
fabrique le langage premier, analogique de l'image et déploie son langage second,
sa propre mise en scène. Tout comme l'écrivant il dispose à l'heure actuelle d'un
vaste répertoire rhétorique fait de procédés, de figures de style ; il y puise, tout
en cherchant continuellement de nouvelles combinaisons de paroles (d'images)
et de figures. L'expression personnelle implique enfin, dans l'un et l'autre cas,
la préoccupation de l'autre, lecteur ou spectateur. S'exprimer en un style person*

1. Essais critiques, Seuil, 1964, p. 15.


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nel c'est trouver les moyens adéquats, les combinaisons rhétoriques qui
permettront à l'autre de le distinguer, lui, auteur, de la masse de ses semb
lables.
Que la télévision donne à ses propres réalisateurs la possibilité de s'exprimer
personnellement, relève d'une évidence banale. Que les réussites y soient moins
nombreuses et variées qu'au cinéma, tient à une histoire plus courte : seconde
évidence. Citer des hommes, définir des styles, déborde notre champ d'études.
La seule question, combien ténue, est la suivante : y-a-t-il des réalisateurs qui
n'ont pu s'exprimer en un style personnel, qu'à la télévision ? Trop de facteurs
externes interviennent pour que l'on puisse transformer une occurence en norme.
Tout ce que nous pouvons constater, c'est que, dans la réalisation télévisuelle,
des hommes ont fourni jusqu'à ce jour le témoignage d'une écriture personnelle.
Cela vaut pour les reportages et interviews — citons entre autres : les Croquis
de Knapp et Bringuier — , les dramatiques de Stellio Lorenzi, Mitrani, les Variétés
de l'inévitable Averty. Tous ces réalisateurs, et quelques autres, disposent des
moyens qu'ils ont entre les mains, pour « dire ce qu'ils veulent ». La polyvalence
des réalisateurs, requis de fournir rapidement des œuvres de genre fort différent,
reste chose accidentelle. Qu'elle ait influé sur l'écriture pour une souplesse plus
grande dans le multiple, reste hypothèse des plus hasardeuses.
L'acteur1 se trouve dans une situation analogue. D'une parole première,
faite de mots, de gestes, de mimiques du visage, lui aussi doit détacher une parole
seconde à la fois personnelle et insérée dans l'expressivité globale. Qu'est-ce que
le « jeu » sinon cette parole seconde ? Il est difficile de spécifier le jeu cinémato
graphique vis-à-vis du théâtral. Les passages fréquents de la scène au studio,
la variété des œuvres cinématographiques, les renouvellements de conceptions
théâtrales, créent de telles interférences que toute spéculation s'avère présompt
ueuse.Il n'est plus de tradition théâtrale (il en est de moins en moins à la Coméd
ie française) à laquelle (contre laquelle) l'on puisse se référer pour dégager
une spécificité du jeu cinématographique. Joan Crawford est plus « théâtrale »
en son jeu que... mettons Madeleine Renaud. Le plus clair, — mais ici nous
rejoignons la mise en scène — , est que le cinéma a déployé toutes ses ressources
rhétoriques de lumière, de cadrage et de montagne pour modifier, valoriser le
jeu personnel de l'acteur. Sans compter avec les Bresson et Antonioni, qui con
fèrent à celui-ci la dignité de chose cinématographique.
La question d'un jeu télévisuel d'acteurs qui seraient davantage eux-mêmes
à la télévision qu'en tout autre domaine, s'avère plus fragile encore que la pré
cédente. Il n'est aucun exemple d'acteur de télévision qui ne puisse déployer
ses ressources personnelles au cinéma, sinon au théâtre. Les passages de studio
à studio, à la scène et vice versa sont des plus fréquents. Qu'un Raymond Souplex
soit voué à jouer indéfiniment le personnage populaire de « l'inspecteur Bourrel »,
avec son côté bourru et bon grand-père de famille, relève davantage d'une mythol
ogiepropre à la participation télé-spectatrice, que d'un style spécialement
créé par cet acteur. Les comédiens interrogés déclarent plutôt leur gêne devant
la hâte, la semi-improvisation du spectacle télévisuel ; d'autres, tels que Fernandel

1. Nous bornons ces réflexions sur l'expressivité au réalisateur et à l'acteur. Ni le


producteur, ni les techniciens ne s'expriment à proprement parler. Il reste l'opérateur,
l'architecte décorateur, voire le costumier qui détiennent à un certain degré des pouvoirs
expressifs. Mais c'est au réalisateur qu'incombe l'ultime responsabilité. Ses choix
englobent ceux de ses subordonnés.
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La télévision en regard du cinéma

et Danièle Darrieux se refusent à jouer pour le petit écran : « On se casse le por


trait », déclarent-ils. Nous voilà pleinement dans l'accidentel.
La seule commutation quelque peu probante est le comportement expressif
d'acteurs mis en position d'interviewés. Telle actrice qui minaude entre les
réminiscences de prestations antérieures et une exhibition qui voudrait entrer
dans les conventions du « naturel », risque fort de perdre à ce double jeu. Le
plus simple — et nombre d'acteurs paraissent l'avoir compris — consiste à trou
verun ton et un comportement extra-scéniques, celui de la conversation courante.
Par là l'acteur professionnel résiste assez bien à l'épreuve de l'interview, qui est
en définitive une épreuve de dénotation. C'est tout ce qui reste au-delà de toutes
les questions et des batteries les plus éprouvées.

Du Destinateur au Destinataire passe la fonction de contact (phatique). Ici


la confrontation devient probante. Le cinéma n'interpelle pour ainsi dire jamais
son public *. La tentative, mal comprise, de Max Ophûls, dans Lola Montés,
atteste que c'est là une question de fait plus que de droit. Ce fait toutefois est
devenu tradition normative. Les pouvoirs d'illusion exercés par l'image et la
narrativité filmiques, semblent avoir jusqu'à ce jour dispensé le cinéma de ce
recours direct aux spectateurs. Reste à savoir si ce n'est pas là une confiance
présomptueuse et une solution de facilité. Refuser le contact avec le spectateur,
aboutit à lui refuser la distanciation vis-à-vis de la réalité écranique. Au specta
teur qui adhère totalement à cette réalité aucune proposition n'est faite pour
qu'il en « décolle ».
La télévision a hérité de la radio cette fonction du contact. Elle utilise le
procédé des présentateurs, speakers ou speakerines. Elle use et abuse de leurs
services : bavardages, boniments, redondance d'un présentateur à l'autre,
deviennent monnaie courante. Il n'empêche que la fonction « phatique » a pris
voix et visage, procurant au langage télévisuel un trait distinctif. Sur ce constat,
positif, il y a peu à commenter 2. Remarquons simplement qu'est apparue, autour
de cette fonction, une notion qui en résume les connotations : la télégénie. Celle-ci
est opposée à la photogénie comme le naturel à l'artefact, le caractère au charme,
la présence dynamique à la séduction statique. Nous cédons volontiers la parole
à Nicole Védrès : « Les uns diront que si l'on passe bien à l'image, c'est une ques
tion de carnation (j'en doute), les autres que c'est l'organisation des reliefs du
visage (je veux bien), d'autres encore et plus vaguement que c'est le caractère
du visage, plus que son harmonie (voilà qui à mon sens approche de la vérité).
En fait, il semble qu'une seule chose soit certaine : si au cinéma, par peur de
« ce mouvement qui déplace les lignes » les visages dits beaux sont exagérément
statiques, comme passifs sous la lumière et l'angle les plus évidemment flatteurs,
la mimique se réduisant en gros à l'écarquillement de l'œil, au frémissement
de la lèvre, voire, dans les grands cas, de la narine, à la télévision, au contraire,
c'est avant tout la dynamique naturelle du visage qui retient, intéresse, émeut.
Dynamique naturelle s'entend... Quelque chose comme une balistique incons
ciente. C'est exactement ce que l'on appelait autrefois le jeu des traits et à quoi

1. Une étude fort intéressante de l'interpellation au théâtre reste à faire.


2. Une typologie de la speakerine, tentées par André Bazin, relève davantage d'une
psycho-sociologie que d'une étude des fonctions du langage.

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Jules Gritti

les gens les plus psychologues qui fussent — ceux du xvne siècle qui ont inventé
le roman — attachaient plus de vertu qu'à la régularité plastique 1. »
Faire comparaître le visage humain, en deçà du spectacle, en un tête-à-tête
avec cet interlocuteur qu'est virtuellement le télé-spectateur est une opération
toute naturelle à la télévision, art de présentation plus que de représentation.
Pour y parvenir le cinéma doit décoller le spectateur de son adhérence à l'ill
usion écranique et au spectacle, créer la distance qui permette d'introduire ce
relai qu'est le tête-à-tête dans un parler direct. L'avenir nous dira si une telle
distanciation sera communément acceptée. A la télévision elle est admise d'emblée.
L'interpellation, la comparution du visage humain, qui sont les signes les
plus immédiatement perceptibles de la fonction phatique de la télévision, nous
invitent à tabler sur cette fonction comme donnée spécifique du langage télé-
visuel. La télévision s'est développée d'abord comme un art du dire, du pré
senter. Elle montre pour ainsi dire du doigt des images et les entoure de son
verbe explicateur. Elle fait voir. Si roman il y a, ce n'est pas seulement le roman
évoqué, transposé, mais le roman raconté, mis expressément à la disposition
de l'usager. Plutôt que de l'art romanesque, la télévision est à rapprocher de
celui de l'éloquence avec tout ce que cela comporte de structuration du discours
en vue d'une vraisemblance manifeste, ostensible, et de risque immédiat dans
« l'exécution » de ce discours. Tandis que le cinéma propulse ses analogies en
une cohérence intérieure, pleine et captative, la télévision relie entre elles les
images et les analogies par un discours des images entre elles. Tout se passe
comme si le télévisionnant, conscient d'une insuffisance des images et de leur
suite, et malgré leur caractère analogique, recourait aux conventions du langage
communément reçu, au langage même de la conversation courante, pour étoffer
la vraisemblance. Dans le meilleur des films, le parlant et le visuel s'impliquent
dialectiquement, comme nécessaires l'un à l'autre. Dans la télévision, même
la meilleure, le parlant et le visuel tendent à faire redondance. Il n'est rien de
plus révélateur que les discussions entre cinéastes et téléastes au sujet de courts
métrages cinématographiques réclamés pour le petit écran. Là où l'homme de
cinéma désire préserver comme un tout l'image et sa romance verbale ou sonore,
l'homme de télévision voudrait se servir des images visuelles et les reprendre
en un commentaire direct. En sens contraire Frédéric Rossif transposant du
cinéma les images de la vie des animaux transforme le commentaire parlé en une
romantisation verbale. Le cinéma peut atteindre au maximum de liberté roma
nesque en s'adossant à un minimum analogique. La télévision peut montrer
n'importe quoi puisqu'elle se réserve le pouvoir de montrer. La liberté du cinéma
repose sur le répertoire illimité des analogies, celle delà télévision repose sur
l'arbitraire illimité des signes parlés. L'art de Jean Christophe Averty ne fait
exception qu'en apparence : le visuel vole en éclats percutants comme du sonore
— ne sont- ils pas le plus souvent redoublés d'éclats sonores! — , l'agression tient
lieu de démonstration. Vient-elle à masquer la démonstration, c'est en faisant
immédiatement appel au consensus du spectateur, très exactement comme le
prestidigitateur ne peut opérer ses tours de passe-passe qu'en montrant les signes
extérieurs qui les masquent. Les truquages d'Eisenstein photographiant en plein
été les glaces du lac Peïpous tendent à créer une sur-vraisemblance narrative,

1. Propos cité par André Brincourt, la Télévision et ses promesses, la Table Ronde,
1960, p. 133.
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La télévision en regard du cinéma

ceux de Georges Méliès cherchent à créer le fantastique par les voies de l'ana
logie. Tandis que les truquages d'Averty se donnent comme tels.
Ces réflexions nous introduisent à une compréhension des réussites spécif
iquement télévisuelles. La caméra explore le temps relève d'une diégèse différente
de celle du roman ou du drame historiques. Elle est l'exposé visuel d'un problème
historique. Dans les premières années de la série, les réalisateurs présentaient
les données de ce problème avant l'émission et proposaient les solutions au terme.
Par la suite la crédibilité du processus narratif et le consensus des spectateurs
ont dispensé les auteurs de cet exposé préliminaire. La présentation s'est inté
riorisée au déroulement. Au terme de l'exposé visuel, l'explication, quoique
d'un style différent, prolonge normalement la transposition historique. Une
telle scène ne va pas sans simplifications confinant au mélodrame, mais elle
garde pour l'essentiel ses structures démonstratives, elle respecte ce que le consen
sus social entend par problème historique.
L'affinité très tôt ressentie entre le conte, le feuilleton ou le mélodrame et la
télévision (et source de réussites, telles que le Chevalier de Maison Rouge, les
beaux yeux d? Agatha) provient de ce que l'acte de récitation fait partie intégrante
de ces œuvres, bien plus qu'il n'est dimension surajoutée. Des recherches telles
que les Conteurs d'André Voisin s'avèrent pleines d'intérêt de par cette associa*
tion intime entre récit et récitant. En extrayant l'épisode du marquis de la
Pommeraye de Jacques le Fataliste (Diderot) la télévision n'a pas cherché à riva
liser avec les Dames du Bois de Boulogne (R. Bresson) ; elle a confié à Madeleine
Renaud le soin de raconter le texte : la finesse d'esprit et de sensibilité de l'artiste
ont pu conférer au récit de Diderot sa pleine dimension. Veillée pour les uns,
lecture publique pour les autres, la télévision implique l'art récitatif 1.

L'ultime fonction du langage, celle dite conative concerne le Destinataire. Il


ne s'agit pas d'analyser les conditions et le contenu des réponses ; pareille étude
relève d'une psychologie ou d'une sociologie de l'usager. Nous avons à débattre de
la rhétorique déployée par la télévision en vue de capter l'attention du téléspec
tateur,de l'informer, de l'instruire, de le divertir. Toutes nos analyses précédentes
portant sur le contact ont cette dimension conative. Cela reste vrai pour l'expres
sivité la plus personnelle : qu'est-ce que le style sinon un arrachement à l'anony
mat pour se faire entendre « singulièrement » de l'autre ?
Bon nombre d'observateurs venus de la critique de Cinéma tablent sur le
comportement, sur le mode de participation des destinataires, pour délimiter
les différences entre cinéma et télévision, le plus souvent pour valoriser la par
ticipation cinématographique. « La télévision est en fait, un moyen de diffusion
comme le téléphone... une sorte d'almanach quotidien, un agenda, un livre de
comptes de l'actualité conformiste. Elle est de moins en moins appelée à être
feuilletée. Elle devient bouquin et lecture et même lecture publique. Là est sa
vraie vocation 2. »

1. Le film cinématographique à thèse serait ici l'exemple même a contrario puisqu'il


subordonne la narrativité interne à une logique extrinsèque : d'où un succès suspect dû
à une certaine lisibilité, mais aussi une déperdition esthétique ou romanesque. La
qualité de films tels que Main basse sur la ville et Le moment de la vérité de Francesco
Rossi vient de ce que la plus rigoureuse logique s'unit indissolublement à une narra
tivité cohérente, sans support démonstratif.
2. Jacques Mourgeon, Cahiers du Cinéma, N° 122, août 1961, p. 28-36.

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Jules Gritti
André S. Labarthe formule en termes plus nuancés de semblables réductions.
Ce ne sont pas les sculpteurs du xie siècle qui ont fait l'art roman, ils ont œuvré
de leur mieux dans la pierre. Ce sont les générations successives qui ont reçu et
admiré ces œuvres, qui ont fait a l'art roman ». A plus forte raison, quand il
s'agit des arts du spectacle, il faut faire entrer en ligne de compte la participation
du public. Nettement caractérisée au cinéma, celle-ci s'avère plutôt indécise
et partagée à la télévision : « Le téléspectateur est l'usager de la télévision comme
l'aviateur est l'usager de l'avion. Il consomme l'image, comme il consomme
du pain et du vin. Ce n'est en aucun cas, un spectateur, à peine un regardeur...
la télévision n'est pas un art du vrai comme le cinéma, mais une technique du
réel comme le téléphone *. » L'attitude du téléspectateur est double : s'il recherche
l'isolement, éteint la lumière et se laisse totalement capter par l'écran, il tend
à recréer les conditions d'un cinéma à domicile ; hormis ces temps forts il porte
une attention émoussée, intermittente, au télé-récepteur et consomme des images
presqu'aussi machinalement que les aliments. Cette seconde attitude plus habi
tuelle ne reste donc spécifique qu'en étant diminutive ; en regard de la première,
cinématographiquement a marquée », nous pourrions la désigner comme « non
marquée ».
Toutes ces critiques récusent donc par forfait une originalité marquée de la
participation télévisuelle. Elles ont au passage soulevé un problème majeur,
celui du langage dans sa fonction conative ; en arguant de la participation, ils
l'ont tranché par la négative. Il est inutile de rechercher ou d'étudier un langage
là où n'intervient qu'une technique de transmission à distance. Nul ne songe à
traiter les jumelles, le périscope, le magnétophone etc.. de formes d'art ou de
nouveaux langages. La transmission en direct d'un match de foot-ball, la repro
duction de documents en 16 mm relèvent- elles purement et simplement de la
technique ?
Stimulée par ces réflexions et ces contestations, notre étude va faire appel
à deux champs de significations qui, tous deux, mettent en jeu la fonction cona
tive : la spatialité et le spectacle. Pour la spatialité, nous ferons appel à un tiers
révélateur, le théâtre.
Dans le spectacle cinématographique nous trouvons une spatialité à la fois
totalisante et morcelée par la suite des images. Chaque plan happe en sa direc
tion le regard du spectateur. La fascination des images sur laquelle on a tant
écrit résulte principalement d'une spatialité qui tend à sa suffisance interne.
Personnages, décors et paysages, lignes, lumières et couleurs entrent en rapports
mutuels d'harmonie ou de discordance, rapports créateurs d'une consistance
telle que le participant est sollicité d'entrer dans le circuit. Regarder le specta
teur en face serait une hérésie au cinéma, déclarait naguère Nino Franck. Ce ne
sont pas les bandes publicitaires qui pourraient lui 'donner tort! Regarder le
spectateur en face reviendrait à tourner le dos à cette totalité qu'est l'espace
cinématographique. L'une des plus fécondes découvertes de la rhétorique de
l'image, la profondeur de champ, confirme cette tendance à la totalité. Mais
— paradoxe du Cinéma — l'image proposée dans l'immédiat, comme pleine
et suffisante, atteint plus ou moins rapidement ses limites en s'insérant dans
une dynamique et un discours. D'où le jeu des cadrages et l'implication des
plans. En définitive l'image cinématographique est constituée dans une plénitude

1. «Le Cinéma, la Télévision, et leur public », La Nef, novembre 1961, p. 74-75.


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La télévision en regard du cinéma

immédiate, captatrice du regard, pour renvoyer à la plénitude suivante, jusqu'à


la « Fin ».
Nous avons tous appris, en nous essayant à l'art théâtral, qu'il fallait éviter
de tourner le dos au spectateur, les audaces d'exception confirmant ici la règle.
L'espace théâtral est en effet un espace ouvert, délibérément « insuffisant »,
un espace ouvert sur le public. L'on pourrait même dire que le théâtre inclut
le public dans sa spatialité propre : celle-ci comporte une zone dense, la scène
ou ses équivalents, puis la zone plus diffuse du public assemblé. De part et d'autre
de la rampe, une commune célébration du texte. Tout cela éclaire cette formule
typiquement Malruxienne : « Le théâtre c'est une petite tête dans une grande
salle et le cinéma c'est une grosse tête dans une petite salle 1. » On pourrait ajou
ter: la télévision, est une tête moyenne dans une salle moyenne.
Sitôt que nous regardons l'image télévisuelle nous ne pouvons dissimuler une
impression première d'appauvrissement, d'insuffisance. Les contraintes tech
niques, celles d'un éclairage uniforme notamment, la petitesse de l'écran, les
habitudes de hâte (et de négligence) créées par les reportages en direct, déteignant
sur le différé et même le télé-film, n'expliquent pas totalement cette pauvreté.
Des réalisateurs tels que Stellio Lorenzi ou Jean-Marie Drot sertissent leurs
images avec un soin aussi raffiné que celui des cinéastes les plus experts. Mais
une spatialité différente de celle du cinéma tend à s'élaborer. Une expression
de Michel Tardy, pourrait être ici reprise, quoique transposée : l'image télévi
suelle est « centrifuge ». Elle est portée au-devant du spectateur, elle lui est pré
sentée dans une sorte de mouvement virtuel vers lui. Le primat du gros plan
et les interpellations directes (phatiques) ne font que confirmer cette tendance
secrète. S'il fallait symboliser l'espace télévisuel, ce serait en une sorte de triangle
dont la pointe serait en direction du spectateur a. Ce dernier est par là même
appelé à prolonger cet espace plutôt qu'à s'intégrer en lui. L'insuffisance de
l'image télévisuelle crée donc une fuite vers l'avant tout autant que l'insertion
dans une dynamique et un discours. Moins totale, nous dirions même moins
totalitaire que l'image cinématographique, celle de la télévision, plus pauvre,
est davantage offerte.
Ces confrontations sur la spatialité nous conduisent à une ultime réflexion
sur la notion de spectacle. Elle est communément dévolue au cinéma.
Toute l'institution cinématographique, du moins jusqu'à ce jour, s'est éla
borée en fonction du spectacle. Vis-à-vis du Destinataire, le Cinéma reste avant
tout proposition d'un spectacle. Certes l'on a pu tenter de greffer divers autres
systèmes de propositions : apologétique, propagande, information, instruction, etc..
mais tous, en dehors de secteurs étroitement spécialisés, ont dû se plier tant bien
que mal aux contraintes du spectaculaire. Les théories de Cesare Zavattini sur
le cinéma anti-spectacle et promotion de la vie quotidienne, les tentatives du
néo-réalisme italien, et celles plus proches du « Cinéma-vérité », ont représenté
un effort courageux pour desserrer l'étau (pour décoller l'usager de l'écran). Mais
il faut bien reconnaître que de telles tentatives restent limitées quant au volume
de production et l'étendue de l'audience. L'on peut même se demander si leur

1. Cité par Sergio Pugliese, dans Télévision, Semaines Sociales Universitaires (28e ses
sion), Université Libre de Bruxelles, 1961, p. 206.
2. Cette figure géométrique n'est pas tellement arbitraire, si l'on pense aux positions
respectives des caméras, formant le plus souvent un triangle tourné vers la scène à
enregistrer.

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Jules Gritti'

succès relatif en des pays différents de celui de la réalisation, ou en tel secteur


institutionnel (Ciné-club) ne résulte pas d'un spectacle second de type exotique
ou initiatique. Le cas des « Actualités cinématographiques » n'est même pas
l'exception confirmant la règle, car de telles bandes restent trop évidemment
conçues pour la spectacularisation de l'événement ; d'où les tentatives actuelles
pour résister à la concurrence journalistique de la télévision, par un redouble
ment du spectaculaire (sous la figure de l'insolite).
Qu'est au juste le spectacle ? En nous bornant délibérément au cinéma, nous
pouvons désigner par là tout le registre des connotations, lequel se greffe sur le
langage analogique des images et sur la narrativité, pour que la réalité écranique
exerce effectivement ses pouvoirs d'illusion. Le spectaculaire est pour ainsi dire
la face de la rhétorique, tournée vers le public, l'aspect par lequel toute la rhéto
rique est manifestée pour être opérante. Nous touchons ici à de passionnants
problèmes anthropologiques ; l'étude magistrale d'Edgar Morin sur le cinéma
ou l'homme imaginaire 1 donne les réponses fondamentales.
Dans ses rapports avec le Destinataire, la télévision paraît à première vue-
s'être partiellement délivrée de cette totalité spectaculaire. La théorie classique
des trois fonctions : informer, cultiver, divertir, atteste que fonctionnaires et
théoriciens en ont conscience. Cette trilogie appelle quelques réserves. André
Brincourt, qui en formule quelques-unes, propose plutôt de considérer la télé
vision « comme un instrument et un moyen d'expression 2 », ce qui revient à disso
cierl'information pure (dénotée), du spectacle. Nous avons contesté les théories
ramenant la télévision à une simple retransmission technique. L'information
résulte d'un choix humain sur la masse des images possibles d'un événement.
Il reste que par tout un aspect d'elle-même, la télévision tend à une certaine
dénotation et parvient à donner crédibilité à cette opération. Telle retrans
mission, telle interview, au-delà de tant de conventions d'objectivité, réussissent
à rendre vraisemblable l'image analogique et" le récit des événements, et cela
sans le support, sans la prédominance d'une rhétorique spectaculaire. Michel
Tardy dans sa thèse sur La Télévision directe et ses implications pédagogiques
a fort bien analysé l'opération qui consiste à délivrer l'enfant de l'illusion cin
ématographique pour l'introduire dans la vraisemblance analogique du direct.
Cette analyse vaut pour tout un secteur de télévision, direct ou différé, qui par
vient à l'information dénotée : parole adressée au spectateur, document visuel.
Tout se passe alors comme si la télévision restituait l'exactitude, la crédibilité,
au langage premier des images et de la narrativité. Par là le « décollage » du spec
tateur, la distanciation, deviennent possibles.
Il reste le spectacle télévisuel. Une étude de la fonction référentielle permett
rait sans doute d'analyser le fictionnel et le ludique, d'expliquer, pour la télé
vision, la substitution du ludique au fictionnel. Voisin peut-être du ludique, un
nouveau registre de connotations se présente ici : l'intimisme. Tout y porte :
les dimensions de l'écran, les conditions de la réception, et surtout la spatialité
qui affecte l'image télévisée. Contribue également à cet intimisme tout ce qui
introduit le récitant dans le récit, d'où la réussite d'oeuvres qui retrouvent le
génie du conte et du mélodrame. Sur ce sujet, tous les analystes de l'art télé
visuel s'accordent volontiers. Ce peut être la voie de passage pour bien des pro-

1. Éditions de Minuit, 1956.


2. La Télévision et ses promesses, La Table Ronde, 1960, p. 96.
38
La télévision en regard du cinéma

cédés pseudo-naturels, pseudo-familiers, pour de nouvelles formes de démagogie !


Malgré tout la connotation intimiste n'épuise pas tout le spectaculaire télévisé.
Tel le collectionneur de reproductions artistiques ou de livres d'art qui se pro
cure un substitut de musée, le télé-spectateur en arrive à raffoler de grandiose
à domicile. Ce que lui procure à l'occasion le téléaste. En pareil cas l'expression
d'André Labarthe, « cinéma à domicile », se justifie pleinement ; il faudrait une
imagination fertile pour retrouver une spécificité télévisuelle. Puisse l'avenir,
écarter la menace du spectaculaire en conserve, et permettre à la télévision de
se développer dans les fonctions où elle excelle : l'information, le jeu, le conte.

Toutes les analyses qui précèdent aboutissent tout d'abord à mettre en relief
l'homogénéité de la rhétorique cinématographique. Déjà Christian Metz avait
analysé l'homogénéité entre le langage analogique des images et le registre rhé
torique des connotations. A ce dernier niveau expressivité personnelle, propos
ition spectaculaire et spatialité totalitaire du grand écran, tissent une rhéto
rique continue. L'emprise du cinéma sur les spectateurs est à ce prix. L'absence
de fonction phatique confirme cette homogénéité car l'interpellation viendrait
la rompre. Dans l'état actuel de l'institution cinématographique, tous les efforts
pour ouvrir le cercle magique se sont révélés impuissants. Le cinéma a peut-être
connu ses Bertolt Brecht : Rossellini, Rouch par exemple ; mais ces hommes
clairvoyants n'ont pu poser que quelques jalons en vue d'un avenir incertain.
L'adhésion à l'écran est trop forte, trop engluante... Il est vrai que l'art du spec
tacle a suscité et suscitera longtemps encore des œuvres dont nous pouvons,
par surcroît, en un regard second, admirer la qualité artistique.
Pareille homogénéité est loin de caractériser le langage télévisuel, l'insuff
isance de l'image permet une spatialité dirigée vers le spectateur ; l'image et la
parole entrent en redondance, favorisent le bavardage mais aussi l'authentique
éloquence ; l'expressivité personnelle paraît s'accommoder quelquefois de ce
moyen de communication ; l'interpellation est devenue habitude, solution de
facilité, mais aussi contact vrai ; tandis que le spectacle confine au jeu, l'info
rmation dénotée redonne quelquefois de nouvelles chances à l'exactitude.
En ce qu'il a de meilleur, le tête-à-tête télévisuel, délivré des prestiges rhéto
riques, atteint peut-être ce but inaccessible à la littérature et au cinéma : une
parole exacte.

Jules Gbittx

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