Vous êtes sur la page 1sur 18

Politiques et management public

Analyse financière des collectivités locales et incertitude


Alain Guengant

Résumé
L'intérêt croissant manifesté par les collectivités locales pour les techniques d'analyse financière ne doit pas occulter les
nombreux problèmes méthodologiques non résolus. Ni le diagnostic de solvabilité, ni la prévision budgétaire, ni le traitement de
l'incertitude ne reposent encore sur des méthodes d'analyse solidement étayées et reconnues par tous. Des
approfondissements apparaissent donc nécessaires pour doter les administrations territoriales d'outils véritablement
performants de gestion anticipée des risques financiers mais aussi fiscaux.

Citer ce document / Cite this document :

Guengant Alain. Analyse financière des collectivités locales et incertitude. In: Politiques et management public, vol. 13, n° 3,
1995. La gestion des collectivités locales et régionales face à l'incertitude - Actes du septième colloque international organisé
en collaboration avec l'Ecole Nationale d'Administration Publique - ENAP - du Québec - Montréal - 3/4 novembre 1994 - Tome
1 - Gérer dans l'incertain : mutations du cadre institutionnel et nouveaux outils. pp. 123-139;

doi : https://doi.org/10.3406/pomap.1995.2063

https://www.persee.fr/doc/pomap_0758-1726_1995_num_13_3_2063

Fichier pdf généré le 22/04/2018


ANALYSE FINANCIERE DES COLLECTIVITES LOCALES ET INCERTITUDE

Alain GUENGANT

Résumé L'intérêt croissant manifesté par les collectivités locales pour les techniques
d'analyse financière ne doit pas occulter les nombreux problèmes
méthodologiques non résolus. Ni le diagnostic de solvabilité, ni la prévision
budgétaire, ni le traitement de l'incertitude ne reposent encore sur des
méthodes d'analyse solidement étayées et reconnues par tous. Des
approfondissements apparaissent donc nécessaires pour doter les
administrations territoriales d'outils véritablement performants de gestion
anticipée des risques financiers mais aussi fiscaux.

* CREFAUR - Université de Rennes I.

Revue POLITIQUES ET MANAGEMENT PUBLIC, Volume 13, n° 3, septembre 1995.


© Institut de Management Public - 1995.
124 Alain GUENGANT

Introduction L'accentuation des incertitudes économiques explique l'attention nouvelle


accordée par les collectivités territoriales françaises aux méthodes d'analyse
et de prévision financières. L'envolée inattendue des taux d'intérêt réels, la
multiplication des sinistres fiscaux consécutifs aux fermetures d'entreprises,
ou encore les résultats parfois décevants des politiques de développement
local ont sensibilisé les élus aux risques de déséquilibre, et donc
d'insolvabilité, des budgets. Des communes, certes peu nombreuses, se sont
ainsi retrouvées en situation de surendettement, c'est-à-dire dans l'incapacité
d'honorer leurs engagements contractuels.

La découverte du caractère précaire de l'équilibre budgétaire a banalisé le


statut d'emprunteur des collectivités territoriales. D'où, en retour, un essor
sans précédent de l'analyse financière à l'initiative des prêteurs et des
emprunteurs locaux. En effet, si les banques souhaitent désormais vérifier
plus précisément la solvabilité des demandeurs, les responsables locaux
éprouvent aussi, de plus en plus, le besoin de prévoir et d'anticiper pour
ajuster investissement et endettement aux capacités futures de
remboursement de la collectivité.

L'analyse financière locale ambitionne, selon l'heureuse expression de Joseph


Carles (1992), "de gérer l'avenir au présent". La difficulté évidente de
l'exercice explique l'absence actuelle (en France) de consensus sur les
méthodes les plus appropriées pour atteindre l'objectif visé. Les responsables
locaux, les analystes financiers, les banquiers ou encore les administrations
de tutelle ne s'accordent pas toujours sur les techniques, soit de diagnostic de
solvabilité (II), soit de prévision budgétaire (III), soit encore de traitement de
l'incertitude (IV).

Equilibre Le diagnostic financier se propose d'évaluer la capacité de la collectivité


budgétaire et locale, d'une part à rembourser ses dettes dans les délais prévus et, d'autre
diagnostic part, à poursuivre son effort d'investissement. Le risque d'insolvabilité
financier apparaît toutefois limité. En effet la législation écarte, en principe,
l'éventualité d'une défaillance ultime des règlements. Les administrations
publiques ne sont pas soumises à la loi sur les faillites. En revanche, les
créanciers restent exposés aux retards de paiement et donc à un risque
d'insolvabilité temporaire, source de perte de revenu, sinon en capital.

Le droit public soumet les collectivités locales à une obligation d'équilibre


budgétaire. En outre, le service de la dette constitue une dépense obligatoire.
Les protections juridiques offertes aux prêteurs comportent toutefois des
failles. Un diagnostic financier apparaît de ce fait nécessaire pour apprécier,
ou tenter d'apprécier, la solvabilité réelle des emprunteurs locaux.

L'équilibre légal du budget local

La notion d'équilibre budgétaire, simple en apparence, présente en réalité


certaines difficultés de définition. La solution serait immédiate si les localités
Analyse financière des collectivités locales et incertitude 1 25

n'empruntaient pas. L'égalité annuelle des dépenses et des recettes


représenterait alors une condition nécessaire et suffisante d'équilibre statique
du budget. En revanche, la faculté d'emprunter modifie radicalement la nature
de l'équilibre.

Désormais, l'égalité annuelle des recettes, après inscription des crédits, et des
dépenses, après comptabilisation des remboursements et des frais financiers,
caractérise un simple équilibre comptable et non un véritable équilibre
financier. Les transferts monétaires inter-temporels liés à l'endettement
enchaînent en effet les budgets annuels les uns aux autres, via le service de
la dette. De ce fait, l'équilibre budgétaire, de statique en l'absence d'emprunts,
devient désormais dynamique, donc pluriannuel.

En France, la législation impose aux collectivités territoriales de dégager


chaque année une épargne brute suffisante pour amortir le capital de la dette.
A contrario, l'emprunt ne peut couvrir ni un déficit de fonctionnement (et
notamment le paiement des intérêts), ni le remboursement des prêts arrivés à
échéance. Le crédit est réservé au financement exclusif des équipements. Le
contrôle de légalité, effectué par le préfet, s'appuie sur la division du budget en
deux sections, l'une de fonctionnement, l'autre d'investissement (voir schéma
1). Le droit budgétaire local impose par conséquent chaque année (t) :

[1] EBt>RKt

où EBj représente l'épargne brute de la localité (après paiement des frais


financiers), c'est-à-dire l'excédent des recettes réelles sur les dépenses réelles
de fonctionnement (hors mouvements de trésorerie et opérations comptables
entre sections) et RKt le capital des emprunts remboursés. (L'épargne brute
peut toutefois être complétée par diverses ressources propres
d'investissement, à l'exemple des aliénations mobilières et immobilières).
126 Alain GUENGANT

Schéma 1
Présentation comptable du budget

Section d'investissement

dépenses recettes
TKR

IB E

TKV / AUTO EB
RK
SD
FF

£B

FP

Cl
TFV

dépenses recettes

section de fonctionnement

Siales

IB: investissement brut


TKV: transferts versés en capital
RK: remboursement du capital de la dette
TKR: transferts reçus en capital
E: emprunts
EB: épargne brute
AUTO : autofinancement
SD: service de la dette
FF: frais financiers
FP: frais de personnel
Cl: consommations intermédiaires
TFV: transferts courants versés
RRF: recettes réelles de fonctionnement
Analyse financière des collectivités locales et incertitude 1 27

La législation française retient une conception financière de l'équilibre


budgétaire. En revanche, les collectivités locales ne sont pas tenues d'amortir
leurs immobilisations et donc d'atteindre un équilibre économique. Toutefois,
le nouveau plan comptable communal devrait amorcer un mouvement dans
cette direction (à partir de 1995), avec l'obligation d'amortir les biens
renouvelables (matériel, véhicules...).

L'organisation juridique de la solvabilité financière des collectivités locales


suscite certaines réserves. Outre l'absence de vérification approfondie de la
sincérité des inscriptions budgétaires, l'affectation parfois contestée des
aliénations à l'amortissement régulier des emprunts ou encore la question non
résolue de la consolidation des dettes hors bilan, le débat principal concerne
la portée du contrôle. La législation actuelle permet en effet uniquement
d'apprécier l'équilibre courant, mais non durable, du budget.

L'équilibre durable du budget local

Le contrôle de légalité s'appuie sur la comparaison des flux annuels d'épargne


brute et d'amortissement des emprunts. Or, une telle vérification "statique" de
l'équilibre du budget ne fournit pas formellement d'informations sur la capacité
du débiteur à honorer ses engagements dans l'avenir. Le caractère myope du
contrôle peut ainsi déboucher sur un diagnostic erroné de solvabilité et donc
retarder la mise en œuvre d'un plan de redressement des finances locales.

La technique du diagnostic financier, fondée sur la méthode des ratios, vise à


combler cette lacune. L'analyse se démarque à la fois du contrôle de légalité
et de la prévision budgétaire proprement dite. A la différence du contrôle légal,
la méthode des ratios ambitionne de détecter un risque futur d'insolvabilité. A
la différence de la prévision budgétaire, le diagnostic financier se préoccupe
avant tout des conséquences futures des décisions déjà prises d'endettement.

Toutefois, la construction des ratios précurseurs, ou prospectifs, se heurte à


de nombreuses difficultés techniques. Pour répondre à l'objectif fixé, les
indicateurs doivent en effet apporter des informations fiables sur les flux
budgétaires futurs. En outre, l'échelonnement des variables dans le temps
nécessite une actualisation. Les deux termes du ratio doivent être exprimés en
valeur présente pour permettre une comparaison cohérente. Dans le cadre de
la législation française, l'application de la démarche exige d'actualiser (VA) les
échéanciers, d'une part d'annuités de la dette (SDt = RKt + FFt) et, d'autre
part d'épargne avant frais financiers, appelés encore capacité
d'autofinancement brut (CAFBt = EBt + FFj) :

équilibre actuel équilibre durable

.„ RK^, VA(SD,,SDH,...SD,.)
EB, VA(CAFB,,CAFB,t,...CAFB,tn)
128 Alain GUENGANT

L'opération ne soulève pas de difficultés particulières pour le numérateur. Le


tableau du service des emprunts (SDt,...,SDt+n) est connu avec précision. En
outre, pour une localité endettée, le taux d'actualisation implicite correspond
au taux d'intérêt moyen de l'encours. Or, la valeur actuelle des annuités, au
taux d'intérêt moyen, est égale au montant de la dette, c'est-à-dire au capital
restant dû à la date du calcul (Dt). En revanche, l'application de la démarche
au dénominateur du ratio apparaît nettement plus délicate. En effet, le flux
futur de capacité d'autofinancement brut n'est pas connu avec certitude. Au
contraire, il constitue la résultante des multiples incertitudes pesant sur
l'évolution à venir des finances locales.

Devant cet obstacle, les analystes proposent généralement une mesure


approximative de la solvabilité durable du budget local, fondée sur le ratio
dette/épargne brute :
ratio approché
de solvabilité durable

[3]
EBt

Le diagnostic repose alors sur la comparaison des durées minimale et


contractuelle de remboursement. En effet, si la commune maintient son niveau
actuel d'épargne après paiement des frais financiers (EBt), le rapport Dt/EBt
mesure la durée minimale d'amortissement de l'encours. Par ailleurs, le
tableau d'amortissement des emprunts fournit la durée contractuelle moyenne
de la dette (dt) à la date du diagnostic. Dès lors, si la première est supérieure
à la seconde, un risque de défaillance ne peut pas être écarté, du moins si la
localité ne redresse pas dans les années à venir son effort d'épargne.

A la différence des ratios calculés à partir de l'amortissement courant de la


dette (RKj), le rapport dette/épargne brute constitue un indicateur de
solvabilité durable, donc un indice précurseur d'une possible dégradation de la
situation financière de la collectivité locale. Cependant, l'information fournie
demeure approximative. Notamment, l'hypothèse de stationnarité de l'épargne
brute doit être validée ou infirmée. Le diagnostic financier appelle donc un
prolongement sous la forme d'une prévision budgétaire.

Choix L'analyse financière prévisionnelle, ou prospective, fournit une méthode de


d'investissement choix des investissements adaptée aux préoccupations des collectivités
et prévision locales. La démarche ne vise pas à sélectionner des projets concurrents sur
financière une base financière, mais à définir un programme pluriannuel d'équipement
et d'aménagement compatible avec l'équilibre durable du budget. En outre,
l'exercice ne relève pas, à proprement parler, de la prospective mais de la
prévision, même si en France le premier terme est consacré par l'usage.
L'analyse privilégie en effet les évolutions quantitatives à court ou moyen
terme des finances locales (et non les tendances qualitatives à long ou très
long terme habituellement examinées par la prospective).
Analyse financière des collectivités locales et incertitude 1 29

La prévision financière repose sur une modélisation informatisée des budgets


locaux, plus ou moins sophistiquée. La difficulté majeure de l'exercice réside
dans la prévision des ressources de fonctionnement, et notamment de la
fiscalité des entreprises.

Modèles extrapolatifs et modèles explicatifs

Les collectivités locales disposent d'une gamme étendue de modèles de


prévision. Les modèles extrapolatifs prolongent les tendances passées
(indépendamment les unes des autres). Peu exigeantes en informations et
donc d'un usage commode, les simulations "au fil de l'eau" proposent un
diagnostic rapide de solvabilité. Notamment, l'apparition éventuelle d'un "effet
de ciseaux" entre dépenses et recettes de fonctionnement, susceptible
d'éroder l'épargne brute, peut être immédiatement détectée. Toutefois, les
modèles extrapolatifs, en privilégiant les régularités sur les ruptures ou les
renversements de tendance, n'offrent pas en toutes circonstances des outils
performants de réduction des incertitudes. En période d'instabilité
conjoncturelle, ou encore dans les localités confrontées à des sauts
budgétaires importants, la prévision par extrapolation s'avère, à l'expérience,
inadaptée au problème posé.

Les modèles explicatifs cherchent à reproduire, le plus fidèlement possible, la


dynamique interne et externe du budget local et s'apparentent ainsi à l'analyse
de système. L'évolution des finances d'une collectivité locale repose en effet
sur de nombreuses relations temporelles. De ce fait, le budget actuel dépend
en grande partie des choix passés et conditionne déjà fortement les
trajectoires futures des dépenses, mais aussi dans une moindre mesure des
recettes.

Très schématiquement, la dynamique des charges communales provient de


deux mécanismes d'induction flux-stock (schéma 2). Le plus connu, et souvent
le seul étudié, concerne le service de la dette. L'encours (stock) génère un flux
récurrent de frais financiers et de remboursements en capital. Les paramètres
d'induction (taux d'intérêt, durée d'amortissement), hier très rigides, sont
devenus aujourd'hui partiellement ajustables, grâce aux politiques de gestion
active de la dette. La dynamique flux-stock de l'endettement représente de ce
fait à la fois une variable d'état du système financier local, fruit des décisions
passées, et une variable de commande susceptible d'être ajustée aux
contraintes présentes et futures de l'équilibre budgétaire.

Le second mécanisme d'induction concerne les charges récurrentes


d'exploitation des services publics locaux. La fourniture de consommations
collectives aux ménages et aux entreprises impose en effet aux communes
non seulement d'investir, mais aussi de recruter des personnels et d'acquérir
des biens et fournitures. La combinaison des moyens (capital, travail, intrants)
dépend des processus techniques de production et varie par conséquent
sensiblement d'une activité à l'autre. En outre, le fonctionnement des services
publics locaux s'accompagne inévitablement d'une dégradation des
équipements et donc exige, soit un entretien régulier, soit un renouvellement
130 Alain GUENGANT

périodique des matériels usagés. Les communes doivent par conséquent


réaliser, parallèlement aux investissements de développement (qui
augmentent le stock de capital disponible), des investissements de
renouvellement pour préserver la capacité productive existante. Les dépenses
de maintenance et de remplacement des installations, traduites en flux
périodiques (amortissement), représentent des charges récurrentes
d'exploitation, au même titre que les salaires et les achats de consommations
intermédiaires.

Dans ces conditions, la continuité des services publics locaux dépend de la


capacité de la localité à mobiliser durablement les ressources nécessaires
pour couvrir les dépenses récurrentes de fonctionnement et de
renouvellement des équipements. La dynamique des charges d'exploitation,
induite par l'accumulation du patrimoine, s'apparente de ce fait à un quasi-
endettement de nature technique : à la décision d'investir s'attache
implicitement l'engagement de produire, donc de réunir des ressources
suffisantes pour financer le fonctionnement. A l'instar de la dynamique de la
dette financière, la dynamique de la dette technique constitue, à la fois, une
variable d'état et en partie une variable de commande du système financier
local (dans le cadre notamment des politiques de contrôle de gestion et
d'innovation technologique).
Analyse financière des collectivités locales et incertitude 131

Schéma 2
Dynamique budgétaire locale

t-i t+i t+2 t+3 t+4

environnement économique national


inflation, croissance économique, taux d'intérêt...

environnement économique local


croissance économique différentielle, croissance résidentielle..

ressources de fonctionnement
.impôts
. doutions
produits d'exploitation
.

patrimoine
public
local
dépenses de fonctionnement
.charges récurrentes d'exploitation
.transferts

offre de prêts politiques publiques


des banques et
des établisaen d'aide i l'investissement
financiers FCTVA,DGE,etc
132 Alain GUENGANT

A la différence des processus d'induction des charges financières et


techniques, la dynamique des ressources n'apparaît pas aussi étroitement
prédéterminée par le passé. Certes, la fiscalité foncière et d'habitation ou
encore la dotation globale de fonctionnement fournissent aux communes des
recettes régulières et relativement certaines. La reproduction de ces
financements joue de ce fait un rôle souvent essentiel dans la pérennité de
l'équilibre budgétaire local.

En revanche, un risque non négligeable de collecte pèse sur les impôts liés à
la conjoncture économique, à l'instar de la taxe professionnelle (avec un
décalage de deux ans) ou encore des droits de mutation (sans décalage). En
outre, l'étroitesse des territoires expose plus particulièrement les communes
aux risques de fermeture ou de délocalisation des entreprises. Mais surtout
l'incertitude des retours sur investissement peut entraîner une divergence
durable des trajectoires d'évolution des charges et des ressources.
L'accumulation du patrimoine, donc l'expansion des services collectifs, ne
s'accompagne pas mécaniquement d'une croissance corrélative des bases
d'imposition. Une commune peut ainsi engager un ambitieux programme
d'équipement et d'aménagement sans réussir nécessairement à attirer de
nouveaux habitants ou de nouvelles entreprises. Les dépenses s'alourdissent
alors sans élargissement corrélatif de l'assise taxable. Un relèvement de la
pression fiscale devient dans ces conditions inévitable, mais avec le risque de
rendre encore moins attractif le territoire, ou de mécontenter les électeurs.
L'incertitude des retours sur investissement augmente avec l'intensité de la
concurrence fiscale entre communes.

Méthodes de prévision des ressources fiscales

La prévision des recettes fiscales constitue, à l'expérience, la phase la plus


délicate mais aussi, à certains égards, la plus décisive de la prévision
financière locale. Les dépenses résultent en effet, soit des choix actuels de
gestion (notamment d'investissement), soit des décisions passées
d'équipement et d'endettement (via les charges récurrentes d'exploitation,
techniques et financières). La dynamique future des dépenses apparaît ainsi
relativement certaine. En revanche, la collecte future des recettes courantes
comporte de nombreuses incertitudes. Certes, les difficultés varient suivant les
catégories de ressources. Ainsi, l'évolution régulière des taxes foncières et
d'habitation, ou encore de la dotation globale de fonctionnement, autorise de
bonnes prévisions. Les écarts constatés ex -post demeurent limités et le plus
souvent sans conséquence majeure sur le diagnostic prévisionnel de
solvabilité. En revanche, l'irrégularité, du moins dans certaines communes,
des variations de taxe professionnelle complique singulièrement l'exercice.

Aucune des méthodes disponibles n'apporte véritablement de résultats


satisfaisants. A titre d'illustration, on examinera ici une solution économétrique
simple fondée sur le décalage d'indexation des bases de la taxe
professionnelle. L'évaluation administrative de l'assiette repose en effet sur les
éléments comptables déclarés par les contribuables au titre de
l'antépénultième année. La matière imposable suit donc, avec un décalage de
Analyse financière des collectivités locales et incertitude 1 33

deux ans, l'évolution de l'activité. Les déclarations des assujettis constituent


de ce fait des indicateurs avancés de variation à court terme des bases.

La méthode de prévision comporte deux niveaux. Le premier utilise l'évolution


de la conjoncture économique pour prévoir l'évolution des bases nationales de
taxe professionnelle deux années plus tard. La seconde relie les variations
locale et nationale. L'ajustement économétrique permet dans ce dernier cas
d'estimer le coefficient de sensibilité des fluctuations locales aux fluctuations
nationales (formulation inspirée de la théorie du choix de portefeuille).

Un tel modèle économétrique offre l'avantage de la commodité mais présente


aussi des lacunes. Au niveau de l'équation nationale tout d'abord, l'élasticité
des bases brutes de taxe professionnelle au produit intérieur brut (décalé de
deux ans), en principe égale à l'unité, s'élève progressivement depuis
quelques années. Un biais institutionnel semblerait ainsi apparaître lors du
calcul des assiettes taxables, affaiblissant d'autant le caractère d'indice
précurseur du produit intérieur brut. Au niveau de l'équation locale ensuite, la
stabilité temporelle du coefficient marginal de sensibilité n'est pas acquise
dans toutes les communes. Les caractéristiques observées dans le passé ne
se reproduisent pas nécessairement dans l'avenir. Les bases locales futures
peuvent de ce fait répondre différemment aux évolutions anticipées des bases
nationales. On se heurte ici aux limites bien connues des modèles
économétriques. Une description précise du passé ne garantit pas toujours
une bonne prévision. De ce fait, les résultats mécaniques des projections
doivent être adaptés aux conditions de l'instant et enrichis d'informations
nouvelles sur les tendances futures.
134 Alain GUENGANT

Encadré 1
Prévision des bases de taxe professionnelle
Exemple d'un modèle économétrique

1°) Equation nationale


Log [BBNTPt] = a1 Log [PIBMt_2] + a0
ajustement doublement logarithmique (Log)
BBNTPt : bases brutes nationales de taxe professionnelle de l'année t
PIBMj.2 : produit intérieur brut marchand en valeur de l'année t-2

2°) Equation locale


Log [BNLTPt] = b-, Log [BBNTPt] + b0
ajustement doublement logarithmique (Log)
BNLTPt : bases nettes de taxe professionnelle de la collectivité l'année t
BBNTPt : bases brutes nationales de taxe professionnelle de l'année t

3°) Exemples de prévision


i) données statistiques
Données nationales Données locales
Bases nettes de taxe professionnelle
Bases brutes
Produit intérieur nationales de Commune Commune Commune Commune
brut marchand taxe A B C D
professionnelle
CD CD 1843,3
CD CD 2094,3
1980 2360,1 222,0 498,5 25,4 3,3 12,7
1981 2644,8 249,3 580,1 31,2 4,0 16,8
1982 3012,0 284,2 666,2 45,6 5,8 18,3
1983 3321,5 319,5 784,4 51,9 5,8 18,6
1984 3611,4 362,1 775,1 63,3 6,9 20,0
1985 3904,6 398,5 891,5 78,8 8,4 22,2
1986 4224,0 432,8 941,9 111,7 8,4 24,5
1987 4462,7 470,8 981,3 148,4 9,0 25,2
1988 4821,5 508,2 1062,6 186,0 8,9 26,6
1989 5193,1 549,4 1116,4 243,1 10,1 30,5
1990 5474,2 595,1 1259,7 319,8 10,6 33,5
1991 5655,3 646,8 1336,9 411,9 11,5 38,4
1992 5883,4 1392,0 499,5 13,4 35,6
1993 5981,6 * 698,0
701 ,4
730,8 * 1468,4
1484,9 * 556,9
535,5 * 13,8
13,7 35,7
1994 *36,7
1995 * 743,5 * 1508,0 * 562,5 * 13,9 *37,1

Bases brutes de taxe professionnelle : après correction de la part des salaires de 1980 à 1982
(législation actuelle)
Bases nettes de taxe professionnelle : après abattement de 16 % des bases de 1980 à 1986
(législation actuelle)
(*) Prévision
Commune A : + 200 000 habitants ; Commune B : 10 000 à 15 000 habitants ; Commune C :
3 500 à 5 000 habitants ; Commune D : 2 000 à 3 500 habitants
Analyse financière des collectivités locales et incertitude 135

Sources :
. Produit intérieur brut marchand en valeur : INSEE - Comptes de la Nation
. Bases brutes nationales de taxe professionnelle : DGI - état 1389 M (ensemble du territoire
national)
. Bases nettes locales de taxe professionnelle : direction départementale des impôts.

Unités :
. Produit intérieur brut marchand : en milliards de francs courants
. Bases brutes nationales de taxe professionnelle : en milliard de francs courants
. Bases nettes locales de taxe professionnelle : en millions de francs courants.

ii) résultats des ajustements

. équation nationale

Log [BBNTPt] = 1,0404 a1 [PIBMt_2] -1,0580


(0,0115) (0,0061)
90,7 -173,8
R2 = 0,9986 1980-1992

. équations locales

Commune
A B C D
Coefficient estimé b-| (élasticités 0,8942 2,8612 1,0316 0,6211
des bases nettes locales aux bases
brutes nationales)
Erreur type d'estimation 0,0023 0,1065 0,0894 0,0765
T de Student 39,02 26,86 11,53 8,12
Constante bg 0,6109 -5,4652 -1,8182 -0,2142
Erreur type d'estimation 0,0093 0,0432 0,0366 0,03101
T de Student 66,77 -126,62 -50,14 -6,91
Nombre d'observations 11 11 11 11
Coefficient de détermination 0,9941 0,9877 0,9366 0,8798

iii) Contrôle a posteriori des prévisions (1992-1993)

Montant du produit de taxe professionnelle 1992-1993


Montant prévu (1) Montant réalisé (2) Ecart en % (3)
Commune A 463,3 464,0 -0,14%
Commune B 33,8 37,7 -10,51
Commune C 2,6 2,7 -3,84
Commune D 4,2 4,8 -12,34

Unité : en millions de francs.


d'après A. Guengant et E. Julla (1994) "Gestion prévisionnelle des ressources locales" dans Juris-
classeurs des collectivités territoriales, Editions techniques, Paris, fascicule 2120.
136 Alain GUENGANT

Traitement de Toute prévision financière, indépendamment de sa qualité, appelle deux


l'incertitude et analyses complémentaires. Tout d'abord, le problème de l'équilibre du budget
couverture des au-delà de l'horizon de simulation demeure. La prévision doit par conséquent
risques être accompagnée d'un diagnostic glissant de solvabilité durable. Ensuite, la
prévision décrit une trajectoire possible, mais non certaine, des finances
locales. Un traitement de l'incertitude, inhérente au futur, est donc
indispensable pour, d'une part apprécier la robustesse de l'équilibre aux aléas
économiques et financiers et, d'autre part, préparer à l'avance des réponses
appropriées aux risques anticipés.

La prise en compte de l'incertitude

Le traitement de l'incertitude constitue le maillon actuellement le plus faible de


l'analyse financière locale. En général, l'exercice se limite à la simple
exploitation des capacités calculatoires des logiciels informatiques. Les
scénarios simulés se réduisent le plus souvent à trois variantes, basse,
centrale et haute. La méthode des scénarios demeure toutefois d'un usage
délicat. Outre le caractère souvent arbitraire de la combinaison des
paramètres retenus dans chaque cas, l'exercice exige, en toute hypothèse, la
sélection de l'une ou l'autre des variantes. La décision finale s'apparente de ce
fait à un choix en avenir certain et débouche par conséquent sur un traitement
purement formel de l'incertitude.

Une autre technique fait appel à l'analyse de sensibilité. La démarche consiste


également à exploiter les capacités calculatoires des modèles pour apprécier
les réactions du ratio de solvabilité aux fluctuations des principales variables
d'état du système financier local (taux de croissance de l'économie, taux
d'inflation, taux d'intérêt...). La limite de l'exercice réside dans l'application de
la clause "toutes choses étant égales par ailleurs". En effet, les variables
d'environnement ne sont pas, en général, indépendantes. Par exemple, le
taux d'inflation agit sur le taux nominal d'intérêt qui lui-même influence le taux
de croissance de l'économie. Dans ces conditions, simuler la sensibilité du
ratio de solvabilité à l'une des variables d'état, en supposant les autres
constantes, peut déboucher sur un diagnostic erroné.

Les autres pistes ouvertes par la théorie économique ou financière demeurent


largement inexplorées. Les possibilités concrètes d'application ne sont pas en
effet toujours évidentes. Ainsi, les critères de choix d'investissement en avenir
incertain non probabilisable répondent à une logique de sélection des projets
éloignée de la logique de définition d'une contrainte globale de financement
adoptée par les collectivités territoriales. En outre, les responsables locaux ne
paraissent guère réceptifs au raisonnement probabiliste, même si des
distributions implicites de probabilités subjectives sous-tendent leurs
décisions.
Analyse financière des collectivités locales et incertitude 1 37

La couverture des risques

La volonté de "gérer l'avenir au présent" suppose, non seulement de prévoir,


mais aussi de se prémunir, si possible, contre les conséquences défavorables
des incertitudes futures. De ce fait, outre les assurances dommages
traditionnelles, les collectivités territoriales utilisent de plus en plus les
couvertures de risques de taux ou de change offertes par les banques (seuls
les marchés de gré à gré sont autorisés).

La gestion anticipée des risques s'étend aujourd'hui, certes encore


timidement, à la fiscalité et notamment à la taxe professionnelle.
L'émiettement de la carte communale en France entraîne en effet un
morcellement considérable du tissu économique et donc de l'assiette
imposable. La grande majorité des communes dispose par conséquent de
bases d'imposition à la fois étroites et, en général, concentrées sur quelques
contribuables. Toute défaillance, ou encore toute délocalisation de l'un d'entre
eux, s'accompagne de ce fait d'une hémorragie importante de recettes fiscales
susceptible de déséquilibrer durablement le budget.

Pour atténuer l'impact des sinistres fiscaux, une stratégie possible de


couverture consiste à diversifier le portefeuille d'activités imposables. Les
politiques de développement économique local s'inscrivent dans cette
perspective. Cependant, le caractère concurrentiel du marché des
localisations économiques (et par ailleurs résidentielles) ne conduit pas
toujours au résultat escompté. Des communes se sont ainsi retrouvées en
situation de surendettement pour ne pas avoir toujours perçu clairement la
nature aléatoire des retours fiscaux des politiques de développement
économique.

Une stratégie de diversification plus efficace des bases taxables repose sur la
coopération fiscale intercommunale. Les localités peuvent en effet s'associer
pour gérer conjointement la taxe professionnelle. L'élargissement de la
circonscription de l'impôt entraîne mécaniquement une diversification
territoriale du portefeuille de bases taxables. La taxe professionnelle
d'agglomération propose actuellement la solution institutionnelle la plus
achevée de mutualisation des risques fiscaux locaux. La stratégie de
coopération fiscale comporte toutefois des limites. Outre le coût politique élevé
de l'opération, un risque systématique, donc non diversifiable, demeure au
niveau du groupement.

De ce fait, certains proposent de déplacer ce risque systématique au niveau


national dans le cadre d'un contrat d'assurance. Une solution possible
consisterait à dédommager les communes dont la croissance des bases de
taxe professionnelle est inférieure à la moyenne nationale, en contrepartie
naturellement d'une prime et d'une franchise. Le risque diversifiable serait ici
étendu au maximum. Toutefois, la création d'un tel contrat demeure
suspendue, tout d'abord à l'intérêt d'un assureur, et ensuite à la demande des
communes (et notamment au degré réel d'aversion pour le risque des
responsables locaux). Beaucoup d'incertitude pèse par conséquent sur la
138 Alain GUENGANT

possibilité pratique d'instituer une assurance taxe professionnelle,


économiquement viable.
Analyse financière des collectivités locales et incertitude 1 39

BIBLIOGRAPHIE

BOUINOT J. (1993), "Les instruments d'une stratégie financière", Rencontres


financières des décideurs locaux, Crédit Local de France, Paris.

CARLES J. (1992), Gérer l'endettement : entreprises, collectivités locales,


ménages, Etat, Editions Liaisons, Paris.

DGCL (sd), Les budgets locaux et la loi : manuel du contrôle budgétaire,


La Documentation française, Paris.

DGCL (1993), Guide des ratios des communes de plus de 10 000


habitants, La Documentation française, Paris.

DUPUIS J. (1990), "L'analyse de la compétitivité financière des villes", Revue


française de finances publiques, n° 31 , pp. 247-271 .

GRALE (1995), Analyse financière des collectivités locales, Ouvrage


collectif sous la direction de A. Guengant, PUF, Paris, 241 pages.

GUENGANT A. (1993), "Diagnostic prospectif du risque financier de


l'investissement public local", Politiques et Management Public, n° 3,
septembre, pp. 1-18.

GUENGANT A., JULLA E. (1994), "Gestion prévisionnelle des ressources


locales : ressources fiscales et concours financiers de l'Etat", Juris-classeurs
des collectivités territoriales, fascicule 2120, Editions techniques, Paris.

KLOPFER M. (1991), "Indicateurs d'endettement des collectivités locales et


procédures d'alerte", Revue française de finances publiques, n° 35,
pp. 203-210.

KLOPFER M. (1992), "L'analyse financière d'une collectivité locale", Les


Notes bleues, n° 597, juin, pp. 1-10.

KLOPFER M. (1993), Le guide de la gestion financière, Editions Le


Moniteur, Paris.

Vous aimerez peut-être aussi