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La dimension politique du principe

de liberte

Arnaud Pellissier Tanon*

L'important traite de philosophic politique de Murray Rothbard, L'ethique


de la liberte 1 presente une "theorie de la liberte et de la propriete, c'est-ä-dire
une ethique politique?'1 ! L'originalite de ce travail est rendue d'autant plus
evidente que son auteur ne menage pas les critiques aux autres theories de la
liberti ; "nous retiendrons que Mises est "utilitariste en ethique" et "kantien en
epistemologie" et que Hayek est l'exemple frappant de quelqu'un qui a essaye
de fonder le liberalisme sur autre chose qu'un simple utilitarisme, alors qu'il ne
croit pas ä la possibilite d'une ethique rationnelle ni d'une ethique revelee'" . En
effet, libertarien, Rothbard se veut "aristotelicien en philosophie et lockeen en
politique"4.
Notre objectif est de comprendre la demarche de Rothbard par rapport ä
sa reference aristotelicienne. Connaissant mieux le thomisme, nous nous referons
ä la pensee philosophique qui, incluant Thomas d'Aquin, remonte ä Aristote.
Notre question est la suivante : en quoi le fait d'etre lockeen en politique,
conduit-il Rothbard ä temperer sa filiation intellectuelle avec cette tradition
philosophique?
Une presentation breve des theses de L'ethique de la liberte precedera
notre analyse de cet ouvrage. La mise en evidence, dans la pensee de Rothbard,
d'une certaine confusion entre le droit et la loi nous permettra d'apprecier la
mesure de sa remise en cause de l'Etat.

Que R. Audouin, J.C. Giverdon, F. Guillaumat et tout particulierement B. Lemennicier soient


remercies pour les critiques qu'ils ont apportees ä ce travail, ainsi que les membres du seminaire J.-B.
Say ou une premidre version en a ete presentee.
1 Traduction de Francois Guillaumat, Paris, Les belles lettres, Coli. Laissez faire, 1991.
2 Op. cit. p.203.

3 Op. cit. p.377.


4 Op. cit. ρ 380.

Volume 2, numero 1, Mars 1991, pp 159-169.


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1. La liberte comme principe de justice

La position originale de Rothbard - aristotelicien et lockeen - fait la force


de sa demonstration. Celle-ci prend appui sur le fait que l'homme est dote de
raison; il est doue d'intelligence et de volonte. Cette raison, il s'en sert pour
connaitre le monde : la loi naturelle est une discipline scientifique. Observant le
devenir des etres, eile met ä jour ce qui est le meilleur pour l'homme, et definit
ainsi un "ordre moral objectif". Puis, "ayant mis l'accent sur le fait que c'est
l'individu qui est la source de toute action, l'agent moral qui pense, pergoit,
choisit et agit, [Rothbard ä l'instar de Locke en deduit sa] conception du Droit
naturel comme la reconnaissance par l'ordre politique des Droits personnels
naturellement possedes par chacun5." Et de developper une ethique politique,
"c'est-a-dire d'etudier le sous-ensemble de la philosophie de la loi naturelle qui
developpe le concept de Droit naturel dans le domaine propre de la politique,
c'est-ä-dire celui de la violence et de la non-violence comme modes de relations
entre les personnes6."
Parce qu'il est doue de raison, tout homme est titulaire de droits : il a un
pouvoir d'agir. Ce pouvoir s'exerce sur ce qui lui est propre, sa propriete. Celle-
ci comprend son propre corps — c'est la propriete de soi — et les objets
naturels qu'il a transformes par son travail. Ce pouvoir n'est pas une capacite
mais une liberte : un droit de faire une certaine chose est la reconnaissance
"qu'il serait immoral que toute autre personne ... l'empeche de le faire par
l'emploi de la force physique ou la menace de son emploi ... [Cela n'implique]
en rien que la maniere dont un homme utilise sa propriete ä l'interieur de cette
limite soit necessairement morale ni vertueuse 7." La theorie des droits naturels
n'est pas la morale mais decoule de cette donnee de la morale qu'est
l'independance du proprietaire (nous aimerions dire : son pouvoir absolu).
Si le regne du droit consiste dans le respect des proprietes, il
comprendra "l'ensemble des regies et methodes gouvernant l'usage de la
violence dans la protection des personnes et des proprietes 8 ." La pratique
juridique s'interrogera sur la legitimite des proprietes. Elle verifiera leurs titres :
sont-elles issues d'une premiere occupation, d'un travail ou d'une cession
volontaire tel un echange ou un don (Rothbard qualifie ces methodes de moyens
economiques) ? Decoulent-elles au contraire de violences agressives (qualifiees
quant ä elles de moyens politiques) ? Dans ce cas le legitime proprietaire pourra
legitimement faire acte de violence defensive pour recouvrer ses droits.
Et Rothbard de consacrer une moitie de son livre ä la "theorie de la
liberte" : il passe en revue differentes situations pour discerner ce qu'il advient
des droits naturels — propriete fonciere, proportionnalite des peines, le cas des
enfants, l'avortement, la corruption, le boycott, les droits des animaux, etc.

5 Op. cit. ρ 24.


6 Op. cit. p. 28.
7 Op. cit. p. 27-28.
8 Op. cit. p. 107.
Pellissier Tanon. La dimension politique du principe de liberte 161

Au-delä du droit de legitime defense du proprietaire agresse, demeure-t-


il quelques violences legitimes ? Que reste-t-il de la politique ? "L'Etat se definit
... comme une organisation caracterisee par l'une ou l'autre des proprietes
suivantes ... : 1) il obtient ses revenus par la violence physique, c'est-ä-dire par
l'impöt; 2) il acquiert un monopole coercitif de la force et du pouvoir ultime de
decision dans un territoire donne. Chacune de ces deux activites essentielles des
hommes de l'Etat constitue en soi une agression criminelle et une predation des
droits legitimes de propriete de leurs sujets ... En effet, la premiere institue le vol
ä main armee sur une grande 6chelle, alors que la seconde interdit la libre
concurrence des producteurs de securite et de decisions ä l'interieur du
territoire'." L'activite de l'Etat est marquee du sceau de la violence agressive. II
est bien l'organisation des moyens politiques; mais ses methodes ainsi que son
röle sont remis en cause, jusque dans sa fonction regalienne de monopole de la
violence defensive.
Comprenons bien que cette remise en cause de l'Etat ne porte pas sur le
fait de vivre en commun, sur l'existence de la societe politique : Rothbard s'en
defend en soulignant l'apport de la division du travail. Mais la critique s'adresse
ä l'Etat comme monopole de la puissance publique. Sous le titre d'ethique
politique, Rothbard traite du respect des droits personnels. Cette reduction de la
politique ä l'exercice de la justice, n'est pas arbitraire. La clef nous en est livree ä
la fin de L'ethique de la liberte •. "cette fin politique supreme qu'est la liberte,
quel est son fondement ? On devrait pouvoir tirer de ce livre l'enseignement que
la liberte est, d'abord et avant tout, un principe moral ancre dans la nature de
l'homme. Plus particulierement, c'est un principe de justice, qui vise ä la
suppression de la violence agressive dans les affaires humaines10 ..."

Apres avoir presente les theses de L'ethique de la liberte, soumettons-les


aux feux de la critique en relevant certaines difficultes. A la reflexion on
comprend pourquoi Rothbard est conduit, pour defendre le principe de liberte, ä
reduire l'ethique politique au droit, la politique ä l'exercice de la justice, ä
confondre droit et loi: oubliant que la liberte n'est pas seulement un principe de
justice, il n'a d'autres moyens pour contrer l'utilitarisme. Aussi meconnait-il la
dimension politique" du principe de liberte.

9 Op. cit. pp.227-228.


10 Op. cit. p.341.
1 1 Nous entendons "politique" au sens de la pratique et de la connaissance de la vie en societe,

c'est-ä-dire l'ethique politique de Rothbard. Sur la definition de la politique comme un art et une
science, cf. Saint Thomas, Preface ä la politique, trad, de Η. Keraly, Coll. Docteur Commun, NEL,
Paris.
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2. Une confusion caracteristique du droit et de la loi

Cherchant ä fonder en philosophic politique le principe de justice qu'est


la liberte, Rothbard se doit de contrer la tentation utilitariste de moraliser le droit
par la politique. C'est ä juste titre qu'il se garde de vouloir faire de la morale,
signifiant par lä que le droit ne tranche pas sur des intentions mais seulement sur
des consequences lorsqu'il determine les responsabilites. En voulant traiter
d'ethique politique — Rothbard en a les outils — il aborde, en fait, des
questions de droit — ce pourquoi il est mal prepare. Aussi Rothbard semble
confondre droit et loi. Apres avoir cerne la difficulte, un detour par l'histoire des
idees permettra de mieux comprendre cette confusion, et de l'illustrer par un
exemple : le caractere executoire des contrats.
Cette difficulte apparait d'abord ä l'usage que fait Rothbard d'un certain
vocabulaire. Par exemple les mots "droit" et "loi" sont souvent employes Tun
pour l'autre, particulierement dans l'expression "droit (ou loi) naturel(le)", alors
que la loi n'est que l'une des sources du droit et qu'ils ne peuvent etre assimiles
que par metonymie.
Certes law peut etre traduit tantot par droit, tantöt par loi. Certes, aussi,
la traduction a cherche ä distinguer la loi naturelle (l'ordre de la raison) de la loi
— loi positive — (la regle du legislateur) ainsi que le droit ou les droits (un ou
des pouvoirs d'agir) du Droit — naturel — (la philosophic qui fonde la justice
sur le principe de liberte). Si la difference entre ce qui est positif et ce qui est
naturel apparait ä l'esprit, on perfoit mal s'il y a reellement chez Rothbard une
distinction entre la loi et le droit — en temoigne l'intitule du chapitre 4 : "le
Droit naturel et les Droits naturels".
Cette confusion du droit et de la loi apparait surtout dans la demarche
de Rothbard : il deduit les droits personnels de regies ethiques, de la loi
naturelle. II raisonne ä propos des droits; il cherche ä les fonder, ä les demontrer
ä partir de sa conception de l'homme. Sa deuxieme partie, "Theorie de la
liberte", est la consequence pratique de son dessein de "fonder une philosophie
politique de la liberte, pour delimiter les domaines respectifs du Droit, des Droits
de propriete et de l'Etat" 12 : il y definit des droits abstraction faite des
circonstances ; ce sont les "Droits naturels" tels qu'il les congoit, bien differents
de ceux que pourraient concevoir des aristoteliciens ou des thomistes.
Or, Rothbard temoigne par ailleurs d'une repugnance ä cette attitude de
deduire les droits de la loi. Ne precise-t-il pas que "les juges concurrentiels de la
Common Law, de meme que les anciens des tribus, ne s'occupaient pas de faire
le droit mais se contentaient de le decouvrir dans des principes existants et
generalement acceptes...13" ?

Un detour par l'histoire des idees nous permettra de mieux comprendre


la position intellectuelle de Rothbard. Aux yeux de la philosophie perennis il n'y
a pas lieu de separer ethique politique et morale (ou l'ethique tout court, c'est-ä

12
Op. dt. p.3l.
13
Op. cit. p.235.
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-dire la philosophie d e l'agir humain), mais tout au plus d e les distinguer : si la


politique discourt sur la vie en societe, et l'ethique traite de la f a f o n dont les
h o m m e s se conduisent, la premiere demeure Tun des aspects d e la seconde.
Mais eile separe nettement la discipline juridique d e la politique; elle distingue le
droit d e la loi.
Le d r o i t et la l o i n e s e r e c o u v r e n t p a s p a r c e q u e le m o d e d e
connaissance du philosophe politique et du juriste different.
Le philosophe tient un discours sur la realite ; faisant abstraction des
circonstances, il en abstrait ce qui demeure 1 4 . Sa vertu, s'il en pratique une, sera
la verite : d e chercher ä decrire ce qui est. Sa methode sera dialectique : il
procedera par confrontation des opinions, pour retenir la plus adequate ä la
realite, en u n e tradition intellectuelle. II e n o n c e r a d e s lois, c'est-ä-dire d e s
p e n s e e s sur la realite, l'ordre q u e la raison voit d a n s le m o n d e . Cet ordre
decoule d'une volonte legislatrice : lois divines et lois humaines (selon l'autorite
legislatrice), loi naturelle et lois positives (selon q u e la regle s'impose ä la raison
du legislateur o u resulte d e l'exercice d e sa propre raison). La loi, d a n s le
domaine d e l'agir humain, est une regie morale, une norme pour le libre-arbitre :
la loi prescrit, interdit, permet...
Le juriste realise l'etat des relations entre les personnes et les choses en
rectifiant les rapports entre les biens respectifs d e plusieurs sujets. Le droit regit,
rend droit, les rapports entre les hommes. Il est une realite, la chose juste. II
consiste en une proportion dans l'attribution : la juste mesure d e la chose due.
Le juriste procede aussi par la methode dialectique : ä l'occasion d e s conflits, il
confronte les points de vue des parties". II observe quel est l'aspect d e l'ordre
implicite ä la societe qui n'a p a s ete respecte ; il met en evidence une regle de
droit. S'il pratique une vertu, ce sera la justice dont l'acte, le jugement, consiste ä
faire regner entre les h o m m e s Pharmonie des rapports fondes sur le respect d e
l'etre et de l'avoir qui sont legitimement ceux d e chacun. Les regies de droit
constituent le droit naturel, l'ordre mis en evidence ä l'occasion des conflits.
Mais, c o m m e les situations ού se trouvent e n g a g e s les hommes et les choses
different selon les circonstances, le droit naturel est multiforme. Le droit positif,
edicte par l'autorite politique, complete et precise le droit naturel.
Si la loi est l'ordre d e la raison et le droit la chose juste, une certaine
convergence devrait-elle apparaitre en theorie et en pratique ? En pratique, la loi
est une des sources du droit. Le droit positif decoule d e l'application des lois
positives. Le droit naturel, d e l'ordre implicite ä la societe, d e la conception q u e
s'en fait la communaute des juristes, de la loi naturelle. En theorie, il faudrait q u e
l'autorite legislatrice soit dotee d'une raison infaillible et d'une science infinie
pour decrire la realite avec une parfaite adequation jusque dans les details des
circonstances particulieres. II faudrait au juge une vertu sureminente pour regir

Sur l'epistemologie realiste, cf. Saint Thomas, Somme theologique, I a Q. 84-89, Traite de la pensee
humaine, trad, de J. Webert op, Edition de la revue des jeunes, Societe de Saint Jean l'evangeliste,
Desclee et Cie : Paris, Tournai, Rome, s.d., et Ayn Rand - 1979
Sur la methode du droit cf. Villey-1987; et sur les rapports entre cette methode et la formation des
connaissances humaines telle que l'a analysee Hayek, cf. Atias-1986.
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les rapports entre les hommes et les choses dans toute leur harmonie. Or
l'homme est limite dans son intelligence et dans sa volonte. Ainsi la convergence
du droit et de la loi n'est pas une donnee de son libre-arbitre mais resulte de
l'exercice de celui-ci : les traditions intellectuelles et morales rendues possibles
par la division du travail lui servent ä suppleer son imperfection16. Certes, le
progres de la raison resulte de l'usage de la methode dialectique mais cette
methode, du fait des limites humaines, ne peut arriver qu'ä des conclusions
provisoires : le philosophe ne peut pretendre avoir enonce exactement toutes les
lois ; le juge regit tous les rapports selon la plus parfaite harmonie. Aussi est-ce
dans les faits que Ton distingue l'activite du philosophe politique de celle du
juriste; la mise en evidence des lois de l'exercice de la justice; la loi du droit.
La confusion entre le droit et la loi est "moderne" : si ses origines
intellectuelles peuvent remonter au nominalisme, son developpement date de la
Renaissance, d'une epoque ού les theologiens se mirent ä ecrire des traites pour
justifier les politiques de leurs princes17. Non pas tant pour les absoudre de leurs
crimes, mais plutöt pour guider leurs actions vers un ideal de justice.
Theologiens moralistes, ils ne cherchaient pas ä comprendre la societe pour la
regir selon son ordre implicite, mais ä etablir des principes pour guider Taction
legislatrice. Aussi sont-ils conduits a deduire, par la logique, le droit de la loi : le
droit naturel est ainsi assimile ä la loi naturelle, et le droit positif recouvre toutes
les regies de droit.
De cette source precedent les "utopies", les "contrats sociaux" et toutes
les inventions des "constructivistes". Ainsi s'eclaire l'importance accordee aux
constitutions et aux declarations des droits de l'homme : la loi etant congue
comme l'unique source du droit, le droit subjectif - petition d'un individu pour le
respect d'un rapport qu'il estime juste - n'a pas d'autre moyen pour etre pris en
consideration par le droit objectif - l'ensemble des regies obligatoires d'une
societe donnee.
De cette source decoulent les politiques utilitaristes et l'idee de justice
sociale. Le droit n'etant plus defini ä l'occasion d'un conflit par l'autorite d'une
source, toute petition pour le respect d'un droit subjectif perd l'occasion d'etre
objectivee : la justice ne consiste plus dans le respect de l'harmonie des rapports
mais dans la realisation d'objectifs ä atteindre18. De lä l'hypertrophie de l'Etat, le
declin des libertes ...

Un exemple va permettre de mettre en evidence cette confusion . Pour


Rothbard, les promesses ne comprenant pas la possibilite d'echanger des actifs
transferables, ne constituent pas un contrat parce qu'elles ne sont pas
executoires. La raison en est simple : un bien ne peut ä la fois appartenir ä deux
personnes. Mais elle est fragile : deux personnes peuvent detenir des droits
differents sur un meme bien. Rentrons dans le vif du sujet.

16
Cf. Guillaumat-1991.
17
Cf. Mesnard -1936, Bastit-1990, et surtout Villey-1983.
18
Cf. Hayek-1985.
Pellissier Tanon. La dimension politique du principe de liberie 165

La question se pose lors de discussions ä propos de l'interdiction de


l'esclavage, de la justification de l'avortement ou du divorce. Partant du constat
metaphysique que Ton ne peut aliener son libre-arbitre, Rothbard avance qu'une
promesse ne comprenant pas la possibilite d'echanger des actifs transferables, ne
constitue pas un contrat executoire. En effet si un contrat est un echange de
titres de proprietes et si un contrat n'est executoire "que lorsqu'un vol implicite
du bien d'autrui decoule du manquement ä l'une de ses clauses'"9, seul un
transfert actuel de droits constitue un contrat executoire : il faut parier ä
l'indicatif; un futur ou un conditionnel ne suffisent pas. Ainsi des promesses.
Et pourtant une promesse peut etre un acte de la volonte ferme creatrice
d'une obligation. Si on ne peut aliener sa faculte de libre-arbitre, on peut fort
bien limiter, voire aliener, son autonomie d'action. C'est le dilemme classique
entre la liberte et la securite (par exemple de l'employe ou, α contrario, du chef
d'entreprise...), ou celui de la liberte et de la necessite (quand l'obligation
actuelle resulte du choix passe).
La question metaphysique sous-jacente est celle du dilemme (apparent
chez l'homme) de la liberte et de la necessite. Cette question trouve une reponse
par la distinction, dans l'etude des realites, de la puissance et de l'acte20. Ce qui
peut exister mais n'existe pas, ce qu'une chose peut devenir mais n'est pas
encore devenue, est appele l'etre en puissance. Ce qui existe est appele l'etre en
acte. Pour passer de la puissance ä l'acte, de telle possibilite virtuelle ä tel etat
actuel, l'homme utilise son libre-arbitre, agit selon la raison : il est sa propre
cause. En puissance, il est en quelque sorte libre de son devenir, mais encore
indetermine. En acte, existant alors reellement, il est rendu necessaire par sa
capacite de passer, librement, de la puissance ä l'acte. Or l'etre en acte est aussi
un etre en puissance : c'est sans fin que, sous differents aspects, nous passons
de la puissance ä l'acte. Aussi est-ce sans fin que l'usage de notre libre-arbitre
rend notre etre en acte necessaire et, qu'existant (selon cette necessite) nous
avons ä faire usage de notre libre-arbitre. En bref, si chaque homme est libre, s'il
se determine par l'usage de sa raison, il est necessaire; il depend dans son
existence, tout d'abord des etres qui 1'ont fait passer pour la premiere fois de la
puissance ä l'acte, ensuite de son histoire car son etre en acte est l'etre en
puissance de son devenir.
La question demeure cachee par la formule du "vol implicite du bien
d'autrui". Soit un contrat oü les autorites legislatrices sont les parties : dans la
mesure de leur accord, elles se dictent ä elles-memes leurs propres lois. En cas
de litige, le juge tranchera selon l'ordre de la societe qu'elles ont forme d'apres
les termes du contrat. C'est cet accord qui fonde le droit de chacune d'entre
elles. Les droits crees par le contrat ont pour source la loi des parties. Cette
derniere peut changer — on ne peut aliener son libre-arbitre —, mais pour

19 op. at. p. 177.


Les meilleures introductions ä la distinction entre l'etre en puissance et l'etre en acte, partant de la
definition de l'essence et des accidents ainsi que des quatre causes, se trouve chez Saint Thomas : Les
principes de la realite naturelle, trad, de J. Madiran, Coll. Docteur Commun, NEL, Paris, 1963, et
L'etre et l'essence, trad, de J. Capelle, Bibliotheque de textes philosophiques, Librairie philosophique J.
Vrin, Paris,, 8° ed. 1985.
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autant les droits crees ne sont pas remis en cause. Une volonte au futur ou au
conditionnel suffit au caractere executoire d'un contrat. Les droits des
contractants ne s'identifient pas ä une loi d'une des parties, changeante dans le
temps.
Nous sommes ä meme de mieux comprendre pourquoi Rotubard reduit
la politique ä l'exercice de la justice, l'ethique politique au droit : si, comme il
l'affirme, le droit d'une personne consiste en une liberte d'action sur sa propriete
et si effectivement "il serait immoral que toute autre personne ... l'empeche de la
faire par l'emploi de la force physique ou la menace de son emploi"21, l'emploi
moral ou legitime de la force, la politique, se reduit au respect des droits de
propriete. La liberte serait bien le principe supreme de justice.

3. Une reduction dommageable au principe de liberte

Or la liberte est bien plus qu'un principe de justice. C'est un principe


d'ethique politique dont les consequences sont le fait que la "propriete privee" et
le "principe de subsidiarite" sont des aspects de la loi naturelle. Rothbard n'est
pas sans le savoir : il se debat dans une contradiction entre ses "droits naturels"
et sa conception aristotelicienne de l'ethique politique. Aristotelicien, c'est ä juste
titre qu'il eleve la liberte en principe : il serait logique avec lui-meme s'il
deduisait des lois positives de la loi naturelle au nom du principe politique de
liberte. Mais quand, avec les Levellers et Locke, il "transforme le droit naturel
classique en une theorie fondee sur l'individualisme methodologique et, par voie
de consequence, sur l'individualisme politique"22, il fait un apparent coq-ä-l'äne
du libre-arbitre (l'usage de la raison) ä la liberte politique (le respect de droits).
Ce n'est pas pour justifier α posteriori un subjectivisme moral — Rothbard est
trop bon aristotelicien pour ne pas considerer la loi naturelle (l'ordre que la
raison per£oit dans le monde) comme un principe ethique universel — , mais
pour defendre la liberte comme principe de justice du danger utilitariste. Aussi
est-il conduit ä meconnaitre l'application entiere de ce principe en reduisant la
politique ä l'exercice du droit, et l'activite politique au maintien de l'ordre public.
On per£oit la contradiction de Rothbard entre ses "droits naturels" et sa
conception aristotelicienne de l'ethique politique, car pour Rothbard la liberte est
non seulement un principe de justice mais aussi un principe d'ethique politique.
Lorsqu'il affirme qu"'il serait immoral que toute autre personne .. l'empeche de
... faire [usage de son droit] par l'emploi de la force physique ou la menace de
son emploi"23, ne dit-il pas en substance qu'il serait immoral d'empecher une
action meme immorale dans la mesure oü son auteur n'outrepasse pas sa
propriete Ρ C'est-ä-dire que ce serait meconnaitre la nature humaine, nier que
l'homme est un etre raisonnable, contraindre le libre-arbitre dont chacun est dote

21
Op. cit. p.27.
22
Op. cit. p. 24.
23
Op. cit. p. 27.
Pellissier Tanon. La dimension politique du principe de liberie 167

pour se gouvemer. Ce serait dans les faits considerer cet homme comme un
animal. Aussi est-ce ä juste titre que Rothbard definit un droit comme une liberte
et non comme une capacite, l'homme se determinant par sa raison, l'animal
suivant son instinct. Le libre-arbitre est une realite ; la liberte - le respect de
l'usage par une personne de son libre-arbitre sur sa propriete, le principe de
developpement des hommes (tant de l'education de chacun d'entre eux que de
la croissance des communautes humaines) - est, tout particulierement, un
principe politique.
On retrouve cette idee chez Saint Thomas lorsqu'il traite de la loi
eternelle" et, plus precisement de la providence divine.
Claude Rousseau en donne une definition en commentant la formule de
Saint Thomas25, "c'est une perfection que d'etre bon en soi, mais e'en est une
plus grande encore que d'etre source de perfection pour les autres" : "Le
meilleur maitre n'est-il point, en effet, celui qui, non content d'instruire ses
disciples, les rend capables d'en avoir ä leur tour ? Et le meilleur chef, celui
aupres duquel on apprend non seulement ä obeir, mais aussi ä commander ? De
ce point de vue , le gouvernement parfait, metaphysiquement parlant, apparait
comme celui qui permet en general aux choses de devenir causes les unes des
autres, de fafon ä ce que le systeme qu'elles forment soit assure d'un maximum
de perfection. Si Dieu etait seul ä gouverner ... les etres se trouveraient mutiles
de leur puissance causale, qui fait precisement l'essentiel de leur vertu ... Ainsi,
et sous cet angle (d'ailleurs emprunte ä l'aristotelisme), l'idee de Providence
apparait-elle intimement liee ä celle de concours ; ce qui autorise faire des
hommes, en tous domaines, et selon l'heureuse formule consacree, des
cooperateurs de Dieu. A le bien prendre, le pouvoir providentiel ... (bien loin
d'enlever ä l'homme son libre-arbitre) a au contraire pour mission de leur
donner les moyens d'etre a eux-memes leur propre providence. C'est seulement ä
cette condition, en effet, qu'il atteindra sa propre perfection"24."
Et C. Rousseau d'en deduire "des consequences pratiques considerables" :
le droit naturel de propriete privee "parce que, sans elle, aucun homme ne
pourrait etre providentiel,ni pour les choses, ni pour lui-meme, ni pour autrui"27
et,son extension, le principe de subsidiarite28, "l'obligation faite aux dirigeants
politiques de ne pas se substituer aux individus (ou aux groupes) dans
l'accomplissement des activites dont ils peuvent s'acquitter eux-memes, ce qui
revient ä reduire au strict minimum la sphere d'intervention du public ; tout
comme l'obligation de faire participer aux responsabilites de ce dernier le plus
d'individus possibles, en se dechargeant des täches qu'ils peuvent accomplir
utilement"29.

cf. Saint Thomas, Traite des Lois, somme theologique, , la - Wae, Q. 90-97, trad. J. de la Croix
Kaolin op, Egloff, Paris, 1946.
2 5 Somme theologique, I a, Q. 103, art.6.

2 6 Cf. Rousseau-1986, pp. 48-49. Cf. aussi Veysset-1981.

2 7 Cf. Rousseau-1986 , p. 49.

2® Cf. Millon-Delsol - 1990 ; Pellissier Tanon - 1990; et "Le principe de subsidiarite", dossier,

Itineraires, n°64, Juin 1962.


2 9 Rousseau - 1986, p. 49.
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Cette idee de providence n'est pas etrangere au liberalisme classique,


bien au contraire. Bastiat en montre l'exemple par sa rethorique du progres :
chaque homme etant doue de "perfectibilite", dans des conditions de liberte, les
"lois de la providence divine" que sont la responsabilite et la solidarite (que
nous supportions les consequences des actions d'autrui), assurent l'identification
du mal, permettent le progres30.

Saisissant mieux la position intellectuelle de Rothbard, nous sommes ä


meme de comprendre pourquoi il r0duit l'activite politique ä l'ordre public, ä la
mise en oeuvre de la violence defensive ä cause de sa meconnaissance du
principe de liberte.
Ainsi en est-il de la critique qu'il porte au "droit naturel classique" d'etre
"profondement etatiste plutot qu'individualiste [lorsqu'il l'analyse ainsi :] c'est
l'Etat qui etait la source du Bien et de Taction vertueuse, les personnes etant
completement tributaires de Taction etatique. A partir de Tenonce tout ä fait
correct d'Aristote selon lequel l'homme est un animal social, et que sa nature se
realise au mieux dans la cooperation sociale, les classiques ont sans la moindre
justification saute ä une confusion quasi-complete entre la societe et l'Etat et, de
lä, ä l'idee que l'Etat serait le lieu principal de Paction vertueuse"31.. Autrement
respectueuse de liberte est la conception aristotelico-thomiste de la providence
telle que nous l'avons mentionnee ! C'est que confondant droit et loi, science
juridique et philosophic politique, Rothbard meconnait la dimension politique de
la liberte. La politique se limite pour lui au respect des droits, les raisons de
constituer des societes ä l'ordre public, la societe politique aux agences de
protection.
Nous sommes toutefois ä meme de mieux apprecier la critique que porte
Rothbard ä l'Etat. Ce n'est pas une remise en cause du caractere social de
l'homme, ce n'est pas une critique de l'usage de la violence pour la defense des
droits, c'est tout au plus une meconnaissance — bien qu'il ne le nie pas — de la
raison premiere des societes politiques et pour laquelle l'ordre public n'est qu'un
moyen, l'avantage retire de la vie en commun en vue du progres de ses
membres. Si Rothbard critique l'Etat, il ne nie pas l'existence de la puissance
publique. II met en cause l'exercice qu'en font les Etats ainsi que leur
constitution : il reclame leur suppression. Sous le regime d'anarcho-capitalisme, la
societe politique ne serait pas sans puissance publique ; celle-ci serait repartie chez
tous, chacun conservant pour sa part un pouvoir coercitif lie ä la legitime defense.
Rothbard reve d'une Republique, au sens d'Aristote et de Saint Thomas 32.

Cf. La partie inachevee des Harmonies economiques, tome 6, des Oeuvres completes, Guillaumin et
Cie, Paris, 6° ed. 1870; et pour un commentaire, Audouin -1991, et Pellissier Tanon - 1989.
Rothbard - Op. cit., p. 23. Remarquons que ni les philosophes grecs ni leurs commentateurs du
Moyen-Age n'ont utilise le mot Etat ; ils parlent de la cite, du prince, de la republique. Nous aurions
tendance ä penser que ce sont plutot leurs commentateurs de l'epoque moderne ou leurs traducteurs
contemporains qui, pour appliquer cette ancienne pensee ä la realite qu'ils vivaient — le
developpement de l'Etat-Nation —, sont ä l'origine de cette confusion entre la societe politique et
l'Etat. Nous retrouverons le debat evoque ä la note 17.
Cf. Saint Thomas, Du gouvernement royal, trad, de C. Roguet, Edition de la gazette frangaise,
Paris, 1926, qui developpe une idee dejä presente dans La politique d'Aristote.
Pellissier Tanon. La dimension politique du principe de liberie 169

References

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Pellissier Tanon, Arnaud. "La dimension politique du principe de liberté", Journal des
Économistes et des Études Humaines, Volume 2, numéro 1, Mars 1991, pp159-169.

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