Vous êtes sur la page 1sur 11

Mangamania et cosplay

Joëlle Nouhet-Roseman
Dans Adolescence 2005/3 (T. 23 n°3), pages 659 à 668
Éditions Éditions GREUPP
ISSN 0751-7696
DOI 10.3917/ado.053.0659
© Éditions GREUPP | Téléchargé le 13/01/2024 sur www.cairn.info (IP: 88.160.12.141)

© Éditions GREUPP | Téléchargé le 13/01/2024 sur www.cairn.info (IP: 88.160.12.141)

Article disponible en ligne à l’adresse


https://www.cairn.info/revue-adolescence-2005-3-page-659.htm

Découvrir le sommaire de ce numéro, suivre la revue par email, s’abonner...


Flashez ce QR Code pour accéder à la page de ce numéro sur Cairn.info.

Distribution électronique Cairn.info pour Éditions GREUPP.


La reproduction ou représentation de cet article, notamment par photocopie, n'est autorisée que dans les limites des conditions générales d'utilisation du site ou, le
cas échéant, des conditions générales de la licence souscrite par votre établissement. Toute autre reproduction ou représentation, en tout ou partie, sous quelque
forme et de quelque manière que ce soit, est interdite sauf accord préalable et écrit de l'éditeur, en dehors des cas prévus par la législation en vigueur en France. Il est
précisé que son stockage dans une base de données est également interdit.
MANGAMANIA ET COSPLAY

JOËLLE NOUHET

Industries de l’imaginaire dans la culture populaire japonaise


depuis les années 1960, les manga et films d’animation (« animés » ou
« japanimation ») sont remarquables tant sur le plan quantitatif (40% de
l’édition totale au Japon) que sur le plan qualitatif (diversité des thèmes
traités). Parmi les thématiques sexuelles, les relations homoérotiques ou
homosexuelles entre jeunes hommes sont un classique du genre. Citons à
titre d’exemple, les séries X de Clamp, Zetsuai 1989 ou Fake et notons
qu’au Japon, la moitié des auteurs et lecteurs de mangas sont de sexe
féminin. Dans les mangas pour adolescentes, le travestissement,
© Éditions GREUPP | Téléchargé le 13/01/2024 sur www.cairn.info (IP: 88.160.12.141)

© Éditions GREUPP | Téléchargé le 13/01/2024 sur www.cairn.info (IP: 88.160.12.141)


l’androgynie ou l’hermaphrodisme sont des thèmes très largement traités.
Comme l’ont souligné A. Tassel (2003) et B. Suvilay (2003), la
permutabilité des sexes et l’exhibitionnisme féminin présents dans les
mangas soulignent l’importance des fantasmes d’indistinction et de
réversibilité sexuelles à l’adolescence.
En Europe, les mangas et animés ont gagné l’intérêt des enfants et
des adolescents depuis les années 1990. En France en 2004, les mangas
d’Extrême-Orient représentaient 36% de la production de BD1. À Paris et
en province, chaque année, des rassemblements de centaines de fans ont
lieu. Ce sont souvent des fêtes de plusieurs jours au cours desquelles un
des événements majeurs est le cosplay.

COSPLAY : LE SAUVAGE ET L’ARTIFICE2 ?

Cosplay est un néologisme, un mot-valise né de la contraction de


« costume » et de play, autrement dit « jeu de costume », en japonais
1. Parution de 754 titres. Cf. Labé Y.-M., Le Monde, 28 janvier 2005, p. IV. Il existe
aussi des manwhas, les BD coréennes, de plus en plus nombreuses.
2. Le sauvage et l’artifice est le titre d’un ouvrage d’A. Berque (1986) sur le rapport
des Japonais à la nature.

Adolescence, 2005, 23, 3, 659-668.


660 JOËLLE NOUHET

Kosupure3. Au Japon, tous les cuisiniers portent une toque blanche, tous
les skieurs débutants sont équipés de la panoplie complète du skieur de
compétition olympique... L’habit révèle l’activité, l’appartenance sociale
ou professionnelle. Aujourd’hui encore, de l’école maternelle à
l’université, les enfants et les adolescents sont vêtus d’uniformes et, dans
les entreprises, les employés portent tous le vêtement de travail
correspondant à leur fonction.
D’origine relativement récente, Kosupure désigne le loisir qui
consiste à porter des costumes étranges ou extravagants en public. Comme
le carnaval ou Halloween, c’est l’occasion d’apparaître différent, de
ressembler à des chanteurs à la mode ou à des personnages de mangas. À
Tokyo, Kosupure a lieu une fois par semaine, le dimanche, dans le célèbre
quartier nommé Harajuku, lieu branché pour adolescents polychromes :
cheveux verts ou jaunes, lèvres bleues, visages teintés, coiffures hérissées,
ils portent des atours trashy, des dentelles ou des cuirasses, des bandages
rouge-sang, du skaï, du latex, des accoutrements voyants, plissés ou
déchirés et parfois effrayants.
© Éditions GREUPP | Téléchargé le 13/01/2024 sur www.cairn.info (IP: 88.160.12.141)

© Éditions GREUPP | Téléchargé le 13/01/2024 sur www.cairn.info (IP: 88.160.12.141)


S’habiller comme son héros ou héroïne de manga préféré, se parer
d’atours simples ou extravagants, de tenues « sexy » ou mignonnes4 peut
sembler un défi mineur, un exutoire pour exhibitionnistes aux frontières
du convenable. Comme Halloween, le Kosupure nippon a plusieurs
fonctions : celle liée à l’ambiance festive du carnaval et au relâchement
temporaire des règles et des statuts sociaux ; le droit de flirter avec les
limites de l’acceptable voire de l’interdit au quotidien ; la liberté
d’apparaître, de ressembler, de se sentir, pour un moment, autre que
l’image que l’on donne d’habitude de soi-même. Dans un pays comme le
Japon où la façon de s’habiller indique l’identité, cette fonction du
Kosupure peut être particulièrement excitante. Et si le détournement des
codes vestimentaires a d’évidence une fonction subversive, il représente
un désordre mineur pour les conventions sociales.
3. À prononcer Kossoupoulé. En anglais, depuis Lewis Carroll, « mot-valise » se dit
« portmanteau word ».
4. La mode juvénile Kawaii (mignon, charmant, gentil), très répandue au Japon
même parmi les adultes, a par exemple pour emblème la chatte blanche au nœud rouge
à l’oreille, Kitty-chan, plus connue ici comme Hello Kitty, devenue phénomène
international avec une multitude de produits la figurant.
MANGAMANIA ET COSPLAY 661

La polysémie du mot « convention » nous ramène incidemment aux


mangas car c’est ainsi que l’on nomme les rassemblements de fans de
manga. De Tokyo à Paris, en passant par Washington, Bologne, Rennes ou
Nancy, chaque année, des millions de fans célèbrent dans ces rencontres
festives leur passion pour les mangas ou les jeux vidéo, avec le sentiment
d’appartenir ainsi à une génération sans frontière.

LES PERSONNAGES ET LES COSPLAYERS

À Paris, la Japan Expo est un festival de loisirs japonais et le


cosplay en fait partie. La Japan Expo propose aussi des jeux vidéo, des
concerts, des conférences, des ateliers, des concours, du karaoké et des
quantités de mangas et d’animés, professionnels ou amateurs. En juillet
2004, dans le grand amphitéâtre du CNIT, le cosplay se déroulait en trois
temps : catégories « individuels garçons » et « individuelles filles »,
catégorie « groupes », puis remise des prix lors de la cérémonie des
« Momos d’or »5. Il y a environ 400 cosplayers en France. Ils
© Éditions GREUPP | Téléchargé le 13/01/2024 sur www.cairn.info (IP: 88.160.12.141)

© Éditions GREUPP | Téléchargé le 13/01/2024 sur www.cairn.info (IP: 88.160.12.141)


correspondent grâce au web avec des cosplayers européens, américains
et japonais.
Le cosplay est plutôt un loisir féminin. Environ 80% des
participants sont des jeunes filles ou des jeunes femmes. Selon une
cosplayeuse, cela est dû à la couture que nécessitent les costumes. Les
garçons ou jeunes hommes, eux, « font plus du bricolage, des armures, ils
sont plus branchés jeux vidéo ».

Rachel, dix-sept ans, vit avec sa famille : père, mère, frère et sœur. Elle
aura bientôt dix-huit ans et fait des études de commerce à Paris. Elle a un
amoureux, va souvent au cinéma et aime la lecture, dont les mangas qui
l’occupent environ une heure par jour. Elle est jolie, sans maquillage et vêtue
simplement lors de notre rencontre. Très spontanée, elle est intelligente et
nuancée dans ses propos.
Quand je l’interroge sur ses déguisements de cosplay, sa réaction est vive.

5. Momo est la mascotte de la Japan Expo, il ressemble au personnage connu sous


le nom de Totoro. Au Brésil, Momo est aussi le roi du carnaval. Connaissant l’importance
de la communauté nippone au Brésil et ses liens étroits avec le Japon, on peut se
demander si Momo n’est pas venu de Rio à Paris via Tokyo…
662 JOËLLE NOUHET

Rachel précise que le cosplay n’a rien à voir avec des déguisements : « Dans le
déguisement on ne joue pas, on est seulement déguisé en n’importe qui ou
n’importe quoi, une citrouille ou une sorcière quelconque. Dans le cosplay, on
incarne le personnage et c’est pour le spectacle. On fait le cosplay d’un
personnage précis, on incarne un personnage, Kiki la petite sorcière ou Dark
Angel, par exemple. Par ailleurs, les personnages d’un Disney ou d’un Comics ne
sont pas considérés comme cosplay. Pour que ce soit un cosplay, il faut que ce
soit japonais. »
Rachel a assisté à sa première convention en 2001 à la Villette, elle avait
alors été impressionnée par le cosplay de Sailor Moon, son héroïne préférée.
« Lorsque j’ai aperçu cette Sailor Moon, j’étais subjuguée par la qualité du
costume et la ressemblance avec le personnage. J’ai donc voulu aussi tenter
l’expérience. » Rachel a aussi apprécié « le côté convivial, le côté exhibition », le
fait que l’on s’adresse aux cosplayers par leur nom de personnage,
« directement ». Ainsi, dans le cosplay, outre la dimension ludique et conviviale,
on n’est pas « n’importe qui ou n’importe quoi », on s’affirme en tant que
personnage identifiable dans une sociabilité partagée.
C’est à dix ans que Rachel découvre Sailor Moon. Enfant, comme
beaucoup d’autres petites filles, Rachel se déguisait beaucoup, sa mère
confectionnait des costumes, pour elle et sa sœur aînée. De confession juive, la
© Éditions GREUPP | Téléchargé le 13/01/2024 sur www.cairn.info (IP: 88.160.12.141)

© Éditions GREUPP | Téléchargé le 13/01/2024 sur www.cairn.info (IP: 88.160.12.141)


fête de Purim lors de laquelle on se déguise, était un événement important pour
la famille. De quatre à quatorze ans, Rachel participait à des groupes de cirque en
colonies de vacances avec sa sœur aînée : « On montait des spectacles, le
spectacle m’a toujours inspirée, ma mère adore coudre, elle fait plein de choses
pour la maison. »
Ses premiers costumes portés en cosplay étaient ceux du groupe des
Chams (du film Perfect Blue) lors de la Japan Expo 2002, cosplay qu’elle a fait
sur scène avec sa sœur et sa meilleure amie. Les costumes avaient été réalisés par
sa mère. Son premier cosplay élaboré seule fut le Haruko de FuliKuri au Festival
Delcourt – éditeur de manga – en 2002. Rachel avait alors quinze ans. Son
personnage était une fille dans « un animé décalé et incompréhensible », une fille
qui devient la nounou d’un petit garçon. Elle portait alors une perruque rose vif.
« Je voulais une perruque rose, comme au Lido, pour le fun. » Rachel a « des
montagnes de projets de costumes en attente avant chaque convention. On est des
addicts, on fait un costume pour un jour puis on improvise un deuxième costume
pour le lendemain… » Rachel a créé elle-même son site web pour montrer à ses
copines cosplayeuses italiennes ce qu’elle fait en cosplay. Sur la page d’accueil,
elle apparaît à visage découvert, habillée en marchande, personnage tiré d’un jeu
qui se joue sur Internet. « Sur mon site, je ne suis pas le personnage, je suis moi
dans son visuel, mais je suis moi… »
Rachel aime « la magie du spectacle », faire son costume et monter sur
MANGAMANIA ET COSPLAY 663

scène. « Sur scène, on incarne un personnage, on prend les positions du


personnage, ses attitudes, pour les photos. Ça transporte, on n’est plus soi-même,
on est un autre, on oublie ses soucis. Quand on entre dans la peau d’un
personnage, on nous regarde différemment. On n’est plus inaperçu comme dans
la rue. Tout le monde vient nous parler, on a envie de faire plaisir, on se donne,
on donne son temps, son argent (pour le costume), sa présence. On se satisfait en
même temps, c’est très plaisant. Le principe consiste à se faire plaisir même si le
costume n’est pas très apprécié. »
Rachel sélectionne les personnages qu’elle va incarner « au coup de cœur,
pour le costume ». « J’ai incarné par exemple la Fée du sucre et Tiny Snow, pour
leurs poses mignonnes et leurs attitudes qui font toujours sourire ou rigoler. Je
trouve que ça me va bien ce type de personnage. Je n’incarne pas la reine des
ténèbres. » Très librement, on pourrait associer avec un des aspects de la méthode
Stanislavski pour les comédiens où « il s’agit de donner une forme scénique,
visible à la création du personnage, c’est-à-dire d’incarner sur scène le
personnage ». C. Stanislavski écrit à propos du costume du personnage : « En
examinant avec soin tout ce que l’on me présentait, j’espérais tomber sur un
costume qui me suggérerait une image pouvant provoquer en moi quelque
résonance »6.
Le spectacle et la confection du costume renvoient Rachel aux plaisirs de
© Éditions GREUPP | Téléchargé le 13/01/2024 sur www.cairn.info (IP: 88.160.12.141)

© Éditions GREUPP | Téléchargé le 13/01/2024 sur www.cairn.info (IP: 88.160.12.141)


l’enfance, à une activité ludique, créatrice et à une identité féminine partagée dans
sa famille. Par ailleurs, Rachel préfère les costumes qui évoquent la féerie, un
royaume de lumière d’où les angoisses archaïques seraient absentes. On repère
dans son discours la fonction contenante du costume, celle d’enveloppe
sécurisante, la notion de moi-peau. À propos du vêtement, D. Anzieu écrit :
« Comme une seconde peau […] comme un pare-excitations actif venant doubler
le pare-excitations passif constitué par la couche externe d’un moi-peau
normalement constitué. Le rôle des sports et des vêtements va souvent dans ce
sens »7. D. Anzieu évoque également un fantasme d’invulnérabilité et un retrait
protecteur.
Rachel nous rappelle également que jouer est une thérapie en soi comme
l’a théorisé D. W. Winnicott (1971). « Ça transporte, on n’est plus soi-même, on
est un autre. On oublie ses soucis. » Dans le cosplay, on fait semblant pour de
vrai. Le jeu est arrimé à la réalité. Le plaisir des mangas ne suffit pas. Il faut leur
associer du tangible, du sensoriel. Avant que la scène soit jouée, pendant des jours
et des semaines, on fabrique son costume, ses accessoires, de bric et de broc, on
rassemble diverses matières, on choisit les formes et les couleurs, la créativité
s’exerce pour aboutir à une ressemblance incarnée avec le personnage choisi et

6. Stanislavski, 1949, p. 27.


7. Anzieu,1985, pp. 221-223.
664 JOËLLE NOUHET

à une reconnaissance par un public nombreux et averti. Le costume marque à la


fois la ressemblance et la différenciation individuelle.

Les personnages choisis pour le cosplay ont-ils une fonction de


doubles ? On repère les notions de métamorphose, de réversibilité et de
toute-puissance. Dans notre exemple, la cosplayeuse passe d’un état de
jeune femme à une apparence de petite fille par simple déshabillage-
habillage, voilement-dévoilement. Le retour à l’enfance et la
métamorphose ont lieu comme par magie. Kiki la petite sorcière,
transportée par son balai, se sort des situations les plus périlleuses et
réussit des prouesses inouïes.
Comme Rachel l’a elle-même indiqué, la dimension exhibitionniste
constitue un des attraits de cette activité de cosplay. À la question
« Qu’est-ce qui est le plus excitant dans le cosplay ? », Rachel répond :
« La confection du costume », puis : « Être sur la grande scène, comme
une scène de théâtre, dans un vrai amphi, avec son et lumières. » Il y a le
plaisir de l’exposition sur scène, de l’exhibition du corps avec l’excitation
© Éditions GREUPP | Téléchargé le 13/01/2024 sur www.cairn.info (IP: 88.160.12.141)

© Éditions GREUPP | Téléchargé le 13/01/2024 sur www.cairn.info (IP: 88.160.12.141)


sensorielle afférente. Le public, lui, est là pour regarder mais aussi comme
support d’identifications, là où il est important d’être en groupe pour
pouvoir être soi.
Si le rêve permet au rêveur de se montrer nu, dans le cosplay, c’est
la scène et le public non indifférent qui autorisent l’exhibition costumée et
le voyeurisme. Dans le cosplay comme dans le rêve, le sujet n’est-il pas à
différentes places ? Celle du public voyeur et celle du personnage qui se
dévoile. Souvenons-nous du rêve typique de nudité décrit par Freud où
l’indifférence des personnes présentes face au rêveur nu rend plus aisé son
désir de se montrer : « Le grand nombre d’étrangers indifférents au
spectacle, que le rêve leur substitue, est précisément le contraire du
souhait de voir les quelques personnes bien connues auxquelles on se
montrait tout nu étant enfant »8. En note, Freud indique : « On comprend
que la présence dans le rêve de “ toute la famille ” a le même sens. »
Comme le souligne L. E. Prado de Oliveira (2002), le « grand nombre
d’étrangers » que nous trouvons dans bien d’autres rêves indique toujours,

8. Freud,1900, p. 214.
MANGAMANIA ET COSPLAY 665

par opposition, notre désir de « garder le secret », en l’occurrence l’envie


de s’exhiber, l’envie de « se montrer tout nu » à « un grand nombre
d’étrangers » qui semblent bien représenter « quelques personnes bien
connues » ou encore « toute la famille », autrement dit, les plus intimes.

Lorsqu’elle réalise ses costumes, Rachel fait attention à ce qu’ils ne soient


pas vulgaires. « Je connais mon physique, je sais ce que je peux porter ou pas.
Cela me met mal à l’aise d’être trop dénudée. Il faut que la cuisse soit cachée. La
perruque est une protection. » Rachel associe la protection de la cuisse et la
pilosité… Lorsque Rachel porte des costumes de petite fille et aime à être
regardée ainsi, au-delà de l’autoérotisme et de l’exhibitionnisme, lutte-t-elle
contre l’angoisse d’avoir un corps de femme et d’être regardée, voire désirée
comme telle ? Peut-être découvre-t-elle, ainsi parée, les plaisirs érogènes d’être
vêtue et regardée comme une petite fille, pas encore femme, dans un corps qui ne
serait pas définitivement sexué ?
Nous pouvons attribuer au costume du cosplay une fonction de métaphore
en ce qu’il représente une extension du moi corporel. Rachel dit : « Ce type de
personnage me va bien. » Le cosplay fournirait un support/contenant narcissique
© Éditions GREUPP | Téléchargé le 13/01/2024 sur www.cairn.info (IP: 88.160.12.141)

© Éditions GREUPP | Téléchargé le 13/01/2024 sur www.cairn.info (IP: 88.160.12.141)


alimentant le lien corps – costume – exhibitionnisme. Par ailleurs nous pouvons
envisager le costume comme métonymie d’une sexualité en transformation, en
construction. Rappelons que l’activité de la couture est importante pour Rachel,
d’autant qu’elle a « dépassé le niveau » de sa mère et qu’elle a maintenant sa
propre machine à coudre. Rachel s’est distanciée de sa mère tout en s’appropriant
un équivalent d’attribut féminin maternel qu’elle utilise avec plaisir et dextérité.
« On a envie de faire plaisir, on se donne, on donne son temps, son argent pour le
costume, sa présence. On se satisfait en même temps, c’est très plaisant. »
Rachel est adepte des mises en scène décalées pour s’amuser et amuser le
public. Ainsi participe-t-elle à un cosplay de groupe où des méchants sont censés
se battre avec des sirènes. « On a exagéré ce que l’animé met en scène. Dans
Mermaid Melody, on a transformé la sirène quand elle entre dans l’eau. Elle
rencontre les méchants qui la menacent, elle se défend, dit sa formule de
transformation, ses copines sirènes arrivent. On a fait plusieurs sirènes dont la
queue disparaît. Elles apparaissent alors en tutus et chantent. Les tympans des
méchants éclatent parce qu’elles chantent faux pour exterminer les méchants. »
Transformation, métamorphose, accès à la féminité, appropriation, ironie et
agressivité sont présents dans ce jeu, aux limites du vrai et du faux : « On se
moque de la version originale de l’animé d’une manière cynique, grinçante. Dans
la dérision, on s’adresse aussi au public qui apprécie l’animé. » On peut
également repérer dans la bande de copines sirènes qui chantent faux pour
666 JOËLLE NOUHET

détruire l’ennemi, l’expérience de la bande prédatrice qui peut être nécessaire


pour partager le malaise d’adolescentes à la recherche d’un nouveau corps.
Les mises en scène décalées évoquent également les trois clés qui ouvrent
l’univers d’Alice de Lewis Carroll : la parodie, l’inversion – les personnages font
le contraire de ce que l’on attend d’eux – et le non-sens.

TOKYO, RACHEL ET LES DENTELLES

Actuellement, Rachel préfère les mangas aux animés. Elle lit


essentiellement des shojo, les mangas pour jeunes filles où l’accent est mis sur les
sentiments. Pitch Girl et Nana sont parmi ses préférés. Pour Rachel, l’intérêt
majeur des mangas réside dans le fait de s’identifier à un(e) européen(ne) mais
dans une culture japonaise. « Quand je lis Nana, j’ai envie de partir au Japon. Tous
les fans de mangas sont des fans du Japon. » Ainsi par exemple, les fans du manga
Hikari no Go apprennent à jouer au jeu de Go. Certains vont jusqu’à apprendre
la langue japonaise pour lire les mangas dans le texte original. Nous entendons là
un intérêt pour l’exotisme au sens positif d’esthétique du divers décrit par
V. Segalen (1919) dans le sens où le divers est ce qui fait la saveur du monde. En
effet, l’exotisme n’est pas seulement géographique mais aussi temporel et lié à la
sensualité, l’extrême sensation peut naître de l’extrême différence.
© Éditions GREUPP | Téléchargé le 13/01/2024 sur www.cairn.info (IP: 88.160.12.141)

© Éditions GREUPP | Téléchargé le 13/01/2024 sur www.cairn.info (IP: 88.160.12.141)


Évidemment, apprendre et s’approprier une langue autre que la
langue maternelle, au-delà d’un enrichissement d’expérience, représente
aussi une mise à distance de la langue maternelle et une plus grande liberté
d’expression. N’est-on pas moins contraint et moins responsable dans une
langue étrangère que dans sa propre langue ? Dans les mangas, les
onomatopées sont très nombreuses, dans les originaux comme dans les
traductions. Peut-on y voir une forme d’apprentissage d’une nouvelle
langue qui aiderait au passage de l’adolescence ? Cet apprentissage
constituerait alors un rituel donnant accès non seulement à une plus large
connaissance et appropriation des mangas mais aussi à une
différenciation, une séparation de l’objet maternel et de ce qu’il
représente… Comme le vêtement ou le costume, la langue étrangère peut
aussi symboliser l’opposable aux parents.
Rachel prépare un voyage au Japon avec sa sœur aînée, elles partent à
l’aventure pour « VOIR le Japon ». « VOIR » dit-elle. Rachel hausse la voix, un
large sourire se dessine sur sa bouche, elle avance le buste et ouvre très grands les
yeux. Doucement elle ajoute : « On va être débordées d’émotions. » Rachel a
MANGAMANIA ET COSPLAY 667

prévu de cosplayer à Harajuku, de faire un personnage « Gothic Lolita ». Elle


prépare le costume, plus Lolita et mignon que gothique. Rachel aime les couleurs
« baby » (pastels), les fleurs, les dentelles… ce qui ramène à l’enfance, dit-elle.
Pour Rachel, la dentelle c’est la dentelle « baby brodée sur les doudous », mais
aussi la dentelle « sexy », les transparences, les motifs… Selon elle, les deux
mélangés font fantasmer les garçons. « Cela induit un trouble, les garçons ont
envie de soulever la jupe pour voir dessous, je joue de cela avec des regards
coquins, un peu de teasing… » Serait-ce plus facile à faire à Tokyo qu’à Paris ?
Les regards posés sur elle seront nouveaux, étrangers, plus encore que ceux des
spectateurs parisiens de la Japan Expo. Se sentira-t-elle alors plus libre qu’à Paris,
elle qui tient secrète son activité de cosplay dans son école, de crainte que les
jeunes de son âge la jugent mal, elle qui enlève les photos de ses cosplays que sa
mère a exposées dans le salon dès que des invités arrivent à la maison ? Nous
retrouvons là le lien, dans l’opposition apparente, entre voir et s’exhiber, entre
exhibition et secret, étranger et intimité.

Les spectacles de cosplay permettent d’aborder quelques points


spécifiques des problématiques adolescentes : le lien entre le jeu, le plaisir
et le fantasme ; le rapport au corps en transformation ; la notion
© Éditions GREUPP | Téléchargé le 13/01/2024 sur www.cairn.info (IP: 88.160.12.141)

© Éditions GREUPP | Téléchargé le 13/01/2024 sur www.cairn.info (IP: 88.160.12.141)


d’enveloppe protectrice ou pare-excitations, la fonction du costume
comme contenant narcissique, support d’identifications et de
différenciation. Les propos de Rachel ont mis en évidence les fonctions
métaphoriques et métonymiques du costume, les solutions qu’elle met en
œuvre, grâce à sa créativité, pour accéder à une sexualité féminine adulte
en retrouvant, paradoxalement, des sensations érogènes de type infantile.
Les mises en scène exhibitionnistes en présence d’étrangers nous ont
ramené au rêveur nu, à sa famille et son intimité. Gageons que Rachel au
Japon verra et vivra autre chose, au-delà de ce qu’elle imagine, et espérons
que ses émotions ne la débordent pas trop.

BIBLIOGRAPHIE

ANZIEU D. (1985). Le Moi-peau. Paris : Dunod, 1995.


BERQUE A. (1986). Le sauvage et l’artifice. Paris : Gallimard.
FREUD S. (1900). L’interprétation des rêves. Paris : PUF, 1971.
PRADO DE OLIVEIRA L. E. (2002). Du secret et de la transmission en psychanalyse. Le Coq
668 JOËLLE NOUHET

Héron, 169 : 7-11.


SEGALEN V. (1919). Essai sur l’exotisme : une esthétique du divers. Paris : Fata Morgana, 1994.
STANISLAVSKI C. (1949). La construction du personnage. Paris : Pygmalion, 1984.
SUVILAY B. (2003). L’héroïne travestie dans le manga. Adolescence, 21 : 757-767.
TASSEL A. (2003). Figures de l’in-distinction sexuelle : les mangas. Adolescence, 21 : 769-774.
WINNICOTT D. W. (1971). Jeu et réalité. Paris : Gallimard, 1975.

Joëlle Nouhet
Équipe de Recherches sur l’Adolescence
Université Paris VII - Denis Diderot
UFR Sciences Humaines Cliniques
107, rue du Faubourg Saint-Denis
75010 Paris, France
© Éditions GREUPP | Téléchargé le 13/01/2024 sur www.cairn.info (IP: 88.160.12.141)

© Éditions GREUPP | Téléchargé le 13/01/2024 sur www.cairn.info (IP: 88.160.12.141)

Vous aimerez peut-être aussi