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Baudelaire, L’Albatros

Le Texte :

Souvent, pour s’amuser, les hommes d’équipage


Prennent des albatros, vastes oiseaux des mers,
Qui suivent, indolents compagnons de voyage,
Le navire glissant sur les gouffres amers.

A peine les ont-ils déposés sur les planches,


Que ces rois de l’azur, maladroits et honteux,
Laissent piteusement leurs grandes ailes blanches
Comme des avirons traîner à côté d’eux.

Ce voyageur ailé, comme il est gauche et veule !


Lui, naguère si beau, qu’il est comique et laid !
L’un agace son bec avec un brûle-gueule,
L’autre mime, en boitant, l’infirme qui volait !

Le Poète est semblable au prince des nuées


Qui hante la tempête et se rit de l’archer ;
Exilé sur le sol au milieu des huées,
Ses ailes de géant l’empêchent de marcher.
Pour introduire l’analyse :

Le texte que nous étudions a été publié dans Les Fleurs du mal, en 1861. Ce recueil
comprend des poèmes de Charles Baudelaire, poète inclassable, au carrefour de différents genres
littéraires, comme le Romantisme, le Parnasse, le Réalisme ou encore le Symbolisme. Baudelaire
faisait de plus partie de la génération des Poètes maudits, c'est-à-dire non compris par la société
de leur époque... On retrouvera cette solitude dans beaucoup de poèmes de la section "Spleen
et Idéal". Cette partie évoque l'Homme, déchiré entre l'aspiration à l'élévation et l'attirance pour
la chute, le déchirement, traduit chez Baudelaire comme le Spleen.

« L’Albatros » est un poème qui a peut-être été inspiré à Baudelaire lors de son voyage en
mer vers l’île Maurice. Le texte évoque une scène de vie en mer au cours de laquelle un albatros,
qui s’est posé sur un navire, est capturé par les marins qui en font leur souffre-douleur.

LECTURE DU TEXTE

Mais la dernière strophe nous invite à une relecture du texte puisqu’elle explicite une
analogie entre l’oiseau et le poète. Le poème est donc basé sur un principe de comparaison :
l’oiseau est le poète, le poète est l’oiseau.

Projet de lecture : A travers la figure de l’Albatros, quelle image Baudelaire donne -t-il de la
condition du poète ?

Mouvements du texte :

• Mouvement n°1 : Les trois premières strophes comparent l’oiseau à un « roi » déchu
• Mouvement n°2 : La quatrième strophe creuse la symbolique du poète. La vie de
l’albatros se transforme, par l’alchimie poétique, en miroir de l’existence du poète.

***
ETUDE DU MOUVEMENT 1 :

➢ Le poème se présente comme une scène de vie en mer. Nous allons voir
comment cette scène se construit dans les 3 premières strophes.
Etude de la strophe 1.
Premiers cités, les marins sont peu décrits ; l’accent est mis sur une communauté : les
hommes et l’équipage (V.1). L’action, mise en valeur par l’enjambement (Souvent, pour
s’amuser, les hommes d’équipage / Prennent des albatros…), prend un caractère subit et brutal.
Le motif de cette capture, pour s’amuser, témoigne de la cruauté des marins qui s’exerce
fréquemment, ce que rappelle l’adverbe souvent.
Connaissant la comparaison entre l’albatros et le poète, une lecture éclairée nous permet
de comprendre un thème traditionnel à Baudelaire : la solitude de l’homme de génie au milieu
de la foule (les hommes d’équipage).

L’importance accordée à cet oiseau se lit dans la place que tiennent les périphrases : la
première (vastes oiseaux des mers) occupe tout le second hémistiche du vers 2, la
seconde (indolents compagnons de voyage) neuf syllabes du vers 3.
L’épithète vastes dans la première, souligne certes l’envergure exceptionnelle de cet
oiseau mais, par hypallage (oiseau des vastes mers) elle peut aussi suggérer sa symbiose avec
l’immensité des espaces qu’il parcourt.
Une idée de grandeur et de détachement du monde matériel se fait ressentir dans la
perception du poète : Indolent (V.3), rêveur, il plane au-dessus du navire et des gouffres
amers (V.4), image même de l’adversité de l’existence. Son esprit s’envole dans l’espace aérien
infini.

Etude de la strophe 2.
Cette strophe se fait remarquer par la caractérisation de l’albatros. Nous ferons remarquer
la parallèle entre le poète et l’animal plus tard dans notre analyse.

A la liberté de l’oiseau, évoquée par des allusions au mouvement et au voyage –qui


suivent (V.3), indolents compagnons de voyage (V.3), ce voyageur ailé (V.9), succède un
emprisonnement au sol, perceptible dans la structure même du deuxième quatrain : les deux vers
consacrés à l’albatros se retrouvent cernés par la référence au monde clos du bateau, exprimé
par la métonymie sur les planches (V.5), et l’allusion aux avirons (V.8). Les planches est une des
seules identifications que le poète fait des marins.

L’oiseau se voit présenté de manière élogieuse : ces rois de l’azur (V.6) ; Pourtant cet animal
sublime présente une image radicalement opposée une fois posé au sol. La longueur même
de ses grandes ailes blanches (V.7), comparées à des avirons (V.8) pour souligner combien elles
l’encombrent à terre le rend maladroit (V.6). On assiste très vite à un renversement de situation :
l’oiseau, qui dominait par son envol le ciel, la mer et le navire, se transforme en victime.
→ Les marins deviennent les maîtres de la situation, comme l’indiquent les verbes de sens actif
qui s’y rattachent – prennent (V.2), ont-ils déposé (V.5)
→ tandis que les verbes à valeur passive évoquent les albatros qui laissent piteusement (V.7) –
notons l’effet d’insistance créé par la longueur de l’adverbe – leurs ailes traîner à côté d’eux (V.8).

L’action est dramatisée par toute une série de moyens :


• L’accent est mis d’abord sur le caractère soudain de la transformation : A peine les ont-
ils déposés sur les planches (V.4). Lui, naguère si beau (V.10).
• De plus la capture se change en torture physique {L’un agace son bec avec un brûle-
gueule –V.11)} et surtout morale : L’autre mime, en boitant, l’infirme qui volait (V.12).

Etude de la strophe 3.
L’oiseau suscite la caricature et le rire cruel et stupide : l’albatros est perçu
comme comique (V.10).
La présence de deux tournures exclamatives accentue encore le caractère dramatique de
la scène en traduisant les pensées des marins : Ce voyageur ailé, comme il est gauche et veule ! /
Lui, naguère si beau, qu’il est comique et laid !
Notons aussi qu’à partir du vers 9, un seul oiseau est évoqué, ce qui prépare la
présentation du Poète (V.13), lui aussi individualisé, dont la portée emblématique est renforcée
par la majuscule : il représente la condition de tout poète.

Le tragique de sa condition se lit constamment dans le rappel de sa grandeur passée


opposée à sa misère présente : Lui, naguère si beau, qu’il est comique et laid ! (V.10)
L’opposition entre les qualificatifs mélioratifs {ailé (V.9), beau (V.10)} et dépréciatifs
{gauche et veule (V.9), comique et laid (V.10)}, voire antithétiques (beau/laid) fait sentir le
tragique de la condition de l’homme/oiseau.

Le poète les caractérise par un accessoire, la pipe, désignée vulgairement par le terme brûle-
gueule (V.11) pour rattacher ces hommes à un monde grossier, trivial, en total contraste avec la
description de l’albatros. Baudelaire nous montre ainsi une inadaptation à une existence sociale
où dominent la médiocrité, la vulgarité, l’utilitarisme et la bassesse suscite la moquerie et le rejet
des hommes. Le poète/albatros est un roi déchu et il en souffre puisqu’il prend conscience de sa
déchéance. Humilié par sa gaucherie − maladroits et honteux (V.6) –, il se sent veule (V.9), avili,
dégradé.

CONCLUSION DU PREMIER MOUVEMENT :

Le poème se présente comme une scène de vie en mer. L’évocation du lieu répond à une
structure très nette : plan d’ensemble dans le premier quatrain avec les albatros qui suivent le
navire, plan rapproché dans le deuxième quatrain – un albatros se retrouve cette fois sur les
planches −, confrontation de l’oiseau et des marins dans le troisième quatrain.

MOUVEMENT N°2 :
La survie du poète dans le théâtre social

Etude de la strophe 4.

Au vers 13, l’analogie dont nous parlions au début de l’analyse établit une correspondance
entre le poète et l’oiseau : Le poète est semblable au prince des nuées. La dimension
symbolique est alors explicitée.
Il hante les tempêtes (V.14) signifie que le poète connait une exaltation d’ordre spirituel et
intellectuel, qui le rend supérieur au commun des mortels (représenté par les hommes
d’équipage). Dans le monde du rêve, de la poésie, il est dans son élément. La majesté avec
laquelle il évolue dans le monde des idées est traduite par l’harmonie du vol de l’albatros, qui se
déploie amplement dans la strophe 1, du fait des enjambements, en une longue phrase bien
balancée. Le poète semble alors si pleinement habité par son rêve que rien ne peut l’atteindre :
il se rit de l’archer (V.14) qui, du sol, décoche ses flèches. Figure de l’archer qui est un paroxysme
de violence, car l’humain serait capable de monter au meurtre de l’oiseau, et donc du poète.
Cette strophe nous dévoile une grande violence des hommes d’équipage non seulement qui le
raillent, le parodient, mais vont jusqu’à l’insulter. Il est victime de huées (V.15), terme
diamétralement opposé à l’image poétique des nuées (V.13) avec laquelle il rime pourtant. Son
« h » aspiré provoque un hiatus qui brise le rythme de la lecture et suggère un climat d’agression
et de brutalité.

La correspondance entre l’homme et l’animal s’établit aussi par l’ambiguïté des termes. L’oiseau
est constamment personnifié que ce soit en indolent compagnon de voyage (V.3), en roi de
l’azur (V.6), en prince des nuées (V.13),en voyageur ailé (V.9) en infirme (V.12). Quant au
poète, il s’identifie à son tour à l’oiseau par le motif de l’aile : Ses ailes de géant l’empêchent de
marcher (V.16).
Mais ne pouvant vivre toujours dans les nuées, le poète doit redescendre sur terre et le prix à
payer est lourd. Les deux derniers vers révèlent le revers douloureux du génie : Exilé sur le sol
au milieu des huées / Ses ailes de géant l’empêchent de marcher. Tout comme l’oiseau, le poète
est incapable de s’adapter aux réalités de la vie ordinaire et un sentiment constant d’exclusion
l’habite. La chute du géant est suggérée stylistiquement par une rupture de construction.
L’anacoluthe (=erreur de construction grammaticale) −exilé sur le sol (…) Ses ailes de géant
l’empêchent de marcher (V.15/16)− contraste avec la fluidité des vers précédemment
commentée. En effet, le masculin singulier de « exilé » ne peut s’accorder au sujet féminin
pluriel « ses ailes ». Est-ce pour mieux accentuer le déchirement du poète entre ses deux vies :
celle de la réalité et celle de l’idéal ?

Conclusion
En conclusion, si « L’Albatros » reprend un des thèmes favoris du Romantisme, celui du
poète qui se sent étranger dans une société qui ne le comprend pas, il le traite au moyen d’une
écriture bien particulière, superposant le réalisme d’une scène maritime à une dimension
symbolique. Les antithèses s’accumulent entre grandeur et chute, spiritualité et matérialité, ciel et
terre, poète et foule. Selon Baudelaire, le poète se situe, par son art, au-dessus du commun des
mortels dont il est incapable de partager la condition humaine. Il doit donc s’exiler, être seul et
cette singularité s’est cristallisée dans le symbole de l’albatros. Le poète se dresse donc, seul, face
à la boue du monde qui l'entoure.
Ouverture : au choix :
• Un poème des Fleurs du Mal qui met en lumière les défauts des hommes, l’isolement,
la marginalité du poète.
• Une œuvre qui traite de la création artistique, du statut d’artiste.
• Une œuvre symboliste bien choisie et surtout expliquée.

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