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Assessment (PCIA)
Madagascar
Traduction française de l’anglais
Publié par le
Centre d’études sur les Conflits, le Développement et la Paix (CCDP)
Institut de Hautes Etudes Internationales et du Développement
Rue de Lausanne 132, Case postale 136
1211 Genève 21, Suisse
Courriel : ccdp@graduateinstitute.ch
Site web : http://www.graduateinstitute.ch/ccdp
Remerciements : Les auteurs voudraient remercier tous leurs collègues qui ont
collaboré sur ce projet ou offert des commentaires et un soutien précieux – notamment
Victorine Andrianaivo, Lyna Comaty, Klaus Heimer, Keith Krause, Robert Muggah,
Thania Paffenholz, Jeannot Ramiaramanana, Jean Claude Ramandimbiarison,
François Randrianarivo, Lovamalala Randriatavy, Michel Razafiarivony,
Marie Jeanne Razanamanana, Sandra Reimann, Dennis Rodgers et Achim Wennmann.
Notre gratitude va également à la Délégation InterCooperation (DIC) à Tananarive pour
leur assistance logistique, ainsi qu’à Dorothée Klaus (UNICEF), Bruno Maes (UNICEF),
Christophe Legrand (PNUD) et les Ambassades de France et de Norvège pour avoir rendu
cette analyse possible. Pour finir, nos remerciements vont à toutes les parties prenantes qui
ont eu la patience de nous rencontrer et de prendre part à des discussions fructueuses.
Dessaisissement : Les déclarations contenues dans cette publication sont celles des auteurs
et ne reflètent ni les politiques ni les points de vue de l’UNICEF.
Design: Latitudesign
Droit d’auteur : © 2010, Centre d’études sur les Conflits, le Développement et la Paix (CCDP)
à l’Institut de Hautes Etudes Internationales et du Développement, Genève.
Peace and Conflict Impact
Assessment (PCIA)
Madagascar
Résumé Exécutif . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 3
Résumé Exécutif
L’ analyse PCIA sur Madagascar cherche à établir l’effet de l’aide étrangère et des
politiques de développement sur les facteurs exacerbant le conflit ou soutenant
la paix à Madagascar. Évitant des déclarations normatives au sujet de la crise
politique courante, cette étude offre des conseils sur les principaux défis faisant face aux
programmes de développement ainsi que les opportunités pour renforcer les structures
promouvant la paix. La recherche se concentre sur la compréhension des effets des
stratégies de développement passées, présentes et futures sur la capacité institutionnelle ;
la sécurité étatique, sociétale et humaine ; les structures et processus politiques et
économiques ; ainsi que sur la (re)construction et la responsabilisation sociale.
Ce n’est pas l’objectif du PCIA de suggérer des manières concrètes pour l’amélioration de
l’efficacité de l’aide à Madagascar, ni d’apporter des recommandations spécifiques liées à la
programmation opérationnelle. Au lieu de cela, l’étude reprend à cœur le message principal
de la « Feuille de route 3C » et observe comment un manque de cohérence, de coordination
et de complémentarité de la part de la communauté des donateurs internationaux a affecté
les dynamiques sociales, économiques et politiques de Madagascar. Le but du PCIA n’est pas
tant de fournir aux différentes parties prenantes des solutions, que de les inviter à penser et
aborder l’environnement dans lequel ils opèrent sous différents angles, et de leur fournir de
la matière aux réflexions critiques à porter sur la conception et la mise en œuvre des
programmes de développement.
Depuis son indépendance en 1960, Madagascar n’a pas connu de violence à grande échelle,
et le PCIA n’est pas une évaluation d’impact post-conflit. La présente étude constitue plutôt
une analyse des tensions résultant des aspirations au pouvoir des chefs politiques, des
aspirations économiques des entrepreneurs et d’une variété d’autres intérêts poursuivis par
une multitude de groupes et d’individus. De telles tensions sont une partie intrinsèque de la
politique, et le défi posé à l’Etat et à la société est celui de développer des institutions de telle
manière que les tensions émergeant normalement de la confrontation d’intérêts contradictoires
soient transformées en énergie positive et productive plutôt que de devenir des facteurs de
désordre et de violence. La toile de fond de cette analyse n’est pas le conflit ayant déjà eu lieu,
mais les signes inquiétants que l’absence d’un appareil étatique fonctionnel depuis le début de
la crise politique actuelle il y a 18 mois ait permis à certains acteurs prédateurs de consolider
leur position sur l’île. Les ressources naturelles abondantes du pays sont en train d’être
excessivement exploitées aux dépens des Malgaches et de l’écosystème fragile de l’île.
Le PCIA différencie entre les lignes de fractures sociétales, les moteurs de conflits et les
amplificateurs de conflits. Ceux-ci ont été distillés au moyen d’un processus élaboré de
recherche des données, de 150 entrevues d’informateurs clés, et d’un choix d’études de
base commanditées. Le but n’était pas d’établir et de vérifier une hypothèse, mais de
s’engager dans un dialogue critique avec des chercheurs indépendants, des responsables de
développement, des décideurs malgaches, des acteurs de la société civile et la communauté
diplomatique. Pour mettre en place ce processus, il a fallu identifier et déconstruire d’un
œil critique les discours communs mis en avant par nos interlocuteurs, s’engageant de ce
fait dans la reformulation séquentielle de nos arguments pendant cinq mois. Le PCIA est
un processus participatif, et non un outil d'évaluation. L’apprentissage commun amorcé
par cette étude est autant le produit final que le document actuel.
Les trois principales lignes de fractures identifiées sont la division entre une culture orale
de l’autorité et les écrits de l’administration étatique, la disjonction entre les centres
Bien que n’entretenant pas nécessairement de relations causales avec elles, ces lignes
de fractures sont liées à une série de moteurs de conflits, notamment l’exclusion sociale
et la déresponsabilisation, un manque de capacité au niveau du gouvernement local
et l’état disparate du secteur de la sécurité. Plus important encore, le manque de structures
du gouvernement local permet à des groupes d’élites de demeurer non réprimés. Dans les
luttes de pouvoir et dans les luttes pour des avantages économiques auxquelles se livrent les
élites, le mécontentement permanent parmi les exclus et les parties déresponsabilisées de
la société fournit un réservoir certain de ressources utilisables pour déstabiliser et renverser
un gouvernement central. L’incapacité totale des forces de sécurité malgaches à empêcher
le crime, à assurer la sécurité des communautés, et à réprimer les émeutes et le malaise
social d’une manière professionnelle alimente la dynamique de conflit et la volatilité de
l’autorité gouvernementale.
Ces moteurs de conflits sont à leur tour amplifiés par les faiblesses du secteur des médias,
caractérisés par leur teneur superficielle, un manque de formation et de protection des
journalistes, et l’incapacité d’agir en tant qu’intermédiaire efficace entre les autorités
étatiques et l’électorat. De plus, la forte polarisation des médias contribue activement à
l’instrumentalisation par les élites des populations pauvres urbaines et rurales.
Les lignes de fractures entre l’urbain et le rural d’une part, et le centre et la périphérie
d’autre part, sont le résultat d’un développement historique des structures institutionnelles
et économiques. Plus important encore, les politiques de libéralisation et de privatisation
des années 80 et 90 ont créé les conditions pour un changement dans les structures de
l’élite de Madagascar. Les descendants des familles royales, de par leur héritage ancestral,
continuent de constituer une autorité morale dans le sens classique du terme, mais en
termes de puissance économique, les intérêts des investisseurs étrangers jouent un rôle
déterminant, puisque possédant – ou du moins contrôlant – la grande majorité des avoirs du
pays. De plus, les deux vagues de privatisation n’ont fait que transférer les monopoles et les
oligopoles du secteur public au secteur privé, et la concurrence de marché reste l’exception
plutôt que la règle. L’administration de l’Etat continue ainsi à être un partenaire important
protégeant les intérêts commerciaux ou évinçant les concurrents, et dans une perspective
de conflit, le réel problème à Madagascar n’est pas la corruption quotidienne des officiels et
des fonctionnaires, mais plutôt le grand conflit d’intérêts entre l’administration étatique,
les forces de sécurité et les projets de capitaux à grande échelle, dont une grande partie
semblerait contribuer à l’accroissement du secteur informel de Madagascar. Alors que les
enjeux économiques et politiques sont fortement concentrés dans les régions urbaines,
l’administration centrale entre en compétition virtuelle et anticipée avec les structures
administratives régionales et communales. C’est pourquoi les efforts tant discutés de
décentralisation n’ont pas porté leurs fruits : au lieu de réduire le contrôle de l’Etat,
la décentralisation réduirait l’influence des acteurs profitant de la course tenace vers
l’accaparement des ressources de Madagascar.
Une des caractéristiques les plus flagrantes de Madagascar aujourd’hui est le gouffre béant
entre 80% de la population qui vit dans une extrême pauvreté sans accès aux services
publics et aux infrastructures de base, et une élite urbaine tirant bénéfice de la politique
économique du pays orientée vers l’exportation. L’inégalité qui en résulte entre le centre
et la périphérie, entre la production industrielle et l’agriculture de subsistance inefficace,
est l’une des principales causes conduisant à une hausse du taux de criminalité et à une
insécurité grimpante. Les forces de sécurité ne peuvent à leur tour faire face à la situation,
ou sont alors elles-mêmes impliquées dans les activités illégales. De façon générale,
la politisation des forces armées, la participation des dirigeants de haut rang dans l’activité
économique, et une administration sans ressources menant à la corruption à tous les
niveaux ont signifié que les « prédateurs » économiques continuent à piller l’île à volonté.
La population malgache, en revanche, continue à mourir de faim. Sans une réforme urgente
et un renforcement de capacité pressant des forces armées et du système judiciaire,
conjointement avec l’établissement d’un gouvernement reconnu, les droits souverains de
Madagascar continueront à être en danger.
1. Introduction : objectifs,
définitions et méthodes
Peace and Conflict Impact Assessement (PCIA) est fondée sur l’observation que les projets de
développement, de par la force de leur seule existence, ne génèrent, ni ne renforcent les
conditions pour la paix. Sans le degré nécessaire de contextualisation, les interventions de
développement peuvent être en contradiction avec les systèmes de valeur traditionnels
et les structures d’autorité, accroître les enjeux de la compétition économique, voire
politique, et aggraver, plutôt que de réduire, les tensions sociales. C’est le but du PCIA
d’élaborer une analyse à long terme de l’environnement général dans lequel les interventions
de développement ont eu lieu, avec une emphase particulière sur la manière dont les
initiatives de développement ont affecté le contexte global, et comment, à leur tour, de telles
initiatives ont répondu avec le temps à l’environnement qu’elles ont aidé à développer.
Comme indiqué à juste titre, le terme PCIA couvre aujourd’hui un large éventail
d’approches différentes, qui ne sont pas toutes fondées sur le concept d’origine provenant
du contexte du génocide rwandais.1 Néanmoins, il y a une certaine continuité en termes du
but de l’analyse, et comment elle se différencie d’autres formes d’analyse. Pour commencer,
il est donc utile de définir brièvement les termes en jeu.
La paix est plus que seulement l’absence de guerre, de conflit, et de violence armée.
En effet, il est approprié ici de se référer au chercheur sur la paix Johan Galtung et
à son concept « de paix positive », impliquant la justice sociale par l’égalité des chances,
une distribution équitable du pouvoir et des ressources matérielles, et une protection égale
par et face à l’autorité de la loi. La paix, dans le contexte du PCIA, signifie la paix à long
terme. Cela implique de créer les conditions dans lesquelles les individus dans la société
peuvent tirer bénéfice de l’ordre public, de la stabilité politique, et des opportunités
économiques. « Consolidation de la paix » se rapporte ainsi à tous les efforts développés
pour stimuler une paix durable par l’établissement d’institutions favorisant et permettant
la résolution non-violente des tensions et des conflits.
1
Thania Paffenholz , « Third-generation PCIA: Introducing the Aid for Peace Approach », Berghof Research Center
for Constructive Conflict Management, 2005, p. 3.
Plutôt, un PCIA est une analyse des tensions résultant des aspirations de pouvoir des chefs
politiques, des aspirations économiques des entrepreneurs, et d’une variété d’autres intérêts
poursuivis par une multitude de groupes et d’individus. De telles tensions sont une partie
intrinsèque de la politique qui consiste, après tout, à résoudre des problèmes d’action
collective. Les gens ont besoin de co-exister, et le défi posé à l’Etat et à la société est celui
de développer des institutions de telle manière que les tensions émergeant naturellement
de la confrontation d’intérêts contradictoires soient transformées en énergie positive et
productive plutôt que de devenir des facteurs de désordre et de violence.
Le terme impact, comme utilisé dans ce PCIA, se rapporte à des changements plus
généraux, potentiellement à long terme et causés, directement ou indirectement,
intentionnellement ou involontairement, par une intervention de développement.
Il est ainsi important de différencier « impact » et « résultat », le dernier se référant seulement
aux changements qu’un projet de développement a initiés dans son environnement
immédiat.2 En effet, cette analyse PCIA, telle que mandatée par l’UNICEF pour le Bureau
du Coordonnateur Résident des Nations Unies à Madagascar, n’est pas une évaluation de
projet spécifique, mais une étude sur les répercussions globales de l’engagement à long
terme de la communauté internationale vis-à-vis sa volonté à promouvoir le développement
économique, politique et social de Madagascar. Comme précisé plus haut, parler d’impact
n’a de sens que pour des politiques de développement ou des programmes d’interventions
au niveau macro, telles qu’un programme national de réduction de la pauvreté (PRSP).3
Relié au point précédent, un PCIA est une analyse, et non une évaluation. Le PCIA
n’est pas concerné par des « log frames » et des « outcome mappings » conçus pour contrôler
et évaluer les résultats énoncés, les rendements et les objectifs comme défini dans la
proposition d’un projet de développement particulier. Un projet peut très bien échouer
selon des critères de développement prédéterminés et rigoureusement définis, et
néanmoins réussir en termes d’impact positif sur l’environnement global. En revanche,
un projet peut également recevoir 100% de points en termes de réalisation de résultats,
de rendements et d’objectifs cités, mais simultanément s’avérer être un désastre complet
pour le contexte global et contribuer à une exacerbation des tensions sociales, plutôt qu’à
la consolidation de la paix en général.
Ceci nous amène finalement à définir ce que nous voulons dire par développement
dans le contexte de ce PCIA. Nous emploierons le terme de manière plutôt libre afin
d’englober tous les projets et programmes financés par et/ou mis en œuvre par des
agents étrangers, que ce soit des organismes et des agences multilatéraux, des donateurs
bilatéraux, des O.N.G internationales, ou des investisseurs du secteur privé (la construction
de routes ou la vaccination gratuite des enfants par une compagnie minière multinationale,
par exemple, peut être considérée comme un projet de développement). À moins de
décrire les caractéristiques d’une intervention particulière, nous emploierons également
des expressions telles que « l’aide étrangère », l’« assistance au développement » et l’« aide
au développement » au cours de nos discussions. Dans des situations particulières,
nous pourrons également incorporer « l’aide humanitaire » (par exemple pour les famines,
les tsunamis ou les cyclones) dans l’étendue de notre analyse.
2
Ibid., p. 11.
3
Thania Paffenholz et Luc Reychler, Aid for Peace: A Guide to Planning and Evaluation for Conflict Zones
(Baden-Baden: Nomos, 2007), p. 112.
4
Voir la discussion par Angelika Spelken, « Kurzeinführung: Peace and Conflict Impact Assessment.
Thematische Einführung zu einem Workshop », Gruppe-Friedensentwicklung (FriEnt), 2006.
5
Pour un aperçu de l’approche 3C, voir http://www.3c-conference2009.ch/ et le rapport de la conférence
produit par le Centre d’études sur les conflits, le développement et la paix (CCDP).
analyse, et agit en tant que guide en spécifiant le type de questions et de défis que l’étude
devrait soulever afin d’être utile aux parties prenantes opérant à Madagascar. Il faudrait
pourtant souligner que ce n’est pas le but de ce PCIA de donner des recommandations
sur la façon dont l’aide à Madagascar pourrait être rendue plus efficace. Cette étude
essayera plutôt de provoquer ses lecteurs à penser et aborder l’environnement dans lequel
ils opèrent sous différents angles, et de leur fournir de la matière aux réflexions cruciales à
porter sur la conception et la mise en œuvre des programmes de développement.
Cadre conceptuel
La recherche entreprise dans le contexte de ce PCIA visait à établir les répercussions de
l’aide étrangère et des politiques de développement sur les facteurs menant au conflit ou
renforçant la paix à Madagascar. Évitant des déclarations normatives au sujet de la crise
politique actuelle, l’étude propose des lignes directrices vis-à-vis des défis principaux
auxquels font face les programmes de développement et explore les opportunités qui
peuvent renforcer les structures contribuant à améliorer la paix. La recherche a ainsi adopté
un cadre historique plus large dans lequel la présente crise sert principalement d’indicateur
de certaines dimensions plus profondes et plus structurelles des conflits. C’est pourquoi,
le cadre fut sujet à une adaptation et à une amélioration continues tout au long de la
période principale de recherches (février – mai 2010) au moyen de collaboration avec
des chercheurs locaux, de discussions avec le personnel international sur le terrain,
et de plus de 150 entrevues avec les parties prenantes clés.6
Cette étude est guidée par l’observation exprimée par Kenneth Bush, la personne à l’origine
du PCIA, que le développement est « inévitablement conflictuel, déstabilisant et subversif
parce qu’il défie les structures politiques, économiques, et de pouvoir social existantes qui
empêchent les individus et les groupes d’atteindre leur plein potentiel ».7 Notre recherche
s’est ainsi concentrée sur la compréhension des effets des stratégies de développement
passées, présentes et possiblement futures sur la capacité institutionnelle; la sécurité
étatique, sociale et humaine; les structures et les processus politiques et économiques; et la
(re)construction sociale et la responsabilisation. Un certain nombre d’études contextuelles
ont été commissionnées à une douzaine d’experts et universitaires internationaux et
nationaux, dont beaucoup souhaitent rester anonymes. Ces études ont été accompagnées
d’une intense recherche de données et de six semaines d’entrevues avec des informateurs
clés à Antananarivo et dans différentes régions du pays, aussi bien urbaines que rurales.
Ce PCIA est ainsi plus qu’une simple analyse contextuelle. Elle prend ce qui a été appelé
une « perspective transcendante de projet » (project transcending perspective), impliquant un
dialogue critique entre chercheurs indépendants, acteurs et décideurs des politiques de
6
Sans aller dans des détails académiques ici, la recherche entreprise appliqua ce qui est généralement appelé
« grounded theory », ou la reformulation séquentielle des tentatives d’arguments. Contrairement aux approches
positivistes communes, nous n’avons pas utilisé de théorie existante pour développer une hypothèse qui était
ensuite testée au moyen d’analyse empirique. Nous nous sommes plutôt engagés dans plusieurs séries d’études
de la documentation existante, de la recherche commanditée, et des entretiens avec des informateurs clés dans
une tentative d’identifier des récits communs et de régulièrement peaufiner nos arguments centraux en des
séries de boucles de feedbacks révélateurs.
7
Kenneth Bush, « Hands-on PCIA: A Handbook for Peace and Conflict Impact Assessment (PCIA),
author’s version, published under the auspices of the Federation of Canadian Municipalities », 2003, p. 4.
Le cadre heuristique appliqué dans cette étude différencie entre les lignes de fractures
sociétales, les moteurs de conflits, et les amplificateurs de conflits :
W Une ligne de fracture (« fault line ») est une division sociétale empiriquement observée
ou subjectivement perçue sur laquelle les tensions entre individus et groupes sont
structurées et les intérêts sont définis. Les principales lignes de fractures identifiées
dans ce PCIA se divisent entre une culture orale et le mot écrit, entre le centre et la
périphérie, et entre les parties urbaines et rurales de l’île.
W Un moteur de conflit (« conflict driver ») est une condition ayant le potentiel pour
produire un malaise social, une oppression ou une confrontation ouverte. La violence
résultante peut par la suite être structurée sur des lignes de fractures spécifiques mais
sans nécessairement avoir un rapport causal avec elles. Les moteurs de conflit distillés
par cette étude sont l’exploitation sociale et la déresponsabilisation, un manque de
structures gouvernementales locales, et un secteur de sécurité disparate.
W Un amplificateur (« amplifier ») est un facteur qui peut précipiter le début ou l’escalade
de la violence en intensifiant l’impulsion donnée par un moteur de conflit. Encore
une fois, il y a habituellement un lien entre un amplificateur et les lignes de fractures
structurelles dans la société, mais le rapport n’a pas besoin d’être causal. Ce PCIA se
concentre sur le secteur faible des médias comme constituant le principal amplificateur
de conflits dans l’environnement politique actuel.
Il est crucial de ne pas amalgamer la capacité ou non d’un Etat à assurer des services publics
avec une catégorisation binaire d’un appareil étatique « fort contre faible », mais plutôt de
8
Hans Gsänger et Christoph Feyen, « PCIA Methodology: A Development Practitioner’s Perspective »,
Berghof Research Center, 2003, p. 72.
9
Voir la section spéciale du la périodique Security Dialogue, Vol. 36: 4-5 (2005), édité par Oliver Jütersonke
et Rolf Schwarz.
Les organismes multilatéraux, les donateurs bilatéraux, les O.N.G et les compagnies
multinationales sont les principaux acteurs externes dont le rôle doit être analysé. Il est
particulièrement important d’étudier tous ces acteurs de manière combinée car l’aide au
développement a un impact significatif sur la prestation de services publics fonctionnellement
équivalents (par exemple, en renforçant involontairement les structures et les forces qui
résistent à l’administration étatique. Se concentrer sur des équivalents fonctionnels répond
ainsi aux études récentes de méthode mixte, qui démontrent que les effets des moteurs de
conflits ne sont pas universels, mais dépendent beaucoup du contexte local spécifique.10
De cette façon, le PCIA s’attaque aux frustrations récentes résultant de l’observation que
les mêmes moteurs de conflit peuvent être trouvés dans presque tous les conflits civils,
mais que leurs effets « causaux » diffèrent de manière significative au cas par cas.
10
James Fearon et David Laitin, « Civil War Narratives », Theory and Research in Comparative Social Analysis
Working Paper Series, 27, Department of Sociology, UCLA, 2005, http://repositories.cdlib.org/uclasoc/trcsa/27.
face à l’électorat. Nous concevons donc les stratégies et les programmes de développement
en tant qu’actions ayant lieu dans un champ politique et parallèlement les acteurs de
développement en tant que « players » politiques.
Discours communs
Lorsqu’on cherche à comprendre les moteurs de conflits et d’instabilité, il faut toujours
prendre du recul critique par rapport à ce qui est considéré comme évident: présuppositions
et hypothèses qui sont rarement, si jamais, remises en cause et qui font maintenant
partie de la mentalité de ceux impliqués. Les notions de luttes d’identité antagonistes
habituellement fondées sur un certain mythe historique et subsumées sous les notions de
« haine » et de « grief » sont une manière favorisée de percevoir les conflits. Les mentalités
occidentales, construites autour de l’expérience historique des grandes guerres interétatiques,
ont eu comme conséquence une notion plutôt étroite et binaire de conflit en tant que
violence armée et guerre. De même, les guerres contemporaines à l’intérieur des Etats sont
considérées sur la base de l’expérience historique des guerres civiles et des révolutions.
Ces guerres ont joué des rôles importants dans les processus de construction de l’Etat et de
la nation, processus qui ont duré plusieurs siècles parfois, et l’instrumentalisation politique
de tels conflits a mené au type de différenciations binaires et trop simplifiées qui continuent
à faire partie de nos réflexes mentaux.
Sans s’engager dans les débats universitaires courants, ceci reste l’une des principales
raisons pour laquelle la compréhension commune que les conflits sont des guerres entre
des groupes clairement définis, divisés selon des lignes de fractures évidentes et visibles.
Pendant la Guerre Froide, beaucoup de conflits en Afrique, en Amérique latine et en Asie
du Sud-Est, chacun ayant une dynamique bien différente, furent dépeints comme des
extensions de la confrontation des blocs entre l’Est et l’Ouest. Encore une fois, comprendre
ces conflits uniquement comme une guerre d’extension réduit les niveaux et dynamiques de
violence politique et de conflit sociétal, qui sont nombreux et différents. Plusieurs études
sociologiques, anthropologiques et criminologiques récentes sur la violence politique mettent
l’accent sur le fait que les lignes de fractures principales au niveau national interagissent
avec les querelles locales, communales, interfamiliales et entre les élites, cet aperçu doit
encore être intériorisé par les parties concernées en dehors du milieu académique.
Ceci ne veut pas pour autant dire que de tels récits simplifiés au sujet des conflits et des crises
politiques doivent être mis de côté. Il est plutôt important d’enregistrer les principaux récits
caractérisant et caricaturant les luttes politiques d’un pays et de les utiliser comme point de
départ pour être vérifiés et soumis à une enquête critique. Les récits sont fallacieux car ils
propagent une certaine connaissance sur une question, fonctionnant ainsi comme des lunettes
à travers lesquelles la réalité sociale est perçue et les « données concrètes » interprétées.
En d’autres termes, en appliquant une grille d’analyse préconçue d’un conflit, les récits
contribuent à occlure des moteurs de conflit et des structures alternatifs. Évidemment,
le choix de la définition de conflit peut déjà compromettre l’analyse, en courant le risque
de fournir une compréhension stéréotypée des processus sociétaux. C’est une raison de plus
pour laquelle une définition sociologique globale du terme conflit est utilisée dans ce PCIA.
Dans les paragraphes suivants, nous nous baserons sur des aperçus d’entrevues et un
certain nombre de documents officiels des organisations internationales pour distiller les
principaux récits – et, plus expressément, les stéréotypes – formant la perception détenue
par la communauté internationale sur les lignes de politique et de conflit à Madagascar.
La remise en question de ces narratives (souvent polémiques) constituera par la suite
la base d’une analyse plus détaillée de l’environnement économique, politique et sociétal
dans lequel les interventions de développement sont opérées.
Il n’est pas nécessaire d’égratigner longtemps la surface avant qu’un certain nombre
d’anomalies sérieuses apparaissent soulevant des doutes significatifs sur l’adéquation de cette
interprétation courante – pour commencer, il est plutôt difficile d’établir des lignes ethniques
claires à l’intérieur du groupe représentant les acteurs principaux des crises politiques
actuelles. Encore une fois, après avoir gentiment et quelque peu superficiellement remis en
cause la validité de l’explication offerte, tous les interviewés ont alors réduit la segmentation
d’un des multiples groupes ethniques à la division binaire entre les Merinas – comprenant de
façon imprécise les deux principaux groupes ethniques de la région des hautes terres et du
plateau – et les Côtiers, regroupant les huit communautés différentes dans un même groupe.
Comme élaboré dans le chapitre 3 ci-dessous, ces divisions ont été en fait imposées aux
habitants de la Grande Ile par des étrangers. En effet, la catégorisation anthropologique de l’île
provient des premiers travaux ethnographiques français basés sur les idées d’anthropologie
évolutionnaire.11 La division binaire entre Merina et Côtiers fut, en réaction à un nationalisme
malgache émergeant, le résultat d’une politique coloniale basée sur une simplification
pragmatique du contexte autochtone. Évidemment, le fait que ces classifications furent
imposées par l’extérieur n’exclut pas pour autant leur efficacité ; ce qu’il souligne est qu’elles ne
sont ni naturelles ni profondément enracinées dans la conscience culturelle et historique des
Malgaches. Comme nous le verrons, la division Merina-Côtiers joue un rôle significatif dans la
politique malgache, mais elle ne correspond pas à la matrice des lignes de fractures ethniques.
Quand nous procédâmes alors à remettre en cause la validité de la dichotomie des Merina
Côtiers comme la source de conflit à Madagascar – après tout, les deux figures centrales
des crises courantes, du Président évincé Marc Ravalomanana et du Président actuel de
l’autorité de transition (HAT), Andry Rajoelina, sont Merina – un changement surprenant
des explications se produisit de la part des personnes interviewées. Il fut alors affirmé
qu’on doit se rappeler que Madagascar était une île isolée, culturellement et historiquement
séparée du reste de l’Afrique. Il constitue ainsi un cas exceptionnel, bien trop compliqué
pour que des étrangers puissent évaluer et comprendre. En effet, nous étions fréquemment
avertis de ce qu’un fonctionnaire étranger appelait le « complex Malagasy brew ».
11
Sur les éléments de base ethnographiques des idées et travaux de Grandidier, Le Bon, Gautier, Lyautey, et
Gallieni, voir Paul Rabinow, French modern: norms and forms of the social environment (Chicago: University of
Chicago Press, 1995), chapitre 5.
ethniques, sur la base de la division Merina-Côtiers, conclut finalement sur une division
plutôt axée sur les luttes de familles à l’intérieur des Merina qu’elle qualifia de « jeux de
patriciens » —ou , comme un autre interlocuteur exprima avec éloquence, un « jeu de
théâtre d’ombres ».12 En adoptant cette perspective, les raisons de ces luttes sont
impénétrables pour l’étranger – et encore plus pour l’étranger de passage. Intervenir à
Madagascar nécessite en fin de compte un tâtonnement dans l’obscurité parmi toutes sortes
de rivalités internes axées sur la fierté, le respect, la propriété, le mariage, et la vanité. De
plus, ces rivalités sont jouées entre un nombre restreint d’environ 20 familles d’élites qui
vraisemblablement montrent peu d’intérêt pour le bien-être de la population élargie.
Un autre discours que nous avons régulièrement rencontré met l’emphase sur la nature
cyclique des crises politiques à Madagascar (1972, 1991, 2001 et 2009). Ce discours combine
l’idée d’une roue de l’histoire avec une explication économique des conflits. Il suggère
qu’avant chaque crise, Madagascar connaît une augmentation du PIB, indiquant le début
potentiel de périodes plus prospères. Dépendant de l’interlocuteur, un des deux liens
causaux est alors présenté :
W Le premier est présenté principalement par les ressortissants malgaches, qui croient
que la France continue à maintenir son étreinte sur “la Grande Ile”. Ils argumentent
qu’une augmentation de la croissance économique est un indicateur de l’ouverture de
Madagascar sur d’autres pays, et de ce fait l’affirmation de son indépendance de ses
anciens maîtres coloniaux.
W La deuxième explication concernant le lien entre la croissance économique et le début
des crises politiques offre un regard plus détaillé sur les données économiques et déplore
qu’en dépit de l’augmentation de la production, les revenus ne soient pas équitablement
distribués. Ce récit s’appuie ainsi sur le principe du malaise populaire comme
déclencheur des crises. L’argument avance ainsi qu’à chaque phase de la croissance
économique, la fragmentation entre les élites et les pauvres augmente encore plus.
Comme il sera élaboré dans le prochain chapitre, les deux récits sont imparfaits.
Ils représentent pourtant des éléments importants du discours commun, exprimés tant
par le public malgache que par les membres de la communauté internationale. Par
conséquent, ils forment un élément important pour le type d’analyse offert part ce PCIA.
12
Un autre membre du corps diplomatique parlait de clans de familles et définissait les luttes comme
des « guerres de familles », dans lesquelles la solidarité familiale joue un rôle majeur.
13
Jacques Morisset, « Pour que la terre tourne….aussi à Madagascar : Vers un agenda de relance économique »,
Banque mondiale, 7 décembre 2009, (http://blogs.worldbank.org/africacan/pour-que-la-terre-tourne-aussi-a-
madagascar-vers-un-agenda-de-relance-economique).
Notre utilisation des discours communs est un point de départ pour une approche
sceptique et réfléchie afin de comprendre les tensions sociétales et les moteurs de conflit
à Madagascar. La position critique choisie ne constitue en aucun cas une accusation de
la vision de la communauté internationale dans sa lecture ou son discours sur Madagascar
et son peuple. En fait, nous avons noté lors de nos entrevues que beaucoup de malgaches
commencent par présenter des arguments (au moins à nous, les chercheurs étrangers
« vazaha ») très semblables aux discours communs identifiés auprès des donateurs
internationaux et des agences opérationnelles. Nous avons pourtant également noté,
qu’au fur et à mesure que les entrevues progressaient, nos interlocuteurs malgaches
ont vite apprécié notre questionnement critique du discours standard et ont montré
un degré étonnant d’enthousiasme grandissant pour le PCIA et notre approche. En effet,
nous avons souvent été confrontés à la déplaisante situation d’avoir à interrompre
les discussions initiées, qui le plus souvent duraient plusieurs heures, en raison d’un
manque de temps.
La vision que nous développons d’un pays, la manière dont nous questionnons sa situation
problématique guide la stratégie que nous appliquons dans l’aide au développement et
dans les programmes de promotion de la paix. Les simplifications sont un outil inévitable et
nécessaire pour saisir notre environnement complexe, mais elles devraient être manipulées
avec un degré élevé d’attention et de prise de conscience.
Audience
Ce PCIA est destiné à une variété d’audiences. Il est en premier lieu prévu pour la
communauté de donateurs internationaux – multilatéraux et bilatéraux – engagée dans
l’aide au développement à Madagascar, aussi bien que pour les responsables de la mise
en œuvre d’une telle aide. Comme Kenneth Bush écrit au sujet du PCIA en général :
« Les donateurs internationaux pourraient compter dessus pour guider leur choix de projet,
les décisions de financement et le suivi, tandis que les agences responsables de la mise en
œuvre ou agences opérationnelles pourraient bien l’utiliser dans la conception des projets et
pour guider les prises de décisions opérationnelles ».14 Le PCIA sera également utile à ceux
bénéficiant de telles interventions de développement, des autorités étatiques ou locales aux
acteurs de la société civile et même les entreprises privées. Pour citer Kenneth Bush encore
une fois, ces acteurs peuvent utiliser cette évaluation, « comme un moyen d’évaluer l’utilité,
la pertinence et l’efficacité des initiatives de développement financées par l’extérieur »,
leur permettant ainsi « de s’engager plus efficacement avec les acteurs officiels du
développement dans le processus de la promotion de la paix en fournissant un cadre
commun pour le dialogue et la coopération ».15
En conclusion, il mérite de souligner encore une fois que le PCIA est un processus participatif,
et non un outil d’évaluation. Comme Kenneth Bush a lui-même noté, l’emphase dans la
communauté des donateurs semble s’être déplacée d’une perception du PCIA comme un
processus d’apprentissage au contexte spécifique, organique et initié par le Sud à ce qu’il
nomme « une recherche mécaniste initiée par le Nord pour les produits traditionnels
(outils, cadres de travail et d’analyse, manuels, indicateurs – en particulier les indicateurs –
14
Kenneth Bush, « A Measure of Peace: Peace and Conflict Impact Assessment (PCIA) Of Development
Projects in Conflict Zones », Working Paper 1, International Development Research Centre (IDRC), 1998, p. 9.
15
Ibid.
etcetera) ».16 La contribution à une telle recherche émanant du « Nord » n’était certainement
pas notre objectif, de même que l’appel à la spécificité du contexte pour obtenir un « portrait
exhaustif » ne pouvait non plus l’être.
Plutôt, ce document présente une observation isolée et synthétique d’une partie des messages
générés par les centaines de conversations que nous avons tenues dans les mois précédents.
La majorité des parties intéressées lisant ce rapport relèveront donc que certaines problématiques
de fond auront été omises ou insuffisamment traitées. En effet, bien qu’une analyse plus
exhaustive (historiquement ou thématiquement) aurait été possible, elle aurait été néanmoins
hors de ce mandat court terme. En lieu de cela, nous espérons que le présent texte continuera
de stimuler une réflexion critique parmi les parties intéressées tant au niveau national
qu’international. Dans ce sens, ce document n’est également que le début du processus,
et peut-être une contribution modeste au développement à long terme de Madagascar.
Structure
Les chapitres suivants de ce PCIA sont écrits dans l’esprit de « l’approche théorique à base
empirique » (grounded theory approach) décrite ci-dessus. Ils sont organisés thématiquement,
plutôt que selon les principaux dispositifs heuristiques de notre cadre conceptuel : lignes de
fractures, moteurs de conflits et amplificateurs. Le raisonnement pour cette décision est
double. Cette structure permet tout d’abord à éloigner le lecteur de la présupposition
que les « facteurs » clés identifiés sont causalement liés entre eux ou avec le secteur du
développement. Au lieu d’aborder chaque ligne de fracture et moteur de conflit à tour de
rôle, nous essayons de présenter les complexités identifiées derrière les discours communs,
chacune d’elles pouvant impliquer une référence implicite ou explicite aux multiples lignes
de fractures et aux conducteurs. En second lieu, l’organisation thématique est également plus
appropriée parce qu’elle accentue le processus de reformulation séquentielle : par exemple,
une analyse des moteurs de conflit est possible sans évaluation simultanée des lignes de
fractures apparentées. Structurer les chapitres de façon plus conceptuelle risquerait d’occlure
les complexités de l’analyse présentée et déformer le tissu analytique de notre approche.
16
Cité dans Gsängen et Feyen, « PCIA Methodology », p. 68.
2. La dimension économique
des crises récurrentes
Bien qu’à première vue plausible, un examen plus approfondi de ce rapport indique un certain
nombre de questions fondamentales que les auteurs du rapport semblent avoir négligées.
Pour commencer, aucune différentiation n’est faite entre la structure économique de la
Première République et celle établie après les événements de 1972. De plus, l’héritage colonial
de la Première République n’est pas pris en considération, sinon les auteurs n’auraient pu
suggérer que l’économie dans l’ère (pas citée) de la zone franc ait été repliée sur elle-même et
défavorable à la production d’exportation. En fait, l’économie de traite avait créé une économie
de marché basée sur l’exportation de produits de base et l’importation de marchandises
transformées. Et en dépit de l’appui du gouvernement pour l’industrie d’importation de
substitution, le gouvernement ne possédait que très peu d’entreprises publiques.
Dans les sections suivantes, nous essayerons d’élaborer plus longuement sur ces points afin
de plaider qu’un certain nombre d’éléments sont occlus du discours commun qui cherche
à établir un lien causal entre certaines tendances économiques et les crises politiques
récurrentes. Cela vaut la peine de souligner encore une fois que le but n’est pas de fournir
une histoire de l’économie détaillée de Madagascar post-indépendance, ni de contester
les solides analyses économiques fournies par les principaux acteurs internationaux,
notamment la Banque mondiale. Le but de ce chapitre, dans l’esprit global du PCIA,
est plutôt de compléter de telles analyses avec une perspective qui sort de la mentalité
macro-économique et d’essayer de lier les indicateurs économiques à l’exclusion sociale
et la déresponsabilisation résultant d’une stratégie économique favorisant une petite élite et
le marché d’exportation au détriment de la vaste proportion de la population malgache.
17
Banque mondiale, « Madagascar: New Horizons – Building a Strategy for Private-Sector, Export-Led Growth:
A Private Sector Assessment », Report No. 14385.MAG (Mai 1995), p. 1.
Sous la pression anti-colonialiste des Etats-Unis et avec la nouvelle possibilité de tirer bénéfice
du financement de la Banque mondiale, la Grande-Bretagne et la France remodelèrent de
nouveau leurs politiques de développement colonial durant les années 40. En conséquence,
quelques colonies reçurent en effet des prêts de la Banque mondiale par l’intermédiaire de
leurs patrons coloniaux, bien que ce fût plus l’exception que la règle. Madagascar ne figurait pas
parmi eux, et même après l’indépendance en 1960, l’aide multilatérale ne fut pas disponible.
La Première République continua à appartenir à la zone Franc et la plupart de ses exportations
étaient toujours destinées aux métropoles. Ce fut seulement dans les années 70 qu’une partie
de sa dette bilatérale fut finalement restructurée par la Banque mondiale.
18
Albert Sarraut, La Mise en valeur des colonies françaises (Paris: Payot, 1923).
19
La taxe de capitation fut initialement introduite par le Gouverneur Général Gallieni au dix-neuvième siècle comme
faisant partie de la politique de pacification. Bien que le travail forcé pour payer la taxe fût aboli en 1920,
techniquement la taxe continua à obliger la population rurale à travailler. Le prélèvement de la capitation
était combiné avec une véritable présence de l’Etat pour assurer le recouvrement de l’impôt, pour donner
des instructions sur la production agricole, et pour soutenir la distribution et les services de transport.
Voir Solofo Randrianja, Société et luttes anticoloniales à Madagascar: de 1896 à 1946 (Paris: Karthala, 2001), p. 18.
20
Voir Philippe Hugon, « Conjoncture et politiques économiques depuis l’indépendance », Annuaire des Pays de l’Océan
Indien, volume I, 1974 dans Jean Benoist et Centre d’études de géographie tropicale (Talence, Gironde), La Deuxième
République malgache (Aix-en-Provence: CEGET; Presses universitaires d’Aix-Marseille, 1989), pp. 53-72, à 53.
La période précoloniale avait favorisé les Andriana (la royauté) et les Hova, un groupe
de prestige composé de conseillers et de guerriers au service des dirigeants royaux.
Cette partialité demeura en grande partie durant toute la colonisation française et jusqu’à
la Première République, avec les opportunités économiques et l’avancement social par
l’accès à une éducation supérieure demeurant aux mains d’un petit groupe de personnes
provenant de ce cénacle.21 Pour les autres couches sociales, le système d’éducation français
offrit principalement un choix de carrière dans la fonction publique – d’où l’apparition
d’une petite bourgeoisie ou classe moyenne dérivant sa force politique des institutions
étatiques. Les opportunités économiques pour ce groupe se réalisèrent principalement sous
forme de rentes plutôt que dans la production. Les Karana et les communautés chinoises
étaient l’autre élite entrepreneuriale, dont le rôle en politique et dans la société demeure
insuffisamment documenté. Néanmoins, il semblerait que leur influence politique et
économique fût marginale dans les années suivant l’indépendance de Madagascar.
21
La compagnie pharmaceutique fondée par la famille Ramaroson en est un exemple.
22
Comme expliqué par Didier Galibert: « l’espace insulaire s’emboîte dans le champ de pouvoir défini par l’empire
colonial français. Enfin, la bureaucratisation suscitée par les nouvelles nécessités administratives et
économiques fonctionne comme une pompe aspirante et refoulante à partir du centre tananarivien ». Galibert,
Les gens du pouvoir à Madagascar: État postcolonial, légitimités et territoire (1956-2002) (Paris, Saint-Denis: Karthala;
CRESOI Université de la Réunion, 2009), p. 27.
Les larges masses ont continué à accepter leur exclusion du pouvoir, les croyances,
la foi et les traditions sociales malgaches contribuant à cette tolérance des asymétries
du pouvoir et de l’injustice sociale.23 L’indépendance accéléra cependant le développement
d’une classe moyenne instruite qui, en dépit de son importance dans le fonctionnement
d’une bureaucratie moderne et d’une création d’entreprises privées, était confrontée aux
institutions post-coloniales démodées.24 Avec la fin du colonialisme, les investissements
dans l’éducation secondaire augmentèrent, et 1961 vit l’établissement de l’université
d’Antananarivo, élargissant ainsi efficacement les possibilités d’une éducation supérieure.
La révolte de 1972, basée sur des mouvements d’étudiants, témoigne de l’essor d’une
nouvelle classe moyenne. Néanmoins, alors que les investissements dans l’éducation
secondaire créaient également de nouvelles opportunités pour les centres urbains sur la
côte, le centre continua à progresser en importance comparative.
Les taux de croissance relativement performants et orientés vers l’export des années 60
de Madagascar sont quelque peu trompeurs, étant donné que le marché intérieur ne se
développait que graduellement. Ainsi, alors que la Première République était témoin d’une
augmentation moyenne de 3% du PIB annuel, le revenu par habitant dans les secteurs
ruraux diminua de 30%.26 En somme, la croissance ne profita qu’à un relativement petit
groupe, les excédents étant transférés à l’étranger, et les élites étrangères réinvestissant à
peine leurs gains dans l’économie malgache. La consommation à Madagascar demeura
basse et principalement non productive (dans le sens qu’une structure sociale traditionnelle
motivait les politiques d’investissement : les aînés favorisaient les investissements
démontrant le prestige social et la puissance plutôt que ceux encourageant la croissance
économique),27 et les influx économiques arrivèrent de l’extérieur avec plus de 90%
du secteur privé détenu par des étrangers. En 1970, le malaise social dans les régions
rurales et sur la côte commença à grandir. Le nombre d’étudiants augmenta fortement,
particulièrement à Antananarivo, et sous l’influence du Zeitgeist critique de ‘68, le souci de
n’avoir aucune perspective de carrière en dehors de la promotion dans la fonction publique
fut exprimé. D’ailleurs, les élites urbaines nationales et la classe moyenne ont été frustrées
par la dominance étrangère et les avantages relativement maigres accumulés lors de la
croissance économique des secteurs modernes. Ces lignes de rupture sociétales ont fourni
les conditions pour le mouvement populaire de mai 1972.
23
Cette question sera élaborée dans le Chapitre 3 ci-dessous.
24
La réforme de l’éducation de 1951 mit fin à la ségrégation entre les écoles indigènes et européennes.
25
Voir Philippe Hugon, « 1972-1974: Conjoncture et politiques économiques depuis l’indépendance, » p. 57.
26
Ibid.
27
Ibid., p. 60.
Le 17 juin 1975, deux jours après que Didier Ratsiraka fut proclamé Chef d’Etat, la première
grande vague de nationalisation débuta avec l’appropriation de 51% des parts de grandes et
moyennes entreprises, en particulier dans les secteurs bancaires et de l’assurance. Tout en
devenant l’actionnaire principal, l’Etat n’intervint pas dans la gestion des entreprises à ce
moment-là – bien que l’Office militaire national pour les industries stratégiques (OMNIS) fut
créé en 1976 dans un effort de donner aux hauts membres de l’appareil militaire (mal payés)
un morceau du gâteau économique. Ratsiraka et son AREMA (Alliance pour le Renouveau de
Contrairement à beaucoup d’autres pays moins développés, Madagascar réussit jusqu’au milieu
des années 70 à garder sa dette externe à un niveau plutôt bas, à environ 4,5% des recettes
d’exportation. Ratsiraka voulut pourtant donner à l’économie malgache une grande impulsion
pour produire de la croissance durable, et d’énormes investissements furent simultanément
projetés dans les secteurs de l’agriculture, du transport et de l’industrie. Et contrairement à ce
qu’on peut supposer, étant donné les préférences politiques de Ratsiraka, les Etats communistes
n’étaient pas les seuls associés techniques et financiers de Madagascar à ce stade. En effet,
l’assistance de la sphère d’influence soviétique est plutôt venue sous forme d’équipements et
d’engrais. La France demeura l’associé économique principal, et la Banque mondiale fournit de
l’aide pour de grands projets sur la production du soja et l’infrastructure, particulièrement pour
la modernisation du système ferroviaire. Des fonds nord-américains, arabes et français furent
investis dans une station d’énergie hydroélectrique à Andekaleka, et une compagnie américaine
transnationale construisit une usine d’engrais à Toamasina avec l’argent du Canada et de
l’Autriche. D’autres pays tels que le Japon, l’Espagne et l’Allemagne participèrent également à ce
qui était en train de devenir le plus grand programme d’investissements de Madagascar depuis
l’indépendance. En fait, en contraste à beaucoup d’autres expériences socialistes ailleurs,
la majorité des prêts provenait de banques occidentales semi privées et privées.28
Les années 70 furent le témoin d’une évolution stratégique dans la communauté d’aide
internationale, qui augmenta le volume de circulation de l’aide en coopérant avec le secteur
bancaire privé. En conséquence, la France perdit sa position en tant que donateur principal
de Madagascar et fut dépassée par l’aide multilatérale, provenant en premier lieu de la
Banque mondiale. Les investissements à grande échelle mentionnés ci-dessus ont été
conduits en coopération avec des donateurs internationaux, qui ont prélevé 100 milliards
de francs malgaches pour la période 1977-79. Le retard conséquent entre les déséquilibres
financiers immédiats et les retours sur l’investissement était évident et reconnu. En effet,
le « Plan 1978-80 » présenta une stratégie à long terme « socialiste » visant l’année 2000.
Pourtant, déjà en 1979, le déficit budgétaire avait atteint 18%. L’aide bilatérale et
multilatérale était à peine motivée par une politique économique saine, mais plutôt
par des efforts de maintenir des liens étroits avec Madagascar vu son importante position
stratégique dans la Guerre Froide (en vue de sa proximité avec la côte mozambicaine).29
28
Philippe Hugon, « Les orientations économiques », Annuaire des Pays de l’Océan Indien, Volume V, 1978, dans
Jean Benoist et Centre d’études de géographie tropicale (Talence, Gironde), La Deuxième République malgache
(Aix-en-Provence: CEGET; Presses universitaires d’Aix-Marseille, 1989), p. 179.
29
La position stratégique de Madagascar dans les années 70 et 80 résulte de deux facteurs géostratégiques
entrecroisés: 1) La longue ligne côtière de Madagascar offrait une position privilégiée pour la reconnaissance
militaire, notamment pour les sous-marins. Des bases soviétiques sur l’île auraient constitué une menace
sérieuse pour les forces navales occidentales. 2) Avec la fin du colonialisme portugais en 1974–76, et la montée
concomitante des régimes socialistes, nationalistes au Mozambique et en Angola, la zone tampon anti-
communiste entre l’Afrique centrale et méridionale disparaissait. Les ports du Mozambique étaient un point
d’accès important pour la fourniture d’armes dans les Etats de Première Ligne soutenant les mouvements
nationalistes tels que la SWAPO en Namibie, l’ANC en Afrique du Sud et les deux factions ZANU au Zimbabwe.
De 1979 à 1980, la dette tripla. En 1982, elle atteignit 51.8% du PIB avec les services
atteignant 42%. Plus inquiétant encore, la production du riz avait stagné de 1975 à 1982
tandis que la population augmentait par 30%. La valeur des importations de riz en 1975
représentait approximativement 31% de la production commerciale de riz ; en 1982 le
niveau avait atteint 83.2%. Déjà en 1980, Madagascar ne pouvait pas gérer la dette
sans l’appui du FMI, basé sur des accords de prêt et de rééchelonnement des dettes,
et l’utilisation des accords « Standby » pour appliquer les ajustements structuraux exigés.
En 1980-81, l’expérience socialiste de Madagascar était effectivement terminée.
900
Exportations de biens (US$ courants, millions)
800
Importations de biens (US$ courants, millions)
700
600
500
400
300
200
100
0
1980 1981 1982 1983 1984 1985 1986 1987 1988 1989
Source: INSTAT
Depuis 1983, les institutions financières internationales (IFI) ont exigé la libéralisation
des offices de commercialisation des principaux produits agricoles (le riz en 1985, la vanille
en 1995). Il fut soutenu que bien que les circuits de distribution étatiquement contrôlés
assuraient une certaine stabilité des prix pour les producteurs, ces derniers étaient
caractérisés par la recherche de rentes, l’inefficacité et la corruption. Une autre mesure
incluse dans le PAS consistait en des réductions radicales des dépenses de l’Etat, nécessitant
de ce fait la nécessité d’une diminution des salaires des fonctionnaires et une réduction des
services offerts.
De façon générale, il s’avère que le succès du PAS a été assez limité. Le programme de
développement pour la période 1986-90 visait à promouvoir une « croissance soutenue »
et une libéralisation progressive de l’économie, mais les importations augmentèrent
plus rapidement que les exportations, accroissant de ce fait le déficit de la balance des
paiements. La dette extérieure passa de 180 millions de dollars américains en 1975 à
3.4 milliards de dollars en 1989.30
Cette période de privatisation est indiscutablement l’un des épisodes les plus importants
dans l’histoire récente de Madagascar. Elle est pourtant également celle qui a reçu le moins
d’attention. Par exemple le document de stratégie de la Banque mondiale en 95, cité au
début de ce chapitre, ne mentionne la privatisation qu’en passant, déclarant :
Pourtant la première vague de privatisation était bien plus qu’une simple question
technique. C’était une affaire fortement politique, une qui aurait un impact durable sur
les structures sociétales de Madagascar. En effet, une étude connue de la Banque mondiale
sur la privatisation en Afrique note correctement:
Dans beaucoup de cas, le processus a été motivé par nécessité économique et a favorisé les
changements politiques se produisant à travers l’Afrique. Bien que la réduction des déficits
fiscaux soit généralement citée comme objectif principal, le choix des entreprises pour la
privatisation indique que les motivations primaires pour la privatisation aient été le besoin
d’aide financière de la Banque mondiale, du Fonds Monétaire International (FMI), et des
donateurs ainsi que la nécessité de produire des recettes et de désinvestir quelques
entreprises d’Etat en situation difficile tout en minimisant les retombées politiques.32
30
Serge Zafimahova, « Privatisation à Madagascar: Jeux et enjeux », L’Express, 20 août 2004
(http://www.malagasy.org/article.php3?id_article=1545).
31
Banque mondiale, « Madagascar: New Horizons » , p. 1.
32
Oliver Campbell White et Anita Bhatia, Privatization in Africa (Banque mondiale, 1998), p. 1 (assignation de
l’italique au texte original).
La France continuait à être la principale force économique et politique dans le pays après
l’indépendance, avec les structures de base de l’économie de traite coloniale demeurant
intactes. Les efforts de Malgachisation avaient par la suite effacé plusieurs des
caractéristiques explicites de cette économie commerciale, mais l‘empreinte du tissu
industriel et des infrastructures restait visible. En revanche, la vague de la privatisation
commencée au milieu des années 80 eut un effet déterminant sur les bases structurelles
de l’élite du pays. Tandis que la Malgachisation procurait une première opportunité pour
élargir la base d’un secteur formel privé indigène, demeuré en grande partie inaltéré
par l’expérience socialiste, la privatisation présenta maintenant l’occasion pour les
entrepreneurs malgaches d’agrandir leurs entreprises et de consolider leur position sur
le marché. En fait, la politique de privatisation agréée avec le FMI et la Banque mondiale
était limitée à deux objectifs : une réduction du déficit et un élargissement de la propriété.
Pour assurer le deuxième but, la Société Financière Internationale de la Banque mondiale
(SFI) a soutenu les entrepreneurs malgaches avec des prêts pour l’acquisition et la
modernisation des entreprises autrefois d’Etat. Un des entrepreneurs émergeant de cette
première série de privatisation était un dénommé Marc Ravalomanana.33 De façon générale,
la privatisation a joué un rôle central en maintenant les conditions qui ont crée une élite
économique urbaine, renforçant de ce fait les lignes de fractures conflictuelles entre le
centre et la périphérie.
À côté d’un très petit nombre de familles malgaches fortement influentes, dont les
entreprises étaient restées intactes par la nationalisation, un certain nombre de nouveaux
entrepreneurs pouvaient maintenant émerger, bien que l’avantage concurrentiel de
ceux ayant des entreprises déjà établies fut indéniable. L’évaluation du secteur privé de
la Banque mondiale distingue très clairement un secteur privé indigène formel à grande
échelle, un secteur privé affilié à l’étranger, un secteur privé étranger non-résident,
et un secteur privé traditionnel à petite échelle.34 L’évaluation note à juste titre que les
entrepreneurs malgaches sont principalement des propriétaires de petites à moyennes
entreprises, mais qu’un certain nombre de familles bien implantées possèdent des grandes
sociétés. D’ailleurs, la première vague de privatisation a eu tendance à concentrer le capital
dans le secteur des hautes terres et du plateau, et
33
En 1982, Ravalomanana reçut un prêt de la Banque mondiale de plusieurs millions de dollars américains,
et l’utilisa pour transformer l’entreprise laitière familiale en une industrie à l’échelle nationale, Tiko SA.
A cette époque, il avait le soutien de plusieurs membres du gouvernement de Ratsiraka. Voir Jean-Loup Vivier,
Madagascar sous Ravalomanana : la vie politique malgache depuis 2001 (Paris: L’Harmattan, 2007), p.18.
34
Banque mondiale, « Madagascar: New Horizons », pp. 5–6.
35
Ibid., p. 5.
Il est pertinent d’examiner les chiffres de 1990-91, comme présenté par l’évaluation de la
Banque mondiale sur le secteur privé. Premièrement, en raison de la croissance rapide de la
population, la proportion de la population rurale vivant de l’agriculture de subsistance avait
augmenté d’environ 80% à 92% avec les 8% de la main-d’œuvre qui reste répartie de façon
égale entre le secteur privé moderne et le secteur public (gouvernement et entreprises
propriétés d’Etat).38 Le rapport reconnut que la part de l’Etat dans l’économie était élevée,
mais précisa également qu’elle était relativement basse comparée à d’autres pays en
Afrique, en Asie et en Amérique latine. Pourtant, tandis que la part du secteur d’entreprises
publiques était assez substantielle à environ 25% de la part totale des actifs de sociétés,
celle du gouvernement était remarquablement petite. D’ailleurs, l’influence du
gouvernement sur l’économie « n’a pas été tant par l’imposition lourde pour financer un
grand secteur public que par un énorme déficit fiscal. Elle a eu lieu plutôt en évinçant
l’investissement dans le secteur privé ».39 En dépit de la taille relativement modeste de l’Etat,
le PAS a en réalité favorisé encore plus le rétrécissement de l’Etat.
Il faut bien évidemment garder à l’esprit que pour commencer, l’assistance du gouvernement
à Madagascar était historiquement très limitée. Avec l’abolition de l’impôt local et la création
de communes autonomes pendant la Deuxième République, la présence de l’Etat en dehors
des centres urbains a rétréci ainsi encore plus, menant à un appareil d’Etat fortement
36
On nous a dit qu’il y avait aujourd’hui à Madagascar environ 650 sociétés appartenant à des Français.
Selon les statistiques officielles (Central Bank of Madagascar, 2009) le stock d’investissements directs étrangers
de la France se chiffrait à US$ 171 millions en 2008 et les dividendes payés aux investisseurs provenant de ces
fonds étaient de US$ 28,3 millions.
37
Banque mondiale, « Madagascar: New Horizons », pp. 5-6.
38
Ibid., pp. 3-4.
39
Ibid., p. 9.
centralisé avec une très faible présence dans les régions rurales, qui n’avaient pas la capacité
de se gouverner. Ainsi, à aucun moment de son histoire, Madagascar n’a présenté un
appareil d’Etat fort. Les royaux d’Imerina n’ont à peine couvert toute l’île, et ont ainsi régné
à l’aide d’un système de protectorats qui ont régulièrement fait face à des insurrections.
La France a alors coopté les structures d’Imerina, et la « politique des races » de Gallieni a
simplement créé une forme tribale de règne indirecte. L’établissement de l’impôt local et en
parallèle du travail forcé a alors mené à la plus grande présence du gouvernement central
dans les régions rurales, mais même durant cette période, la présence de l’Etat demeura
encore superficielle selon les normes occidentales. La stratégie de développement des IFI
dans les années 80 a peu fait pour renforcer cette capacité.
40
Selon un entretien confidentiel avec un ancien fonctionnaire.
41
Voir Alain Leauthier, « Madagascar victime d’une arnaque à l’humanitaire. 3 millions de dollars du FMI
s’évaporent après un passage par le Liechtenstein », Libération, 2 février 1996 (http://www.liberation.fr/
france/0101173168-madagascar-victime-d-une-arnaque-a-l-humanitaire-3-millions-de-dollars-du-fmi-s-evaporent-
apres-un-passage-par-le-liechtenstein).
42
Organisation mondiale du commerce, « Trade Policy Review Madagascar 2001 », Conférence de presse
PRESS/TPRB/156, 21 février 2001.
260
255
250
245
240
235
230
1991 1992 1993 1994 1995 1996 1997 1998 1999 2000 2001
Source: INSTAT
L’année 1996 vit également le début d’une deuxième vague de privatisation, encouragée par les
IFI. Bien que l’Etat eût entrepris un exercice d’évaluation de la première phase de privatisation
commencée une décennie plus tôt, les mêmes actions furent répétées : la valeur des actifs
des entreprises ne fut jamais correctement établie, ni leurs dettes aux banques et à l’Etat.
En conséquence, on estime que l’Etat fit une perte énorme, et il est étonnant de constater à
quel point les IFI accordèrent des prêts à des particuliers pour racheter des entreprises
publiques à un prix sous-évalué. De plus, l’absence totale de loi anti-trust ou de commission
appropriée continua, et la critique de la première vague, que des monopoles publics aient été
transformés en monopoles privés, reste vraie pour la deuxième phase également.
(« one-stop shop ») pour les investisseurs étrangers situés à Antananarivo et avec des branches
dans les PIC. Pendant que le gouvernement promouvait des conditions favorables pour que
les investisseurs étrangers mettent en œuvre et développent leurs activités dans le pays,
Ravalomanana créa en même temps les conditions pour étendre son propre empire
économique, par l’intermédiaire d’exceptions tarifaires et de mesures coercitives pour saisir
les fournisseurs et les détaillants. Avec cette position de puissance, et l’absence d’une loi
anti-trust, il était presque impossible pour les entrepreneurs malgaches de rivaliser.
1000
800
600
400
200
0
2001 2002 2003 2004 2005 2006 2007
Source: INSTAT
43
Banque centrale de Madagascar – INSTAT, Investissements Directs Etrangers et de Portefeuille à Madagascar (2008).
1600
Exportations de biens (US$ courants, millions)
1400
Importations de biens (US$ courants, millions)
1200
1000
800
600
400
200
0
2001 2002 2003 2004 2005
Source: INSTAT
Depuis 2004, les prix des biens de consommation de base, en particulier le riz, ont régulièrement
augmenté chaque année. Le prix du riz a augmenté par 2,5 fois depuis janvier 2003, qui est
un lourd fardeau sur le pouvoir d’achat de la population puisque le riz est le produit de
consommation alimentaire le plus important. Cette augmentation de prix n’est pas déterminée
par un manque de production. Elle peut plutôt être expliquée par un plus grand contrôle du
marché de la part des grandes entreprises combiné à une dépréciation de la devise, rendant le
riz importé plus cher. En effet, Madagascar n’est pas autosuffisant dans la production de riz.
250 60
Prix des biens de consommation de base (indice)
Prix du riz (indice) 50
200
Pourcentage de changement du taux de 40
change officiel (monnais locale par US$)
150 30
20
100 10
0
50
-10
0 -20
2001 2002 2003 2004 2005 2006 2007 2008
Source: INSTAT
Pendant la même période, malgré la création de grandes entreprises dans le textile et les
secteurs miniers, aucun avantage positif ne s’ensuivit pour la population. La population
vivant dans les régions rurales et gagnant sa vie avec l’agriculture (autour de 80% des
Malgaches) n’a pas vu d’amélioration dans ses conditions de vie. L’index de développement
humain (IDH) de Madagascar a peu changé depuis 2001, avec seulement l’inscription
scolaire passant de 42% en 2000 à 61% en 2007 dû à une promotion active de cette
thématique par le gouvernement de Marc Ravalomanana.
En conclusion, il est très intéressant de jeter un bref coup d’oeil au développement des
trois secteurs économiques durant les deux dernières décennies. En 1991, le secteur
primaire représentait 33%, le secteur secondaire 14% et tertiaire 53% du PIB ; en 1997,
les chiffres étaient 29,2%, 12,4%, et 52% et en 2008, 22,3%, 14,7 %, et 54,6% respectivement.
En dépit de 15 années de stratégies de croissance dirigées par l’export, ni l’industrie ni le
secteur tertiaire gagnèrent considérablement en importance, alors que la stratégie aurait dû
avoir encouragé une augmentation substantielle des secteurs secondaires et tertiaires
comme pourcentages du PIB.
Source: INSTAT
Conclusions
L’analyse précédente d’un certain nombre de caractéristiques significatives de l’histoire
de l’économie de Madagascar a fourni quelques aperçus intéressants sur les effets des
différents modèles et politiques de développement sur les structures socio-économiques du
pays. Malheureusement, les répercussions du prétendu « transfert de pouvoir » en 1960 ont
signalé que le pays n’était pas préparé à se tenir économiquement sur ses propres pieds.
La politique commune de maintenir des liens forts avec les anciennes colonies afin de ne
pas déséquilibrer les avantages économiques de la métropole et de protéger les intérêts de
la communauté européenne restée au pays peut avoir été bien effectuée, mais elle était
en désaccord avec l’ambition du pays nouvellement indépendant de crééer les conditions
d’une économie forte. Contrairement aux perceptions courantes, l’environnement
économique pendant la Première République ne fut pas nuisible aux exportations. De même,
la Malagasisation subséquente fut bien plus nuancée qu’une simple nationalisation de
compagnies. En dépit de toute la rhétorique nationaliste et socialiste, la Deuxième
République fit peu pour améliorer son marché intérieur et particulièrement la productivité
et les conditions de vie de la population rurale.
Il reste également peu clair comment les prêts d’ajustement structurel et le programme
concomitant de libéralisation et de privatisation ont pu produire un important changement
dans de telles conditions. Tandis que la politique économique de l’Etat confinait les actions
et les opportunités du secteur privé de facon considérable, ce n’était pas le type même
d’administration absurdement surdimensionnée souvent trouvé dans des environnements
semblables ailleurs. Conjointement avec les sociétés publiques, il représentait seulement une
part modeste du PIB et du secteur d’emploi. Le grand montant des prêts et d’aide financière
des donateurs bilatéraux, des banques privées et des entreprises étrangères ne peut pas
s’expliquer sur la base d’une politique saine de développement économique, mais était plutôt
motivé par des considérations anti-communistes et géopolitiques qui furent aveugles aux
conséquences à long terme pour le pays.
Trois sortes d’élites ont émergé des années socialistes et de la politique de privatisation
subséquente. D’abord, un certain nombre d’entrepreneurs malgaches ont profité du
processus très mal contrôlé et ont pu acquérir des sociétés publiques sous-évaluées avec des
crédits de l’Etat ou de la SFI. En second lieu, la transformation de la commercialisation des
produits agricoles par les fokontany contribua de facto à la désintégration des nombreuses
entreprises des chinois et des Karana, qui par conséquent dévièrent plusieurs réseaux et
activités commerciales vers les centres urbains.44 Troisièmement, les entrepreneurs français
sont retournés à Madagascar afin d’acquérir une part significative du secteur financier et
des assurances. Ironiquement, les banques françaises achetant les entreprises autrefois
nationalisées étaient alors elles-mêmes encore des compagnies du secteur public. En
somme, la configuration d’élite changeait de nouveau.
44
Il s’avéra difficile d’approcher les membres des communautés chinoises et Karana durant la recherche conduite
pour ce PCIA. Etant donné que les rumeurs malgaches associent ces communautés aux influx d’acteurs
asiatiques liés au trafic et au pillage des ressources naturelles de l’ile, il nous a été impossible de corroborer de
telles affirmations. Néanmoins, les communautés chinoises et Karana constituent incontestablement un réseau
économique influent à Madagascar, lié à des secteurs économiques clés tels que le commerce, les services, le
tourisme, l’agriculture, l’industrie, l’immobilier et la construction.
Le manque d’une stratégie claire de promotion des exportations n’était pas la raison pour
laquelle une croissance des exportations ne s’est pas produite. Des produits traditionnels
malgaches pour l’exportation ont été rattrapés par des pays plus compétitifs sur les
marchés d’exportation. La seule augmentation des IDE ne réduit pas la pauvreté ni ne
brise les structures qui déresponsabilisent la population. Le capital introduit dans le pays,
particulièrement grâce aux zones franches et au secteur d’extraction, produit peu de
rendement pour le pays et sa population. La création de travail est extrêmement localisée
et mène à l’inflation des prix où les entreprises sont situées. De telles activités augmentent
également les importations des biens (comme contributions pour les entreprises), ébranlant
de ce fait la balance commerciale.
20
15
10
5
0
-5
-10
Taux de croissance réelle du PIB, agriculture (%)
-15
Taux de croissance réelle du PIB, industrie (%)
-20
Taux de croissance réelle du PIB, services (%)
-25
1974
1975
1676
1977
1978
1979
1980
1981
1982
1983
1984
1985
1986
1987
1988
1989
1990
1991
1992
1993
1994
1995
1996
1997
1998
1999
2000
2001
2002
2003
2004
2005
2006
2007
2008
Source: INSTAT
Madagascar a vécu une histoire économique très turbulente. Pourtant, comme le graphique
ci-dessus et l’analyse de ce chapitre démontrent, les discours communs essayant de relier
la nature cyclique apparente des crises politiques aux pics dans la croissance économique
revendiquent une causalité inexistante. Les crises récurrentes n’ont pas été provoquées par
la collusion des acteurs externes intéressés, ni par les mouvements populaires éclatant chaque
fois que l’injustice socio-économique devient insupportable. Il est certainement vrai que
l’appauvrissement grave de la population et même la famine dans le Sud de l’île sont les aspects
les plus inquiétants du paysage malgache, mais l’exclusion économique, sociale et politique de
la majorité de la population par une minorité orientée vers les affaires n’a, techniquement
parlant, pas été la cause fondamentale du conflit et de l’instabilité. Néanmoins, lorsque associée
au vide politique actuel, à la corruption sans fin et à la montée d’acteurs économiques rapaces
cherchant à exploiter les ressources naturelles de Madagascar, cette exclusion sociale et la
déresponsabilisation des Malgaches représentent un important moteur de conflit ayant le
potentiel pour devenir un facteur majeur de déclenchement pour une violence future.
Les sections suivantes continueront dans la même veine que le chapitre précédent. Plutôt
que de fournir une analyse approfondie de la politique de Madagascar post-indépendance,
nous essaierons de démêler le « complex Malagasy brew » qui, selon plusieurs de nos
interlocuteurs, se trouve au cœur du « problème » politique endémique du pays. Ce qui
émergera est un deuxième moteur de conflit majeur qui va de pair avec l’exclusion sociale
et la déresponsabilisation déjà identifiées. Les sources de pouvoir et d’autorité à Madagascar
sont en désaccord avec les institutions « occidentales » qui ont été imposées à l’Etat
malgache. Le résultat est un système politique marqué par une personnalisation des
prérogatives institutionnelles et un manque de compétences au niveau local.
45
Cette section s’appuie sur deux documents commandités des experts locaux en anthropologie et sciences
politiques, aussi bien que sur plusieurs interviews avec des chercheurs malgaches en sociologie politique,
histoire et économie politique. De plus, les informations et notre interprétation ont été contre-vérifiées par une
vingtaine de partenaires d’interviews. Il n’est pas nécessaire de mentionner que les points de vue exprimés dans
cette section sont les nôtres et ne reflètent que notre interprétation de ce qu’on nous a dit. Les références de
sources additionnelles sont indiquées.
Bien que la diversité ethnique et linguistique à Madagascar soit une réalité, les identités
sont principalement construites autour de la parenté et du territoire.46 Etonnamment,
en dépit de la propagation de la modernité, du Christianisme et du capitalisme sur la
Grande Ile, plusieurs sections de la société se sont montrées résistantes à l’individualisme.
Une grande partie de la population malgache perçoit et apprécie encore son environnement
à travers une loupe collectiviste. Malheureusement pour nous, les auteurs de ce PCIA,
un tel mode de réflexion est très étrange, et peut-être même en dehors du domaine de notre
intelligibilité. Il est donc important de noter au départ que nous avons simplement essayé
de reconnaître cette réalité sans en aucune façon suggérer que nous soyons parvenus à en
obtenir un véritable aperçu. Notre évaluation de l’identité dans une société collectiviste est
donc une « traduction » interprétative qui réduit nécessairement (et probablement déforme)
la complexité du phénomène.
L’eau n’entoure pas seulement l’île, mais beaucoup de fleuves traversent et divisent
le pays. A Madagascar, comme ailleurs, les fleuves et les lacs sont des points de référence
géographiques importants qui désignent souvent la région d’origine d’une personne et de
ses liens de parenté. Bien que la terre demeure en premier lieu le gagne-pain pour une
grande partie de la population, particulièrement dans les régions rurales, elle a également
des significations spirituelles profondes indispensables pour une vie heureuse et
harmonieuse. La terre est une pierre angulaire de parenté, et la base de l’identité et de la
culture malgaches. Les liens de parenté sont stratifiés selon une hiérarchie de l’enfant aux
ancêtres, perçus comme faisant activement partie des membres vivants de la famille.
Les tombeaux, où les corps des défunts sont conservés, sont un symbole central de la
connexion entre l’esprit des ancêtres et la terre – et ainsi avec les vivants. Les ancêtres
ont également une influence importante sur la naissance et le développement des enfants :
avoir des enfants est considéré comme un signe d’une bonne relation avec les ancêtres.
Une appréciation de ces liens de parenté comme représentant une entité holistique réunissant
les générations passées, présentes et futures se traduit en une temporalité non linéaire.
Selon le « Code de 305 articles » (code royal), proclamé en 1881, il était interdit de vendre
la terre aux étrangers, reflétant la croyance que la totalité de la terre est sainte et fut donnée
par Zanahary (le Créateur) aux ancêtres. Le chef vivant de la parenté – le ray amandreny
(littéralement « père et mère ») – n’agit que comme le gardien de la terre, assurant sa
conservation et sa distribution aux héritiers. L’autorité royale dans le royaume de Sakalava
(dans le nord-est de l’île) s’est appuyée sur la sainteté des reliques, utilisant le culte du jiny
pour marquer l’omniprésence de la puissance et de l’autorité du roi, et superposant le culte
des rois morts à ceux des ancêtres des différentes descendances formant leurs sujets. 47
En revanche, les rois Imerina sur le plateau ont mis les tombeaux royaux au centre du culte
de leurs rois morts. Culturellement, la terre des ancêtres compte comme un bien collectif,
et non comme un titre individuel. Avec l’introduction des structures modernes et d’une
économie basée sur le principe de la propriété individuelle, l’insécurité au sujet des droits
fonciers continue à prévaloir parmi beaucoup de familles malgaches.48 Ceci constitue une
source importante de tensions et de disputes au niveau micro de la société. En fait, on nous
a dit qu’environ 80% des cas en instance dans les cours communales concernent des
questions de droits fonciers.
46
Voir Françoise Raison-Jourde, Les souverains de Madagascar (Paris: Karthala, 1983), p. 16, sur l’importance de
l’insularité à Madagascar.
47
Marie-Pierre Ballarin, Les reliques royales à Madagascar: source de légitimation et enjeu de pouvoir, XVIIIe-XXe
siècles (Paris: Karthala, 2000), p. 53.
48
Didier Galibert, « Mobilisation populaire et répression à Madagascar: Les transgressions de la cité cultuelle, »
Politique Africaine 113 (mars 2009), pp. 139-151, à 142.
L’ethnicité était une catégorie qui n’existait tout simplement pas à Madagascar jusqu’à ce
qu’il ait été introduit par les anthropologues, qui ne pouvaient comprendre le monde sans
recourir à des classifications de race. Ceci ne signifie cependant pas que la catégorisation
imposée était inefficace. Les rivalités entre les différentes descendances ont existé,
et des asymétries de pouvoir et des injustices n’étaient pas appréciées. Dans beaucoup
de cas, l’instrumentalisation de l’appartenance ethnique a pu se superposer à de telles
réclamations, ressentiments et querelles, cooptant de ce fait efficacement des conflits
de niveau micro pour des fins politiques de niveau macro. Mais étonnamment, en dépit
des différences linguistiques et phénotypiques, le principe de parenté et sa stratification
concomitante étaient communs à toutes les communautés de l’île. De plus, les différentes
langues partagent un noyau et une origine communs. D’une manière plus importante,
les coutumes et les normes sociales sont très semblables à travers tout Madagascar.
Il est possible de différencier entre une stratification sociale cellulaire et une plus large
stratification sociétale fonctionnant sur la base de la précédente. La stratification sociale
cellulaire est étroitement liée au culte des ancêtres comme pratiqué par la religion
traditionnelle. De façon intéressante, deux différents systèmes de croyance constituent
la vie spirituelle de la plupart des Malgaches depuis le vingtième siècle : le Christianisme et
le culte des ancêtres. Le culte propage une notion de l’être humain comme âme (fanahy)
dotée d’une force appelée hasina. Les mythes et les discours traditionnels oralement
transmis mettent l’accent sur le fait que l’être humain est un produit de son âme, qui,
contrairement à la croyance européenne, n’est pas séparée de son corps. 49
« Avoir une bonne âme » signifie en malgache bien se comporter selon son statut social,
sans faire de mal aux autres et à sa descendance. Après la mort, l’âme demeure en ce
monde, liée à la terre par le tombeau. Hasina est une force vertueuse attachée à l’âme.
Avec l’âge et le statut, cette force se développe et mérite le respect de la part des plus
jeunes. La stratification de la famille et la descendance s’étend en ordre croissant des petits
enfants aux enfants plus âgés, aux parents, aux grands-parents, et aux ancêtres. Tandis
que les petits enfants ont la liberté de jouer, les enfants plus âgés sont ceux qui doivent
travailler et cultiver la terre ; ils reçoivent des conseils de leur ray amandreny, qu’ils doivent
consulter avant de prendre des décisions. Les conseils des aînés correspondent à des ordres,
et la désobéissance nuit à la force vertueuse de l’âme.
L’autorité des aînés s’appuie également sur la temporalité non linéaire de la culture
malgache, étant donné qu’ils sont les prochains à devenir des ancêtres. Ces ancêtres,
appelés razana en malgache, jouissent de bien plus d’autorité que les vivants, et leur parole
est crainte ainsi que sainte (masina). Le comportement grossier et la transgression des
ordres du razana, et par extension des aînés, attirent leur malédiction. La bénédiction des
ancêtres est non seulement cherchée en raison des pouvoirs qu’ils possèdent dans l’au-delà,
mais également parce qu’ils fonctionnent comme intermédiaires entre les Zanahary et
les vivants ainsi que la descendance future. L’ordre social et moral repose ainsi sur cette
hiérarchie rigide des rapports de parenté. Dans l’ère des royaumes, tous les rois de l’île ont
dérivé leur autorité du Créateur et des ancêtres. Ainsi leur pouvoir est également considéré
comme éternel et continuant dans l’au-delà.
Avec l’émergence de royaumes co-existants sur l’île, les distinctions inter descendance et la
stratification sociale ont gagné de plus en plus en importance. Des communautés autrefois
égalitaires ont été transformées en introduisant des différentiations dans les groupes de
statut. En effet, dans le royaume des hautes terres de l’Imerina, la stratification sociale
49
Jennifer Cole, « The Work of Memory in Madagascar, » American Ethnologist 25, 4 (novembre 1998), pp. 610-633, à 611.
émergeant au seizième siècle avait pris une forme spécifique qui eut des implications
majeures dans les disparités sociales courantes et le jeu de forces à la base de la scène
politique coloniale et postcoloniale de Madagascar. Il est cependant très important de noter
que nous ne sommes pas en train de prétendre que les structures de ce qu’on appelle
souvent de façon imprécise « castes » prévalent dans le Madagascar moderne, ni que les
relations de pouvoir s’appuient toujours sur la croyance traditionnelle pour déterminer la
stratification inter-parentale. 50 Aujourd’hui, la dynamique du pouvoir est centrée autour
de structures modernes matérielles et économiques, et autour des institutions étatiques,
notamment le système d’éducation. Pourtant les normes sociales dans une société
collectiviste de parenté, y compris le principe de l’aîné, expliquent deux phénomènes.
D’abord, elles expliquent la crainte de la population des dirigeants politiques et religieux
et des représentants d’Etat, ce qui maintient la population relativement docile en dépit
d’injustices sociales flagrantes et de déficiences politiques.51 En second lieu, le principe de
l’aîné facilite la politique en la basant sur la personnalité individuelle plutôt que sur la
légitimité des institutions.
50
Dans leurs régions respectives, les familles royales demeurent des autorités morales importantes, et même les
politiciens continuent à les consulter et à demander leur avis.
51
Voir Sylvain Urfer, « Nouvelle donne malgache, » Etudes 389, 4 (2003), pp. 465-474 sur l’importance donnée aux
leaders politiques et religieux à Madagascar.
soumise à la puissance des rois Imerina. En conclusion, les hommes libres, appelés hova,
étaient tous ceux appartenant à aucun des autres groupes.52 Contrairement aux castes,
ces groupes de statut étaient plus perméables, et les rois pouvaient élever des familles à
un statut plus élevé. Quoique certaines familles n’apprécient toujours pas des mariages
intergroupes, ils ne sont pas interdits, ni exceptionnels.
Affrontant des difficultés pour consolider et étendre leur règne, les rois avaient besoin de
l’appui d’un certain nombre de familles hova qui dirigeaient des entreprises commerciales
prospères. Ces familles vivaient primordialement dans la région de Tsimahafotsy
(Ambohimanga) et de Tsimihamboholahy (Ilafy), et ont négocié avec les rois d’importantes
concessions sur des réformes du marché et la réorganisation de la production de riz en
échange d’aide financière. Bientôt la capacité économique de la cour royale dépendait de
ces hommes libres, qui ont efficacement atteint un statut plus élevé. Avec l’assassinat du
Roi Radama II en 1863, ils cooptèrent finalement la puissance de la cour pendant le règne
des trois dernières reines.
La deuxième transformation s’est produite en parallèle à l’essor des hova avec l’arrivée
des commerçants et des missionnaires britanniques dans les hautes terres au dix-neuvième
siècle. Avec l’aide des musulmans Antalaotra, les royaumes de Sakalava et d’autres régions
côtières avaient déjà connu des activités commerciales dynamiques avec des commerçants
arabes et par la suite portugais, mais jusque-là les Européens n’avaient pas encore
envoyé d’expédition de missionnaires, ni montré aucun intérêt à soutenir les Sakalava.
En revanche, les Britanniques ont aidé à moderniser la cour royale, qui présentait déjà
un degré avancé d’organisation institutionnelle avec des représentants de la cour dans
différentes divisions administratives du royaume.53 Les missionnaires et Européens
envoyés depuis l’Ile Maurice ont en particulier créé une école pour la famille royale et
ses conseillers. Pour la première fois, la langue malgache, telle qu’elle était parlée sur le
Haut Plateau, était transcrite en alphabet latin avec l’objectif explicite d’établir une
administration basée sur l’écrit.54 Pour les missionnaires, donner l’éducation faisait partie
intégrante de leurs stratégies de prosélytisme et s’est avéré être très efficace.
52
Solofo Randrianja, « Du hasina à la confiance en histoire politique de Madagascar, » dans Madagascar revisitée :
en voyage avec Françoise Raison-Jourde, ed. Didier Nativel et Faranirina V. Rajaonah (Paris: Karthala, 2009),
pp.433-462, à 448; et D. T. Rakotondrabe, « Beyond the ethnic group: ethnic groups, nation-state and democracy
in Madagascar, » Transformation 22 (1993), pp. 15-29.
53
Solofo Randrianja, Société et luttes anticoloniales à Madagascar (Paris: Karthala, 2001), p. 85.
54
La première forme de texte écrit émergea dans le sud de l’île et était basée sur l’alphabet arabe;
Elle était cependant limitée à l’Ecriture (sainte).
L’introduction du mot écrit et, d’une manière plus importante, l’accès très restreint à
l’éducation secondaire et supérieure (qui exigeaient dans les premières décennies le
déplacement en Europe) ont conduit à l’apparition d’une nouvelle ligne de fracture dans le
royaume entre la culture orale de la population principalement rurale et la culture écrite de
la cour et des privilégiés. Cette division n’était pas simplement une question d’alphabétisation,
mais concernait le rôle du mot écrit en tant que source d’identité et forme de réflexion. Les
sociétés orales ont une logique de communication et de pensée très différente de celle des
« personnes de l’écriture ». En effet, ces deux « mondes » ont des manières très distinctes de
vivre et de percevoir l’environnement. Cette division fut renforcée par la colonisation de
Madagascar et la prolifération des écoles primaires et secondaires françaises, dans lesquelles
les élèves ne parlaient qu’en langue française.55 Jusqu’au milieu des années 70, beaucoup
n’avaient pas la chance d’apprendre le malgache à l’école.
Puisque les dirigeants coloniaux ne donnaient leurs ordres qu’en français, les Malgaches
ont utilisé l’expression teny baiko (la langue de l’ordre) pour la désigner. Si un Malgache
comprenait mal de tels ordres, la punition était la règle plutôt que l’exception. La culture
du mot devint ainsi encore plus socialement discriminatoire lorsque le Français est devenu
la langue écrite prédominante. Jusqu’à maintenant, la population rurale avait été bien moins
touchée par le système scolaire français, et quelques parties continuent à en être exclues,
y compris au sein de l’éducation primaire. En termes d’exclusion d’une éducation supérieure
et d’une éducation primaire de qualité, les populations rurales et les pauvres urbains sont
évidemment affectés. Comme déjà mentionné, le point ici est que l’assimilation de la culture
du mot écrit va bien au-delà de l’alphabétisation, et concerne la présence du texte dans la vie
quotidienne. Par conséquent, la division oral-écrit a créé la base pour les deux autres lignes de
fractures majeures à Madagascar en institutionnalisant un immense désavantage comparatif
dans les régions rurales et la périphérie. Depuis, ces lignes de fractures ont été constamment
approfondies par les colonisateurs aussi bien que par les gouvernements malgaches successifs.
Tandis que la stratification sociale dans les divers royaumes et tribus malgaches était basée sur
la stratification cellulaire et le culte des ancêtres, ces facteurs perdirent leur importance dans
la reproduction des relations de pouvoir pendant l’ère coloniale. Premièrement, les maîtres
coloniaux, qui ont néanmoins essayé de se servir du symbolisme de la culture malgache,
ne pouvaient pas dériver leur autorité du culte des ancêtres. Deuxièmement, les rois Imerina
n’ont pas imposé leur stratification particulière aux territoires conquis, mais ont employé à la
55
Directement dérivé de l’idée « d’assimilationisme » : Patrick Rajoelina, Quarante années de la vie politique de
Madagascar: 1947-1987 (Paris: L’Harmattan, 1988), p. 15.
56
Dans la capitale d’Antananarivo, la population chrétienne est divisée comme suit: Protestants FJKM 46%,
l’Eglise catholique (ECAR) 39%, Luthériens (FLM) moins de 4%, Anglicans 1,3%, Adventistes 1,3% et tous les
autres groupes protestants 7%. François Roubaud, « Religion, Identité sociale et transition démocratique à
Tananarive: de fidèles en citoyens », Autrepart 10 (1999), pp. 135-49, à 136.
Au niveau financier et économique, la France était très peu disposée à investir librement à
Madagascar. Gallieni a appliqué le principe colonial britannique que les territoires devaient
être autosuffisants. Pour réaliser un retour rapide sur l’investissement, la population devait
se développer et se concentrer dans certaines régions, plutôt que d’être dispersée dans toute
l’île.60 La mise en valeur de Madagascar a dû être financée par des prêts de la métropole,
et l’administration coloniale a ainsi favorisé les programmes d’urbanisation, encourageant
la mobilité intérieure.61 Le clivage entre les régions rurales et urbaines a été ainsi
réciproquement renforcé par les investissements économiques, institutionnels et éducatifs
dans les hautes terres et les régions côtières les plus économiquement utiles.
Les relations de pouvoir de l’Etat malgache moderne ont évolué de cet avantage comparatif
structurel et institutionnel des régions urbaines et centrales. Réfléchissant en termes de
parallélogramme du pouvoir d’Umberto Eco, l’administrateur français et les élites
économiques représentaient la force dominante sur l’île.62 Les élites commerciales malgaches
pouvaient s’adapter à cette situation et ainsi en tirer bénéfice. La classe moyenne ou la petite
bourgeoisie émergente des côtes (principalement catholiques et pro Français) dépendait de la
France pour un avancement social et politique par l’éducation et le militaire.63 En revanche,
la classe moyenne émergente, administrative et économique, des hautes terres ne s’est pas
sentie suffisamment représentée en dépit de son accès privilégié à l’administration étatique.
La population rurale et par la suite les pauvres urbains sont restés totalement désinvestis,
mais ils représentent néanmoins une force importante de déstabilisation du pouvoir si et
quand les élites ou la classe moyenne parviennent à les mobiliser. En raison de leurs
conditions de vie et de travail, ceci peut ne pas être une entreprise si difficile. Comme
l’analyse économique du chapitre précédent a démontré, les sources de mécontentement
sont tout le temps présentes, avec les conditions de vie se détériorant constamment, et les
pauvres pris dans un cercle vicieux de survie et de stratégies pour faire face au quotidien.
57
Jean-Roland Randriamaro, « Interculturalité et champ politique à Madagascar : un particularisme identitaire au
dénominateur commun confortant l’identité nationale, » Le Cahier de Madagascar 1, 1 (octobre 2003), pp. 15-24, à
17; et Randrianja, Sociétés et Luttes anticoloniales à Madagascar, p. 79.
58
Cole, « The Work of memory in Madagascar », p. 611.
59
Randrianja, Sociétés et Luttes anticoloniales à Madagascar, p. 45.
60
Solofo Randrianja and Stephen Ellis, Madagascar: a short history (London: Hurst, 2009), p. 162.
61
Randrianja, Sociétés et Luttes anticoloniales à Madagascar, p. 45.
62
Voir Umberto Eco, Travels in Hyperreality. Essays (San Diego and New York: Harcourt Brace Jovanovich, 1986).
63
Rajoelina, Quarante années de la vie politique à Madagascar, p. 15.
L’avancement économique par le biais du secteur privé indigène marginal était et demeure
une proposition difficile. Tandis que la corruption a toujours existé, l’approche adoptée par
Didier Ratsiraka dans le contexte de la « Malgachisation » des compagnies étrangères a conduit
à une dépendance malheureuse du secteur économique vis-à-vis de l’administration étatique.
Comme décrit dans le chapitre précédent, la création de l’Office militaire national pour les
industries stratégiques (OMNIS) a généré une complicité systémique entre les intérêts des
entreprises et de l’état. Le manque d’opportunités d’avancement économique a aidé à établir
un système dans lequel l’entrée en politique ou une carrière dans une institution stratégique
de l’Etat telle que l’appareil militaire offre le chemin le plus avantageux vers la prospérité.
Valoriser une longue carrière académique comme condition d’entrée dans la direction politique
était une facette positive du système colonial français. Cependant, ceci a été par la suite perverti,
d’une part par la dépendance naissante de l’avancement économique par la politique, et d’autre
part par un manque d’opportunités et d’emploi dans l’économie de traite orientée vers l’export.
Ceci explique également pourquoi peu de Malgaches valorisent l’éducation universitaire comme
un capital en soi. De plus, la nouvelle vague des étudiants malgaches sortant des universités
à la fin des années 60 s’attendait à récolter les mêmes avantages que les principales élites des
grandes familles. Le manque de perspectives de beaucoup d’étudiants et de la classe moyenne a
alors attisé les ressentiments envers les structures néocoloniales de la Première République.
A partir de là, la classe moyenne s’est retrouvée dans un incessant bourbier, oscillant entre
l’aspiration de l’avancement économique et la menace permanente de se retrouver au chômage,
en situation de vulnérabilité et finalement dans la pauvreté. Pourtant, bien qu’elle continue à
demeurer très petite, même aujourd’hui, la classe moyenne constitue la principale force motrice
pour une bureaucratie et une économie en état de fonctionner. En effet, la grève générale de
1991 a démontré sa capacité à déstabiliser le pouvoir gouvernemental.
Les affrontements et les soulèvements violents à Madagascar n’ont jamais été de caractère
révolutionnaire ; tous ont appliqué une stratégie de déstabilisation. Des directions militaires
en 1972 et 2009 ont été installées après que le président ait passé le pouvoir. Les militaires
eux-mêmes n’ont jamais sérieusement essayé d’organiser un coup. Qui plus est, en dépit des
soulèvements réguliers sur la côte, les autorités à Antananarivo n’ont jamais été renversées
par la force. Le changement de pouvoir le plus violent est intervenu en 2002 après le premier
tour contesté des élections présidentielles.64 Le siège d’un grand périmètre de la province
d’Antananarivo était accompagné de l’armement des milices et des réservistes, et comportait
les premiers éléments de base d’une guerre civile. Néanmoins, la déstabilisation politique
était la stratégie initiale appliquée par Marc Ravalomanana. Suivant le même raisonnement
qu’en 1991, une grève était appelée et des affrontements, brefs mais sanglants, entre les
manifestants et les forces de sécurité étaient provoqués. La stratégie de déstabilisation pariait
sur l’effet des médias et l’habitude des militaires de se replier sur les casernes.
64
Wenche Hauge, Madagascar Past and Present Political Crisis: Resilience of Pro-Peace Structures and Cultural
Characteristics, Rapport aux donateurs (Oslo: International Peace Research Institute (PRIO), June 2005), p. 10.
65
Chiffres tirés d’interviews avec des témoins oculaires. Il était estimé que l’argent distribué aux individus se
chiffrait entre 15.000 à 20.000 Ariary par personne.
Dans les trois républiques successives de Madagascar, aucun régime n’est parvenu à
suivre avec succès les trois stratégies. Tandis que le premier régime de Ratsiraka essayait
une étrange combinaison d’oppression, de corruption et d’intégration, la constitution de
1992 exprimait clairement l’espoir de finalement établir un système multiparti intégratif.
Le deuxième régime de Ratsiraka appliquait, intentionnellement ou pas, une approche
de dépolitisation. Sous Ravalomanana, la tendance initiale montrait un vrai intérêt pour
augmenter la participation et la consultation de la société civile et des organisations
confessionnelles. Cependant, comme expliqué ci-dessous, la dépendance des experts et
des technocrates, conjointement avec la spécificité de la culture de gestion de la présidence,
ne s’est pas avérée être très utile à promouvoir l’intégration, mais a au contraire accéléré
le processus de concentration des prérogatives présidentielles. Le gouvernement
transitoire actuel (HAT) montre malheureusement des préférences claires pour
régulariser sa position à la tête de l’administration d’Etat à l’aide de mesures répressives.
Concernant les développements futurs, la communauté internationale devra prêter une
attention particulière aux médias et aux structures locales de communication et d’échange
d’informations, car celles-ci peuvent promouvoir l’oppression et la dépolitisation aussi
bien que l’intégration. Bien que les médias ne constituent pas un facteur causal dans la
dynamique de conflits, ils peuvent amplifier les conflits et faire partie du mécanisme
reproduisant les relations de pouvoir existantes. Ceci sera examiné dans le prochain chapitre.
La division entre la classe moyenne et l’élite Malgache, et plus important encore la menace
permanente du déclin social et économique à laquelle doit faire face la classe moyenne,
est l’une des facettes principales d’exclusion sociale et de déresponsabilisation à Madagascar.
Cependant, alors que le facteur de la classe moyenne continue à jouer un rôle, le modèle
idéaliste de mobilisation n’a que peu de chance de se reproduire dans un avenir proche.
La principale dynamique de violence politique à Madagascar identifiée par ce PCIA réside
dans la capacité des coalitions au sein des élites économiques, politiques et militaires –
conditionnées par les lignes de fractures sociétales et les moteurs de conflit – de déstabiliser
le gouvernement. Le mécontentement chez les populations rurales et urbaines défavorisées
est un aspect constant de la société malgache et fournit un grand réservoir pour organiser
des troubles sociaux. Bien qu’il soit impossible de prévoir quand la déstabilisation sera assez
efficace dans chaque cas pour renverser un gouvernement, la possibilité demeure si les
principaux moteurs de conflits ne sont pas abordés.
66
Voir Chapitre 2 ci-dessus.
très concentrés dans les régions urbaines, l’administration entre dans une compétition
virtuelle et anticipée avec les structures régionales et communales. La décentralisation tant
parlée ne réduirait donc pas le contrôle de l’Etat mais plutôt l’influence des acteurs profitant
de la course tenace vers l’accaparement des ressources de Madagascar.
Les seules personnes qui sont élues ou désignées par les communautés locales elles-mêmes
sont les maires et les chefs de fokontany, dont les moyens sont cependant très limités et pour
lesquels aucun forum n’existe qui leur offrirait l’espace pour s’exprimer.67 Les villages et les
« communes » restent privés de leur capacité de s’autogouverner et de prendre les décisions les
plus importantes pour leur propre développement. La présence de chefs de district et de
régions nommés et contrôlés au niveau central aggrave les tensions entre les représentants
locaux élus ayant des prérogatives relativement limitées et les fonctionnaires nommés par le
central qui sont placés dans une position où ils entravent en fait le travail et l’autogestion du
budget des représentants locaux. Etant donné le clivage culturel entre une population en
grande partie « orale » et un système administratif « étranger » basé sur l’écrit, l’autorité centrale
est perçue avec crainte et réserve. La coopération échoue en grande partie et l’exclusion de la
population rurale locale est ainsi encore renforcée. De même, la lourde bureaucratisation à
laquelle les maires et les chefs de fokontany sont confrontés met la plupart d’entre eux dans une
position d’infériorité. Les entités central possèdent le personnel administratif et les capacités
pour rendre les maires dépendants d’eux. Aujourd’hui, la capacité des structures locales pour
travailler en faveur de leur circonscription électorale et de répondre à leurs besoins spécifiques
en sécurité, santé, éducation et infrastructure dépend largement de la personnalité et de la
motivation individuel du chef de fokontany et du maire.
67
En 2007, cependant, le décret de 2004 était encore modifié. Aujourd’hui, les membres du Fokonolonata, réunis en
Assemblée Générale, vote pour cinq noms. Le « Chef de District » choisit le chef de fokontany parmi eux. Voir surtout
les articles 4, 5 and 9 du « Décret 2007-151 modifiant certaines dispositions du Décret 2004-299 du 03 mars 2004, fixant
l’organisation, le fonctionnement et les attributions du Fokontany », disponible à http://www.mprdat.gov.mg/fkt.html.
Les produits de base et les services tombant sous les prérogatives classiques des institutions
étatiques sont souvent fournis par des prestataires alternatifs. Cependant, des produits et
services fonctionnellement équivalents tendent à être hyper localisés et ne démontrent
qu’une efficacité limitée. En général, les initiatives externes pour établir ou renforcer des
structures promouvant la paix devraient coopérer avec les actuels acteurs du changement.
Malheureusement, nous n’avons pu identifier aucun acteur local, ni de structures de
changement prometteurs à Madagascar. Développer des structures durables de paix exige
ainsi des processus à long terme qui travaillent vers une érosion graduelle des relations
de pouvoir en vigueur.
Concentration présidentielle
La pièce finale dans le puzzle de la dynamique politique de Madagascar se manifeste dans
l’évolution de la constitution de la Troisième République. La constitution de 1992 représente
une tentative audacieuse de remplacer la concentration du pouvoir au niveau de l’Etat central
et la présidence par l’établissement d’une plus grande représentation pluraliste et en donnant
aux parties politiques un rôle plus important. La libéralisation politique suivant la Guerre
Froide et la nouvelle vague de démocratisation en Europe de l’Est, Amérique latine et Afrique
apportait un nouvel espoir dans la transformation fondamentale du régime politique malgache.
Avec l’approbation du référendum d’août 1992, une nouvelle constitution créait les
institutions novatrices de la Troisième République. La nouvelle constitution, prévoyant
un régime parlementaire, était conçue pour réduire la concentration du pouvoir au niveau
de la présidence.68 La nouvelle configuration confinait le Président à un rôle plutôt
représentatif de chef d’Etat et soulignait le rôle du Président comme détenteur de l’autorité
68
Rajoelina et Ellis, Madagascar: a short history, p. 202.
morale en se référant au principe du ray amandreny de l’Article 44. En tant que tel,
le Président devait assurer le respect de la constitution comme un symbole clair d’un
changement vers un état de droit. La constitution privilégiait le Parlement comme un
corps représentant la volonté du peuple. Le nouveau système était destiné à augmenter
l’importance des partis politiques et à garantir une plus grande participation. La suprématie
du Président était ainsi considérablement diminuée, devant rendre compte à la branche
législative. Ceci était reflété dans les pouvoirs de destitution de l’Assemblée Nationale.
Le chef du gouvernement dériverait son mandat du Parlement, car le Président nommerait
le Premier Ministre seulement après que celui-ci ait été élu par l’Assemblée Nationale.
Les dispositions de ce système constitutionnel étaient appliquées en 1993 où, avec
l’approbation de l’Assemblée, Albert Zafy, le président élu, désignait Francisque Ravony
comme Premier Ministre. La présidence, selon la nouvelle constitution, fonctionnerait
principalement comme un organisme de surveillance, alors que le Premier Ministre et son
cabinet détermineraient la politique.
La constitution de 1992 était le résultat d’une réflexion lucide ayant identifié un des principaux
problèmes de la politique malgache comme étant la concentration et la personnalisation
du pouvoir, aggravée par le degré élevé de centralisation.69 Le bicamérisme était censé
augmenter la représentation des régions, permettant aux députés d’exprimer et de défendre
les intérêts de leurs électorats. Les républiques précédentes avaient en revanche inversé
la logique de la représentation démocratique. Le parti dominant d’AREMA a été créé après
la nomination de Ratsiraka comme président, et a servi comme outil de recrutement de
partisans pour implanter le pouvoir personnel de Didier Ratsiraka dans les provinces et
les communes. De cette façon, l’autorité de la présidence était personnalisée : ce n’était
pas l’institution de la présidence qui bénéficiait de l’autorité et du respect.70 Le parti AREMA
n’était pas une organisation organique rassemblant les différents intérêts et opinions de ses
membres et présentant un espace de délibération et d’élaboration de programmes.
69
Charles Cadoux, « La constitution de la troisième république malgache », Politique africaine 52 (décembre 1993), p. 59.
70
Vivier, Madagascar sous Ravalomanana : la vie politique malgache depuis 2001, p. 21.
71
Une liste officielle des partis n’existe pas. Nos sources suggèrent qu’il y a plus de 180 partis politiques actuellement.
Tristement, les structures mêmes que la Troisième République voulait transformer ont
fonctionné contre le système parlementaire. Les parlementaires n’avaient pas vécu
une socialisation politique adéquate. D’ailleurs, ni les élites politiques ni la population
malgache n’auraient eu la patience de laisser le nouveau système s’établir. Moins de deux
ans après, en 1995, la nouvelle constitution était déjà fortement contestée. En raison des
querelles constantes entre les parlementaires, les partis de coalition des « Forces vives »,
le Premier Ministre, et le Président, le pays ne pouvait pas présenter un agenda cohérent.72
Les tensions concomitantes se sont étendues à la branche exécutive, et ont été reflétées
dans la compétition féroce entre le Premier Ministre et le Président. La lutte politique est
provenue de la divergence croissante de la coalition, autrefois unie, Hery Velona, qui avait
été le fer de lance du renversement du régime de Didier Ratsiraka.
Les partis fortement personnalisés qui constituaient la coalition se sont avéré être
dysfonctionnels et manquant d’expérience pour enclencher des débats et des compromis.
Les intérêts et les aspirations personnelles divergents ont exacerbé le discours politique,
et la coalition se divisa en mouvements séparés, se tournant vers des stratégies de
dénigrements. Ces divisions ont accablé le niveau exécutif, avec la majorité du Parlement
soutenant Ravony et s’opposant à Zafy. Le gouvernement était paralysé, incapable de
développer et de réaliser les réformes économiques et sociales dont Madagascar avait
fortement besoin. La regrettable escroquerie liée à la recherche de financement parallèle,
qui a eu pour résultat la suspension des programmes de la Banque mondiale et du FMI à
Madagascar en 1994, désenchanta l’opinion publique et accéléra la pression sur le
gouvernement pour trouver une solution à la lutte des pouvoirs.73
Un compromis fut atteint entre Ravony et Zafy, mais il n’a pas mené à une fin immédiate
de la lutte politique. En échange de la composition préférée du nouveau gouvernement
par Ravony, Zafy organisait un référendum en 1995 dans le but d’augmenter le pouvoir du
Président. À sa satisfaction, les résultats du référendum étaient favorables, et permettaient
au Président de la République, plutôt qu’à l’Assemblée Nationale, de nommer et de
révoquer le Premier Ministre. C’était le premier pas vers une transformation progressive
de la Troisième République d’un système largement représentatif à une concentration
totale du pouvoir présidentiel qui atteignit son apogée avec le référendum de 2007.74
Cette tendance a progressivement augmenté la concentration du pouvoir dans les mains de
l’exécutif, notamment le Président. C’était encore plus évident après la destitution de Zafy
par l’Assemblée Nationale, suivi de l’élection de Didier Ratsiraka et son retour au pouvoir.
La représentation politique par les partis politiques était encore plus compromise par
l’augmentation exponentielle du nombre de partis et la fragmentation des factions autour
d’une variété de figures d’élites politico-économiques. Avec l’élection de Ratsiraka, les
mécanismes d’un système d’allégeance dans lequel on « achetait » des partisans dans les
régions sont revenus en force. Un autre référendum en 1998 représenta la prochaine étape
pour regrouper les prérogatives d’Etat dans les mains du Président.75 Les changements qui
en ont résulté ont de nouveau décalé l’équilibre du pouvoir du Parlement à la branche
exécutive. Les obstacles pour dissoudre le Parlement étaient réduits et toutes les restrictions
efficaces de la nomination présidentielle du Premier Ministre étaient enlevées. Sous la
couverture de la décentralisation, le référendum prévoyait plus d’autonomie pour les
72
Rajoelina et Ellis, Madagascar: a short history, p. 204.
73
Ibid.
74
Richard R. Marcus et Andrien Ratsimbaharison, “Political Parties in Madagascar: Neopatrimonial Tools or
Democratic Instruments?,” Party Politics 11, 4 (2005), pp. 495-512, à 503.
75
Ibid., p. 504.
provinces avec des gouverneurs directement élus et des revenus indépendants au moyen
de la perception d’impôts. Cependant, il a été précisé que les provinces étaient la base du
pouvoir de Ratsiraka, et le changement augmentait ainsi considérablement son contrôle
sur les gouverneurs et le législatif – les gouverneurs n’étaient pas élus, mais nommés par le
Président pour « une période de transition ».76
Comme on le sait, une difficile lutte de pouvoir après des élections, marquées par des
irrégularités, projeta Ravalomanana à la présidence en 2002. En effet, les événements de
cette année ont amené le pays au bord d’une guerre civile. L’ascension et le succès électoral
au niveau national de Ravalomanana, un Merina appartenant au groupe social d’andriana,77
soulignent de plus le peu d’utilité du discours commun sur les divisions ethniques. En fait,
son succès électoral dans les régions côtières a démontré l’ardeur de la population pour un
changement fondamental de la politique à Madagascar, même s’il ne faut pas sous-estimer
l’importance de ses ressources financières pour mener une campagne électorale de style
américain. L’arrivée de Marc Ravalomanana devrait être fondamentalement vue comme
un indicateur fort des changements dans les structures d’élites du pays. Car, dans bien des
cas, Ravalomanana a représenté l’antithèse de la classe politique malgache. Ses avancées
économiques et professionnelles n’ont pas été basées sur un cheminement universitaire
ou militaire, mais sur sa promotion dans l’élite économique libérale et entrepreneuriale de
Madagascar. L’histoire généralement entendue que Ravalomanana est soudainement apparu
hors de nulle part, avec son élection comme maire d’Antananarivo, occlut sa biographie.78
Ravalomanana est l’un des rares entrepreneurs malgaches à être parvenus à profiter de
la libéralisation et de la privatisation des années 80. Jusqu’à son élection, il avait adopté la
même stratégie que d’autres membres de l’élite économiquement active, qui préfèrent
maintenir un profil bas et influencer la politique de par derrière les scènes. Sous Ratsiraka
aussi bien que sous Zafy, Ravalomanana a profité du traitement préférentiel. Ce n’est que
lorsqu’il est apparu au-devant de l’arène politique que les semblables de Ratsiraka l’ont
perçu comme une menace à leur pouvoir.79 Néanmoins, le manque d’informations tangibles
sur son parcours professionnel et sa biographie soulignent une fois de plus l’importance des
mythes dans le discours et la conscience historiques à Madagascar, un aspect qui demeure
sérieusement sous-documenté.
Comme tous les dirigeants malgaches, Ravalomanana créa, dès son ascension au pouvoir,
son propre parti politique, le TIM, qu’il qualifia initialement comme un mouvement
jusqu’à ce qu’il se présente à la présidence.80 Les élections législatives de 2002 ont conduit
à une victoire considérable du TIM, avec 103 sièges sur 160, et ce en dépit de la superficialité
de son message et de son programme politique (policy package). Le parti de TIM poursuivit
en gagnant une majorité encore plus grande (105 sièges sur 127) aux élections de 2006.
La tendance de présidentialisation du régime était fermement maintenue, comme démontrée
par les chiffres liés au travail et aux voix parlementaires dans des initiatives législatives.
En effet, l’Assemblée nationale devint de plus en plus inactive au cours des mandats de
Ravalomanana. De 2003 à 2006, contre 218 propositions de loi et 316 amendements soumis
76
Ibid., p. 503.
77
Le statut de Ravalomanana dans la hiérarchie des Merina est documenté par Vivier, Madagascar sous
Ravalomanana : la vie politique malgache depuis 2001, p. 14. A l’origine, la famille de Ravalomanana est andriana.
Mais des doutes subsistent sur si sa famille a pu réellement prendre soin de ses tombes familiales, comme
l’exige la tradition pour pouvoir garder son statut de noble.
78
Ibid., p. 13.
79
Ibid., pp. 25-27.
80
Ibid., p. 20.
81
Chiffres fournis par le Secrétariat Général de l’Assemblée Nationale, Antananarivo.
82
Quelques points ont clairement renforcé le parti présidentiel et l’habilité du Président à manœuvrer pour
accroître son pouvoir: SeFaFi a fait ressortir comment les listes simples étaient nombreuses pour ces élections
régionales et comment ceci montra la prédominance du TIM au pouvoir , SeFaFi – Observatoire de la vie
publique. « Elections régionales, entre flou et incertitude, » Communiqués 2008: A qui appartient l’Etat ?
(Antananarivo, 2008), p. 20.
83
Interviewé dans Jean Domin, « J’entends gérer mon pays comme une entreprise, » Jeune Afrique (21 novembre 2003).
84
Vivier, Madagascar sous Ravalomanana: la vie politique malgache depuis 2001, p. 21.
85
Les Ministres devaient assister aux sessions de formation tôt le matin avant de travailler. Certains étaient
également envoyés à l’étranger – au Canada, par exemple – pour suivre des cours de formation de deux semaines.
Conclusions
Tout en donnant l’impression externe et structurelle de constituer un Etat bureaucratique
moderne, la dynamique du pouvoir et de l’autorité à Madagascar ne peut être comprise sans
essayer de venir à terme avec un certain nombre de traits culturels de base au sujet des
structures des relations de pouvoir à Madagascar. En portant attention, deux éléments de
base peuvent être discernés: les sources d’autorité basées sur la stratification cellulaire de la
société malgache exprimée le plus visiblement à travers le concept du ray amandreny, et la
centralité d’une culture orale de communication.
L’attitude culturelle du Malgache est souvent décrite comme fataliste, pourtant l’acceptation
des structures d’autorité n’est pas un signe de reddition, mais provient des normes et des
obligations sociales fortes. Les espoirs pour le changement ne sont pas utopiques, mais ils
ne se reposent pas non plus sur une force sociale ou groupe spécifiques. Le changement
sociétal ne se produit pas du jour au lendemain ; il a besoin de temps, de patience et de
force pour faire face aux revers. Pour que le changement se produise, les lignes de fractures
et les moteurs identifiés dans ces chapitres doivent être confrontés. Un changement dans
les relations de pouvoir émergera seulement si les conditions pour une vie communale
active peuvent être créées. La culture orale est une opportunité pour les Malgaches de
délibérer et de s’exprimer, mais les infrastructures communales locales sont si pauvres que
les services publics, même s’ils ont été créés, demeurent hors de portée pour la plupart.
Le coût d’opportunité pour recueillir l’information et exprimer le mécontentement est
extrêmement élevé pour une population luttant pour se débrouiller et survivre.
Les lignes de fractures entre l’urbain et le rural d’une part, le centre et la périphérie
d’autre part, résultent des structures institutionnelles et économiques développées
historiquement et décrites en détail dans ce chapitre. Elles contribuent à maintenir les
désavantages concurrentiels et à entraver activement le développement du potentiel
somatique et cognitif de grandes parties de la population. Elles fournissent également les
conditions permettant l’exclusion sociale permanente et la déresponsabilisation de la
population. Les luttes d’élites, l’accumulation de capital et le pouvoir politique au centre,
et le phénomène de présidentialisation depuis la création de la Troisième République sont
tous des syndromes de déficiences spécifiquement malgaches résultant de l’exclusion
sociale et de la stratification cellulaire à Madagascar.
En dépit de tout le romantisme pour les cultures traditionnelles, les changements dans les
relations de pouvoir seront accompagnés de la transformation d’une culture orale à une
culture écrite. Pourtant les changements culturels sont, par définition, progressifs et lents.
Ils exigent un large accès à une éducation de qualité pour les enfants, et une interaction
politique quotidienne au sein des communautés locales avec l’appui des médias et des
structures de communication (par exemple les espaces publics, les marchés de village,
etc.). Nous ne partageons pas l’avis que la « civilité » s’apprend principalement en classe.
L’apprentissage et les changements comportementaux sont basés sur des expériences
vécues. Sans investissements dans l’infrastructure des communautés locales, l’occasion
de vivre de telles expériences n’aura pas lieu.
Plus l’impasse politique persiste, plus élevé sera le risque pour qu’un scénario beaucoup
plus négatif devienne réalité.
Selon les normes démocratiques, les médias de masse sont en général chargés d’organiser
la sphère publique et le débat public qui s’y développe. Il faut refléter les points de vue
d’une grande variété d’individus, de groupes et d’institutions, fournir des informations à
l’électorat au sujet d’événements significatifs liés au pays et à sa population, en y ajoutant
l’historique, le contexte et la signification de ces nouvelles. De cette façon, les médias
représentent l’interface entre le public et le gouvernement, l’administration, les politiciens,
les parlementaires, les partis politiques, le secteur économique et la société civile.
En période de crises politiques, le rôle des médias est encore plus accentué. Dans de telles
circonstances, les médias doivent adresser les questions sensibles liées au conflit, ses causes
et ses conséquences. Donner l’information devient une obligation essentielle pour un débat
public sur les manières de prévenir une aggravation de la crise et un recours à la violence.
En effet, le rôle des médias devient particulièrement pertinent quand les parlementaires,
les partis politiques et d’autres intermédiaires entre le gouvernement et l’électorat sont
faibles ou compromis. C’est indiscutablement le cas à Madagascar aujourd’hui. Quand ces
intermédiaires ne sont pas en mesure d’informer, d’instruire le public et de soulever les
préoccupations sur la scène publique, les médias doivent remplir cet espace.
Les médias malgaches peuvent-ils être à la hauteur de ces attentes ? Fonctionnent-ils dans
un environnement légal et économique qui favorise ce rôle? Les journalistes et les médias
possèdent-ils les capacités et les ressources pour correspondre à ces attentes ? Ce chapitre
analyse les caractéristiques de ces facteurs qui influencent la performance du secteur
malgache des médias. Il commence par une évaluation du contenu des médias, donnée
par des experts en médias et leur audience. Le principal problème semble être la qualité
du contenu, jugée pauvre. Le chapitre traite ensuite des possibles explications pour ces
points faibles et décrit systématiquement la situation concernant les journalistes, les
organismes de médias, les instituts de formation et les associations de médias, les facteurs
économiques des médias, et la situation légale. L’analyse démontrera que presque tous les
éléments du secteur des médias présentent des faiblesses devant être traitées dans toute
tentative d’amélioration de la performance du secteur afin d’atténuer plutôt que d’aggraver
son impact à long terme sur les moteurs de conflit. Le chapitre conclut avec certaines
remarques sur la façon dont ces points faibles pourraient être traités.
Cette analyse est basée sur un outil de recherches développé par Christoph Spurk pour
l’Agence Suisse pour le Développement et la Coopération (DDC) afin d’analyser les paysages
médiatiques d’une façon structurée et logique. L’analyse a été renseignée par une variété
de documents déjà existants,86 et par des rapports écrits spécifiquement pour le PCIA par
des universitaires malgaches professionnels des médias. Ces derniers ont compilé des
86
En particulier Friedrich-Ebert-Stiftung, African Media Barometer Madagascar 2008 (AMB Madagascar), 2008,
(http://fesmedia.org/african-media-barometer-amb/);
IREX, Media Sustainability Index (MSI) 2007 Madagascar, 2007, (http://www.irex.org/programs/MSI_
Africa/20067/2007/MSI07_madagascar.pdf);
IREX, Media Sustainability Index (MSI) 2008 Madagascar, 2008, (http://www.irex.org/programs/MSI_
Africa/2008/madagascar.asp).; et les résultats de taux d’audience pour 2007 générés par les consultants ATW.
informations et analyses publiques sur la situation des médias et leur environnement légal,
et ont présenté des évaluations sur le contenu des médias, leur professionnalisme et autres
questions liées à ce secteur. Entre les mois de Mars et Mai 2010, l’analyse a été appuyée
par une série d’entrevues avec des représentants des médias, des experts et des politiciens,
et au moyen de groupes de discussion composés d’utilisateurs ordinaires des médias.
Il y a un schéma clair dans l’utilisation des médias. La radio est principalement écoutée
le matin, jusqu’aux alentours de midi. Les auditeurs prêtent attention aux principales
nouvelles de la mi-journée sur la Radio nationale Malagasy (RNM) et d’autres stations,
car la radio est facilement disponible, par exemple dans les autobus, les endroits publics,
les magasins, et dans les bureaux. En soirée, la télévision tend à dominer l’attention,
et est regardée pour plusieurs bulletins d’informations et ensuite pour le divertissement.
Il est important de préciser que beaucoup de ménages « zappent » entre divers programmes
d’informations télévisées afin d’obtenir une image complète en peu de temps et essayer
ainsi de compenser les tentatives de propagande de n’importe quelle station particulière.
A quelques exceptions près, la teneur des médias malgaches est généralement évaluée
de façon très critique par le public et beaucoup d’experts. L’encadré ci-dessous donne un
aperçu synthétique des inquiétudes soulevées. Particulièrement pertinent est le manque de
profondeur dans la couverture et l’analyse des informations, une question qui représente un
intérêt particulier dans le contexte des crises politiques successives, où l’analyse quotidienne
et le débat sur les causes, les facteurs déclencheurs, et les solutions sont des éléments
essentiels du discours public. Selon les personnes interviewées dans le cadre de cette étude,
une des principales raisons expliquant la faible proportion d’analyse dans la presse écrite
est le délai trop restreint ne permettant pas aux journalistes d’aller dans les détails.
D’autres experts, y compris ceux collaborant sur le Media Sustainability Indexes de 2007
et 2008, sont bien plus francs. Il est imputé que presque aucun média ne produit de
couverture impartiale et de qualité, et que les communiqués ne font souvent qu’énoncer
des faits sans explorer davantage les questions. Les journalistes couvrent des événements,
mais ont des difficultés à produire une analyse détaillée et des commentaires, dû évidemment
à un manque de moyens et de compétences d’une part, et de paresse et de connaissance
insuffisante d’autre part. On accuse également les plus jeunes journalistes de produire des
reportages de mauvaise qualité, dans lesquels des suspects de crime sont déjà déclarés
coupables, les faits sont faux, et l’on commet de la diffamation. Les médias du gouvernement
sont à leur tour partiaux et ne couvrent pas l’opposition, et la télévision et la radio
étatique n’émettent aucune critique du gouvernement à moins qu’une telle critique ne
soit également rapportée dans d’autres médias. L’information et leurs sources ne sont pas
souvent vérifiées et le choix des sujets est discutable, avec un interviewé mentionnant
que les médias gouvernementaux ne signalent pas les questions sociales importantes,
mais seulement celles concernant la politique – et seulement de façon superficielle.
Là encore, nous constatons un manque d’analyse et de reportages en profondeur, et même
de partialité envers les détenteurs du pouvoir. Il y a quelques exceptions néanmoins –
l’Hebdo de Madagascar en est un exemple.
• Manque de professionnalisme
• Il y a trop de censure
Le public malgache a, pour sa part, des attentes claires et élevées des médias. Il veut
connaître la vérité et recevoir des bonnes informations ; il croit que les journalistes doivent
instruire le public, et qu’ils doivent faire preuve d’observation, d’analyse, d’argumentation
et de synthèse appropriées. Et il veut également que les informations fournies soient
appropriées à leurs besoins quotidiens. Tout ceci indique que le public malgache place la
vérité, l’observation et l’analyse tout en haut de leurs priorités, et que les médias ont, à leur
tour, des attributions très exigeantes aux yeux du public. Ce rôle est encore plus exigeant en
période de crise politique, d’insécurité, et d’incertitude économique. Comme les évaluations
le démontrent, les stations telles que Radio Don Bosco sont très appréciées parce qu’elles
passent des émissions « talk-shows » présentant une diversité de points de vue. Il est clair
que les audiences espèrent qu’une bonne couverture établira la confiance, contribuera à
l’élaboration d’une vision pour la société, arrachera les gens de leur isolement et changera
peut-être même leur mentalité.
Inutile de dire, certains médias sont plus positivement évalués que d’autres. TV plus,
par exemple, a une plus grande diversité d’informations et est moins partiale que plusieurs
de ses concurrents. En outre, les médias publics couvraient de façon plus critique une
question particulière, celle de la distribution d’aide, que TV Viva par exemple. Pourtant
la performance globale des médias continue à être désastreuse : les médias ont perdu
la confiance des personnes non seulement à cause de leur partialité politique,
mais principalement à cause d’un manque évident de substance. Quand les journalistes
ne sont pas perçus comme objectifs, ils perdent leur crédibilité.
La majorité des médias de masse à Madagascar est possédée par des politiciens ou des
hommes d’affaires ayant des intérêts politiques, et la plupart des dirigeants politiques
détiennent leurs propres médias.87 Cette polarisation explique une ligne éditoriale stricte
des opinions, et les journalistes doivent prendre en compte cette donnée. La télévision et
la radio étatique ne présentent pas de critique du gouvernement à moins que cette critique
soit aussi relayée dans d’autres médias; le public les considère ainsi comme étant partiales.
Il existe des facilités de formation pour les journalistes, bien que la plupart des journalistes
aient appris leur profession sur le tas. Les donateurs offrent beaucoup d’éducation et des
cours de formation à court terme, mais ces efforts semblent être fragmentés et manquent
de coordination, amenant beaucoup d’experts à les considérer comme problématiques et
non viables. Aujourd’hui, l’Université d’Antananarivo offre une nouvelle Maîtrise en
Communication et Médias, dirigée par des universitaires et des professionnels et ouverte
aux nouveaux journalistes et ceux en milieu de carrière. Un établissement privé, l’Ecole
supérieure Saint Michel, offre un diplôme semblable. Il y a également d’autres écoles
privées offrant des cours, la plupart du temps en communication. De façon générale,
seulement un très petit nombre d’institutions s’occupe de la formation en journalisme,
et celles-ci y sont de faible qualité ; d’ailleurs, les occasions sont rares pour que les
journalistes actifs reçoivent une éducation continue car il y a toujours un manque de
personnel éditorial.
Les associations de journalistes sont courantes à Madagascar, bien que presque aucune
ne semble efficace en termes d’assurer leur protection pourtant si nécessaire. L’Ordre des
journalistes (OJM) fut fondé dans le but d’être le bras juridique de la presse, mais il a été
inactif depuis 2007. En collaboration avec l’UNESCO, l’OJM avait élaboré un code d’éthique
qui pouvait agir en tant que guide pour la profession journalistique. Pourtant le code n’a pas
été jusqu’ici largement accepté. Des suggestions ont été faites pour le fusionner avec le
« Code de communication », une nouvelle loi proposée pour réguler l’ensemble du secteur
des médias qui a été en discussion pendant un certain nombre d’années. Il y a également
87
Marc Ravalomanana possède MBS radio et TV, Radio Mada aussi bien qu‘un certain nombre de journaux,
mais plusieurs autres médias sont proches de l’opposition actuelle (par exemple « les trois mouvances »).
Rajoelina ne possède exclusivement que Radio et TV Viva. Beaucoup de propriétaires d’autres stations ont ou
ont eu des liens proches avec des membres de la HAT, telles que RTA, Radio Tana, Radio Antsiva aussi bien
que des journaux comme La Vérité, L’Express et La Gazette de la Grande Ile. L’Alliance qui porta Rajoelina au
pouvoir s’avéra assez volatile. Ceci est reflété dans les attitudes changeantes de ces médias envers la HAT.
Une enquête sur les médias, au-delà de l’indice d’audience mené par des agences
spéciales, n’existe pas.
En termes d’infrastructure, l’équipement moderne est utilisé par les médias au niveau
national, mais généralement pas au niveau régional. L’ingérence du gouvernement n’est
pas un problème ici car les presses, les émetteurs d’émission et les fournisseurs d’internet
sont sous possession et contrôle privés. La distribution de la presse écrite est cependant un
peu plus problématique ; bien qu’étant aussi privée, elle est mal organisée, et la distribution
dans les régions rurales est fragmentaire. Mais de façon générale, l’environnement
économique pour le développement des médias est plutôt positif, en dépit des soucis de
salaires des journalistes.
Deux questions additionnelles se posent ici. La première est liée aux procédures d’obtention
de licence. Afin de pouvoir émettre sur une radio ou télévision, il faut acquérir un permis
du Conseil supérieur de la communication audiovisuelle (CSCA) valable pour cinq années.
Établi par deux ministères et un organisme de réglementation, l’Office Malagasy d’Etudes
et de Régulation des Télécommunications (OMERT), le CSCA délivre des permis, contrôle
les programmations, et impose des sanctions lorsque les conditions stipulées ne sont
pas respectées. Pourtant, alors que le CSCA devrait être une entité indépendante du
gouvernement, ses employés proviennent en fait des ministères eux-mêmes. Il faudrait
également qu’il soit un organisme auto financé, ce qu’il n’est pas – bien qu’il ait reçu des
contributions des Etats-Unis et de l’UNICEF.
La deuxième question est liée au Code de communication, qui, bien que constituant une
initiative louable, inclut actuellement plusieurs chapitres contradictoires. Censé favoriser la
liberté d’expression, le chapitre 5 stipule que cette liberté est restreinte pour des questions
de défense nationale, d’unité nationale, et d’identité culturelle – un renversement complet
de sa raison d’être initiale. Il semble également risqué d’établir le registre des journalistes
sur la base de diplômés provenant d’un programme professionnel d’éducation, comme
il est suggéré de faire, limitant de ce fait sévèrement le nombre de journalistes éligibles.
De tels registres sont généralement utilisés (en Afrique et ailleurs) pour éliminer des voix
critiques, soit en ne renouvelant pas leurs permis soit en manipulant leurs diplômes.
Conclusions
Le problème principal du journalisme à Madagascar n’est pas vraiment la très discutée
« politisation », c’est-à-dire le parti pris politique dans certains médias en faveur d’un camp
ou de l’autre. Tant que de telles opinions sont transparentes, de telles partialités ne sont
pas nécessairement au détriment du secteur des médias ; en effet, d’autres pays en
témoignent. Le dilemme principal est plutôt la mauvaise qualité de l’information présentée,
ainsi que le manque de contextualisation et d’analyse. Il y a définitivement un espace pour
une plus grande diversité de points de vue, mais les journalistes semblent incompétents,
incapables, ou indifférents lorsqu’il s’agit de rechercher de nouvelles informations,
de re-vérifier des faits disponibles et d’approfondir les analyses. Quand la critique est
exprimée, elle demeure superficielle et finalement polémique.
La mauvaise performance des médias malgaches dans la délivrance tant souhaitée d’une
couverture et d’une analyse approfondie des crises politiques successives et des questions
socio-économiques qui y sont liées est enracinée dans :
W l’absence d’une vision positive du journalisme et de la tâche qu’il est censé accomplir
(aucun code éthique, aucun modèle) ;
W le manque de connaissances thématiques et de compétences journalistiques, ainsi qu’un
degré faible de professionnalisme en général ;
W la vague actuelle de répression et d’un manque de protection pour les journalistes
critiques ; et
W des ressources limitées pour le travail journalistique (faibles salaires et peu de ressources
pour les enquêtes).
Tous ces facteurs inhibent les journalistes dans l’accomplissement de leur travail,
particulièrement en période d’instabilité. L’information, mauvaise et superficielle,
combinée au parti pris politique, pourrait bien alimenter la ténacité et la longévité de
l’impasse politique actuelle. Cela n’a certainement pas aidé à éclairer le public au sujet
de ses causes et des solutions possibles.
Une union ou une association forte serait alors requise pour mettre en application et faire le
suivi de la protection des journalistes, en s’appuyant sur les propres efforts d’autorégulation
du secteur. L’OJM pourrait peut-être également être revitalisé.
Une troisième option serait d’améliorer le soutien opérationnel à certaines des stations
plus différentes, qui offrent déjà des débats ouverts (telles que Don Bosco, ou TV plus,
par exemple). Tandis qu’il est actuellement tout à fait risqué pour les médias de couvrir
la politique, il devrait néanmoins être possible, par exemple, de discuter des principales
questions sociales d’une manière qui offirait une analyse concrète sans toutefois constituer
de menaces directes à ceux qui aspirent au pouvoir.
En résumé, il est important de souligner encore une fois que les médias à Madagascar
ne doivent pas être simplement perçus comme tenant le rôle de « watch dog »; ni que cette
analyse est en train de critiquer le manque – et réclame de ce fait plus – de journalisme
investigateur. Dans des démocraties constitutionnelles, les médias font partie de ce
qui est appelé le quatrième pouvoir du gouvernement, à côté de l’exécutif, du législatif et
du judiciaire. Sa principale tâche est de livrer une couverture journalistique de qualité et
équilibrée, examinant de façon critique le discours des politiciens, des institutions étatique,
des entreprises commerciales et des organismes de société civile, et de tester ce discours
pour sa cohérence argumentative et donc pour sa légitimité. C’est précisément ce que
le secteur des médias malgaches ne fait pas. A Madagascar, comme ailleurs, des lois,
des règlementations, des programmes et des initiatives sont généralement élaborés dans
un vocabulaire technique et élitiste; c’est la tâche du journaliste de déchiffrer de tels textes
et de les rendre compréhensibles pour le profane, de sorte que ce dernier puisse former
son propre avis.
5. La gouvernance du secteur
de la sécurité à Madagascar
L’état disparate du secteur de la sécurité représente la dernière brique dans notre analyse
des lignes de fractures sociétales et des moteurs de conflits. Nous aurons ainsi complété les
différents volets de notre analyse qui nous permettront par la suite, dans un chapitre final,
d’avoir une réflexion critique sur la manière dont la communauté internationale s’est
engagée à Madagascar.
Écrire cette partie du PCIA pour Madagascar est ambitieux, non seulement en raison
d’un manque de matériel existant et de données précises. Ce chapitre se base ainsi
fortement sur de nombreuses entrevues confidentielles avec des dirigeants de haut rang,
des fonctionnaires et des consultants du gouvernement, ainsi que des éléments du secteur
privé de la sécurité. Il fait également appel à des données d’un nouveau sondage, recueillies
dans le cadre d’une petite étude sur les perceptions de la sécurité qui a été entreprise
spécifiquement pour ce PCIA entre février et mai 2010. Bien que le temps et les ressources
limités n’aient pas permis de développer une enquête auprès des ménages au complet,
un questionnaire détaillé a été néanmoins préparé et appliqué dans 15 Fokontany
(quartiers) d’Antananarivo. Des données additionnelles de l’enquête ont été recueillies dans
deux Fokontany à Ambatolampy, une ville à 70km au sud de la capitale, paradoxalement
connue aussi bien pour sa production artisanale d’armes à feu que ses forces policières
particulièrement efficaces. Neuf groupes de discussion ont également été organisés parmi
un échantillon de la population.
L’armée
Comme un récent article académique l’a si bien exprimé, la seule chose que l’armée malgache
ait en abondance sont les généraux.88 Il n’y a pour ainsi dire pas de marine, aucune armée de
l’air en fonctionnement, et ses bataillons sont construits autour du matériel que le pays est
parvenu à acquérir (des chars, de l’artillerie, etc.), plutôt que sur ce dont il aurait réellement
besoin pour accomplir ses fonctions. Un tiers de l’île est indiqué en tant que « zones rouges » –
pour la simple raison qu’aucune des forces armées malgaches n’a jamais pu s’y déployer en
raison du terrain difficile, du manque d’infrastructure et du mauvais équipement. Mais le
pays a un nombre étonnant de dirigeants de haut rang, assez pour une armée d’environ
400.000 soldats – au lieu des 12.000 hommes qui en font réellement partie.
Dans l’histoire post-indépendance de Madagascar, les militaires ont fait leur première
apparition pendant le « mai malgache » de 1972, quand une grève générale fut fomentée
par les étudiants à Antananarivo et que l’armée refusa d’ouvrir le feu sur les manifestants,
poussant le Président Philibert Tsiranana à remettre tous les pouvoirs au Chef d’Etat-major,
le Général Gabriel Ramanantsoa. Ramanantsoa établit un gouvernement militaire de transition
dans la capitale et nomma des gouverneurs militaires dans chacune des six provinces.
Pourtant le nouveau régime était divisé en un certain nombre de factions concurrentes,
résultant en une rébellion ouverte des forces armées en décembre 1974 sous la conduite
du Colonel Bréchard Rajaonarison. Ramanantsoa dut dissoudre son gouvernement et remit,
le 5 février 1975, le pouvoir au Ministre de l’Intérieur et Chef de la Gendarmerie, le Colonel
Richard Ratsimandrava.
Ratsimandrava fut assassiné une semaine plus tard (par qui? Cela reste encore un mystère).
La loi martiale fut instaurée la même soirée du 11 février, et un directoire militaire proclamé.
Ce directoire militaire resta en place pendant quatre mois, et l’homme qui en a le plus
bénéficié était un certain capitaine de frégate, Didier Ratsiraka, qui avait été nommé
Ministre des Affaires Etrangères sous Ramantsoa. Le 15 juin 1975, Ratsiraka était nommé
pour être le nouveau Chef d’Etat par le directoire militaire, et obtenait en plus le titre de
Président du Conseil Suprême de la Révolution (CSR). L’expérience socialiste de Madagascar
allait commencer.
88
Joana Rabenirainy, « Les forces armées et les crises politiques (1972-2002) », Politique africaine, No. 86 (2002),
pp. 86-101.
Comme Jaona Rabenirainy a bien analysé, Ratsiraka a suivi une stratégie à trois volets
pour débarrasser sa présidence de toute contestation des rangs de l’armée.89 La première
consistait en une « banalisation » de l’institution militaire en redéfinissant les forces armées en
tant que « militants en uniforme » combattant pour la cause socialiste. La seconde nécessitait
en une restructuration importante de l’armée en trois nouveaux état-majors : « armée de
développement, forces aéronavales et forces d’intervention », toutes ayant principalement
une orientation domestique. La troisième stratégie consistait à s’occuper des carrières à long
terme de ses officiers de haut rang. Nous avons déjà mentionné l’Office militaire national
pour les industries stratégiques (OMNIS) dans le chapitre 3, qui offrait aux militaires « loyaux »
la possibilité de tirer bénéfice de la Malgachisation des divers secteurs économiques.
La scission de l’armée, en 2002, poussa Ratsiraka à distribuer des fusils d’assaut aux milices dans
la campagne, afin de consolider sa base politique. Ravalomanana, à son tour, s’est assuré que ses
« légitimistes », y compris un nombre significatif de réservistes, soient aussi armés. La situation
qui en résulta fut pour le moins précaire et fut, dans l’histoire turbulente de Madagascar,
la confrontation qui amena le pays à frôler la guerre civile. Bien que l’armée soit restée un
joueur central dans la crise, son instrumentalisation par des individus luttant pour le pouvoir a
fait ressortir sa paralysie institutionnelle. Cette situation a également mené à une militarisation
de la société malgache (la plupart des armes distribuées n’ont jamais été retournées aux
arsenaux), créant de ce fait un précédent inquiétant pour des violences futures.90
L’année 2009 révèle un schéma semblable où les militaires ont semblé fortement divisés
et incapables de s’unir derrière une cause. Le 17 mars 2009, après plusieurs semaines de
tensions et de violence politique entre Andry Rajoelina et Marc Ravalomanana, pendant
lesquelles le premier a demandé à plusieurs reprises au Président de démissionner, le pouvoir
fut remis à un directoire militaire dirigé par le Vice-Admiral Hyppolite Ramaroson, fidèle à
Ravalomanana. Selon le décret du directoire militaire, Ramaroson était en mesure de prendre
toutes les mesures considérées nécessaires pour rétablir l’ordre public et la stabilité. À cette
fin, il devait organiser un congrès national pour réévaluer la constitution et devait tenir des
élections dans un délai de deux ans.91 Cependant, il n’est pas clair si les militaires s’étaient mis
d’accord sur cette transition au règne militaire, et beaucoup de ceux soutenant Ravalomanana
ont perçu ceci comme une provocation, empirant les dissensions au sein de l’armée.
89
Ibid., pp. 90-2. Une autre stratégie était de s’auto proclamer « Amiral » en 1983, devenant ainsi l’officier au rang le
plus élevé dans l’histoire de Madagascar.
90
Hauge, Madagascar Past and Present Political Crisis: Resilience of Pro-Peace Structures and Cultural Characteristics,
pp. 14 et 29.
91
Voir « Ordonnance 2009-001 du 17 mars 2009 conférant les pleins pouvoirs à un directoire militaire. »
par le Général Noël Rakotonandrasana. Une semaine avant la démission de Ravalomanana, les
membres du CAPSAT avaient commencé à prendre le contrôle des ministères à Antananarivo
et s’étaient dirigés ensuite vers le palais présidentiel.92 Puis, le même jour, une ordonnance
présidentielle accordant le pouvoir à Ramaroson était proclamée. Le groupe de révoltés se mit
alors de nouveau en action. Ils « kidnappèrent » les membres du directoire militaire devant les
caméras des médias, avant de les entasser dans un fourgon et de les emmener aux casernes
du CAPSAT où on leur a alors « demandé » de transférer tous les pouvoirs à Rajoelina.
Il est intéressant de noter que beaucoup de dirigeants du CAPSAT avaient été influents sous
le régime de Ratsiraka, notamment le Colonel André Ndriarijaona, que CAPSAT a plus tard
imposé comme Chef de l’état-major à Rajoelina.93 D’autres membres semblent avoir suivi
une stratégie plus opportuniste : Rakotonandrasana, par exemple, qui a dirigé les mutins du
CAPSAT, avait fait partie des « légitimistes » en 2002 – en effet, il a été une figure influente
depuis le deuxième mandat de Ratsiraka. Le soulèvement du groupe révolté en 2009 était
donc certainement lié à de vieilles allégeances et à la volonté de contrôler le chef d’Etat.94
Plusieurs des dirigeants de l’armée ayant joué un rôle important dans l’ascension au
pouvoir de Rajoelina ont alors été nommés au gouvernement de la HAT. Le Colonel
Camille Vital, le Premier Ministre de la HAT, est l’un d’entre eux. Comme un article dans
La Lettre de l’Océan Indien l’a souligné, « Les soldats du Capsat sont partout ». L’article a
également fourni les preuves de l’ambition des militaires de contrôler les membres civils
du gouvernement, accentuant de ce fait l’appétit croissant de l’armée pour le pouvoir.95
Etant donné qu’Andry Rajoelina n’a pas la reconnaissance internationale en tant que
dirigeant officiel de Madagascar, il compte beaucoup sur l’appui des militaires pour
consolider sa position. Certains éléments de l’armée semblent bien disposés à obéir,
menant encore une fois à une paralysie générale de l’institution et à une diminution de
son statut aux yeux du public. Les récentes confrontations violentes dans les casernes de
CAPSAT en avril et mai 2010 accentuent le fait que la scission interne va se poursuivre.96
La gendarmerie
Comme en France, la Gendarmerie Nationale à Madagascar constitue une branche
de l’armée qui n’est pas en charge de la défense du pays contre les attaques externes,
mais qui est responsable de l’application de la loi et de l’ordre.97 Et tout comme en France
92
« Armée, gendarmes et policiers dans la tourmente, » Lettre de l’Océan Indien 1257 (13 mars 2009).
93
« Les soldats du Capsat sont partout, » Lettre de l’Océan Indien 1259 (avril 4, 2009).
94
Considérant le jeune âge de Rajoelina, CAPSAT imaginait qu’il serait une marionnette des militaires.
95
Ibid. et « Andry Rajoelina a du mal à garder la main, » Lettre de l’Océan Indien 1264 (juin 20, 2004).
96
« Afflux de militaires au gouvernement, » Lettre de l’Océan Indien 1276 (décembre 25, 2009) et « Andry Rajoelina
abat sa dernière carte, » Lettre de l’Océan Indien 1285 (mai 15, 2010), qui citait que « La hiérarchie militaire mise
en place par Rajoelina et qui l’a soutenu jusqu’à ce jour doit composer avec d’autres sensibilités au sein de
l’appareil militaire. Cette semaine, d’anciens officiers en retraite, regroupés derrière le général Désiré
Rakotoarijaona et le colonel Jean Emile Tsaranazy, tous deux proches de l’ancien président Didier Ratsiraka,
ont créé une structure militaire chargée de veiller à la bonne marche de la transition. Même s’il ne s’affichera
sans doute pas sous le qualificatif de « militaro-civil », un nouveau gouvernement au sein duquel le poids des
militaires serait accru est toujours à l’ordre du jour. »
97
Voir le site-web du Ministère de la Défense , Decret 63-253, Article 1, May 19, 1963 (disponible à
http://www.defense.gov.mg/index.php?option=com_content&view=article&id=26%3Ahistoire-de-la-
gendarmerie-nationale&catid=2%3Ahistorique&Itemid=2&showall=1).
(et par exemple en Italie avec les Carabinieri), garantir que cette force soit responsable et
légitime requiert une surveillance minutieuse et équilibrée de la part des Ministères de
l’Intérieur et de la Défense. A Madagascar, cependant, ces deux positions ministérielles ont
tendance à être occupées par des militaires, et ceci n’a généralement pas donné lieu à un
degré équivalent de veille que dans les autres pays ci-dessus mentionnés. Au lieu de cela,
la gendarmerie montre des tendances similaires à celles décrites pour l’armée, avec trop
de dirigeants, une immixtion dans la politique intérieure, un enrichissement des
entrepreneurs, de la corruption, et en fin de compte une exécution inefficace de sa vraie
tâche : maintenir l’ordre public dans les régions rurales.
La gendarmerie fut aussi touchée par la restructuration complète des forces armées
entreprise par Ratsiraka à la fin des années 70. Les prétendues « unités spéciales de la
gendarmerie » étaient créées pour la défense du régime – en particulier les tristement
célèbres commandos du Groupe spécial d’intervention et de sécurité (GSIS) – et étaient
placés sous le contrôle direct de la présidence. Le raisonnement derrière ces manœuvres
était de mettre à contribution les compétences de la gendarmerie dans les domaines des
renseignements et du maintien de la sécurité, et ainsi sa capacité de prêter directement
main forte au régime. Beaucoup de gendarmes ont dirigé des agences de renseignements
ou ont joué des rôles clé dans leur restructuration, Un exemple recent étant le « Central
Intelligence Service (CIS) » de Marc Ravalomanana.98
98
« Une super agence d’espions, » Lettre de l’Océan Indien 1050 (décembre 12, 2003).
99
Jaona Rabenirainy, « Les forces armées et les crises politiques (1972-2002), » Politique Africaine 86, (mars 2000),
pp. 86-101, à p. 87.
100
Ibid., p. 90.
101
Ibid., pp. 95-96.
102
Voir le compte-rendu historique du Ministère de la Défense sur la gendarmerie (disponible sur
http://www.defense.gov.mg/index.php?option=com_content&view=article&id=26%3Ahistoire-de-la-
gendarmerie-nationale&catid=2%3Ahistorique&Itemid=2&showall=1).
103
Jonny Hogg, « Cattle ‘war zone’ in Madagascar, » BBC News (juin 21, 2008).
Une nouvelle cible a été les exploitants forestiers illégaux du bois de rose. La direction
régionale de la gendarmerie est désespérément débordée, surtout suite à la restructuration
administrative de l’île passant de six provinces à 22 régions en 2004 et 2007, sans qu’un
regroupement adéquat de la gendarmerie s’opère conjointement. Suite aux appels à l’action
de la part d’activistes internationaux et des O.N.G pour agir sur le dossier des coupes
illégales à un rythme effréné, un « Task Force » spécial a été créé et envoyé dans les régions
touchées le 18 septembre 2009. Les capacités allouées pour cela étaient non seulement
insuffisantes,104 mais selon plusieurs de nos interviewés, il fut vite apparent que le Task
Force l avait été lui-même acheté. Au lieu d’empêcher les activités de coupes illégales,
on affirmait que certains éléments de la gendarmerie était en fait maintenant impliquée
en assurant un passage sûr de ces marchandises de la forêt au port.
La police
En revanche, la Police Nationale de Madagascar a généralement essayé de rester en retrait
de la scène politique. Elle n’a bien sûr pas vraiment réussi à le faire de manière très claire,
étant donné que le Directeur Général de la Police Nationale (DGPN) est, à l’instar de ses
homologues de l’armée et la gendarmerie, sous les ordres de l’Etat-major mixte opérationnel
national (EMMONAT). Après avoir été quelque peu marginalisée sous le régime de
Ratsiraka (qui était plus en faveur de soutenir des unités spéciales directement sous son
commandement), la force policière reçut par la suite plus d’attention pendant la présidence
de Marc Ravalomanana. La collaboration et l’aide des donateurs aux secteurs de la police et
de la justice sont venues de la France, des Etats-Unis, de la Chine et de l’Afrique du Sud,
et l’Union Européenne a financé un programme visant à renforcer les fonctionnements de
la police juridique.
La gestion des réserves d’armes légères a été l’un des principaux soucis des forces armées
de Madagascar, et la police n’est pas la moins impliquée. Plusieurs sources ont affirmé
que les faibles salaires des officiers de police ont conduit certains d’entre eux à louer leurs
armes à feu lorsqu’ils ne sont pas en service, mais ceci reste à confirmer. Ce qui est
cependant sûr, c’est que l’usage d’armes légères dans les vols armés est en augmentation,
surtout dans la capitale d’Antananarivo. On peut y acheter un revolver pour seulement
300.000 Ariary (autour de 120.00 Euros), et le louer pour la journée pour un tiers de cette
somme.105 Des fusils d’assaut AK-47 sont disponibles pour la vente, indiquant que les armes
distribuées aux « réservistes » au cours des crises de 1991 et 2002 peuvent encore être en
circulation. Ceci laisse également entrevoir un commerce d’armes prospère, avec 155 des
243 fusils de chasse saisis en 2009 découverts par les douaniers à Toamasina, le plus grand
port de Madagascar. Cette situation se reflète dans le type de crimes commis; les rapports
médiatiques émanant de diverses sources rapportent qu’en Mai 2010, deux-tiers des crimes
signalés furent commis avec des armes à feu, une augmentation de 40% par rapport au
mois de Mai 2009.
104
Global Witness et Environmental Investigation Agency, « Enquête sur l’exploitation, le transport et
l’exportation illicite de bois précieux dans la region Sava à Madagascar » (août 2009), disponible sur
http://www.globalwitness.org/media_library_get.php/1187/1270578151/madag_report_revised_finalfr.pdf, p. 14.
105
Voir par exemple, « Armes à vendre », l’Hebdo de Madagascar, No. 271 (avril 23, 2010).
Le sondage entrepris dans le cadre de ce PCIA confirme cette tendance – tout comme
les données d’un commissariat de police auxquelles nous avons pu accéder. 106 66% des
personnes questionnées ont cité les armes à feu comme l’arme utilisée par ceux qui sont la
source principale d’insécurité. 72% ont classé leur situation personnelle actuelle au sein de
la communauté comme un manque d’ordre et de stabilité, et 75% ont également jugé que
la situation empire. Qui plus est, appeler la police est souvent perçu comme inutile une fois
attaqué, ce qui nous amène à croire que les statistiques officielles doivent être en dessous
de la réalité, aussi bien dans les régions urbaines que rurales, du fait qu’on ne rapporte
pas les incidents. Il est intéressant de noter que cette tendance a également mené à la
formation d’initiatives de surveillance de quartier : « Andrimasom-pokonolona », ou des unités
d’auto-défense, qui ont opté de prendre eux-mêmes en main leurs mesures de sécurité.
De façon générale, il s’avère que l’autorité de la police régulière est sévèrement ébranlée
aujourd’hui, aussi bien en raison de la corruption dans ses propres rangs qu’en raison
de la présence de la gendarmerie et de toute une multitude de forces spéciales et d’unités
d’intervention dans les régions urbaines. En outre, il nous a été reporté qu’un certain
nombre de milices privées opèreraient actuellement dans la région d’Antananarivo – ceci
est peut-être le développement le plus inquiétant des crises politiques en cours, mais aussi
peut-être le plus difficile à évaluer de façon précise. Etant donné les caractéristiques
territoriales de la ville (un labyrinthe d’allées et de rues à une voie, réparties sur un certain
nombre de flancs de coteau et densément peuplées), une insurrection armée de n’importe
quelle sorte serait presque impossible à réprimer.
Procès et sanction
Selon les dires des personnes ayant des liens professionnels avec l’appareil judiciaire de
Madagascar ou travaillant pour une amélioration des conditions dans les prisons du pays,
la manière dont le système fonctionne présente beaucoup d’imperfections. En effet, ce que
nous avons entendu est corroboré par les chroniques perspicaces de Patrice de Charette,
qui avait été envoyé au pays en 2005 en tant que « magistrate détaché » pour la « mission
d’appui à l’Etat de droit mise en place par l’Union européenne. »
Les tribunaux ne se portent guère mieux. Ils sont débordés et manquent désespérément
de financement, et un surprenant deux tiers du nombre approximatif de 20.000 détenus à
Madagascar sont en fait en « détention préventive », attendant leur procès. En 2005, un grand
nombre de ceux-là attendait depuis plus d’une décennie. Pour beaucoup, il s’est avéré
que le dossier avait été perdu.
106
Un rapport d’activités, en date du 1er Avril 2010, observa: « La dotation d’un fusil d’assaut (KALACHNIKOV)
est vivement souhaitée car le CPD […] ne dispose qu’un seul fusil d’assaut alors que les attaques à main armée
s’accroissent de jour en jour et suscite des commentaires défavorables à l’endroit des forces de l’ordre. »
Dans les régions rurales, la situation est souvent tout simplement bizarre. Quelques prisons
sont dirigées par un seul gardien, qui est ainsi obligé de travailler jour et nuit, 365 jours
par an. Le tribunal local peut se trouver à plus d’un jour de marche et, au vu du manque de
véhicules de police, les procès sont programmés en blocs. Des groupes de 30 à 40 personnes
se mettent en marche, sans menottes, et en présence d’un seul gardien, pendant un jour
ou deux dans la brousse jusqu’au tribunal. Les détenus passent leurs nuits à l’extérieur.
Après les procès en masse, tout le monde rentre en marchant de nouveau, bien que,
dépendant de la sévérité des sentences, « l’atmosphère générale parmi le groupe ne soit plus
aussi joyeuse ». D’autre part, l’on peut également trouver des prisons rurales n’ayant pas reçu
de détenus pendant des années, et dans lesquelles le gardien de prison utilise les cellules
pour garder ses animaux de ferme – tout en continuant à recevoir son salaire mensuel.
Réforme
Indépendamment du nombre énorme de dirigeants de haut rang, de la corruption
prévalente et des postes de fonctionnaires civils constamment remplis par du personnel
militaire, ce qui est le plus saisissant concernant le secteur de la sécurité à Madagascar
est l’occlusion complète de la « prévention ». Tandis qu’il y a de nombreux groupes de
travail spéciaux et des unités rapides d’intervention, ils sont tous prévus pour réagir
quand un incident se produit – plutôt que d’être déployés afin de prévenir que quelque
chose ne se produise. Il n’y a aucune initiative communautaire de maintien de l’ordre,
ni de patrouille régulière de certains voisinages ou régions – les seules activités de cette
sorte sont conduites par des sociétés privées de sécurité. Comme les employés de ces
sociétés ne sont pas armées à Madagascar, ils peuvent prendre à bord quelques officiers
de police ou gendarmes avec eux lors de patrouilles, mais ceci est loin de constituer un
ordre du jour systématique de prévention de la part des autorités publiques. La protection
contre l’incendie (par les règlements des bâtiments, la fourniture d’extincteurs, et des
pompiers stratégiquement placés) est un autre secteur où beaucoup plus pourrait être fait.
Une réforme allant dans ce sens avait en fait été conçue vers la fin du mandat de
Marc Ravalomanana en 2007. Mené par une équipe de conseillers internationaux, un comité
présidentiel spécial pour la réforme du secteur de la sécurité est arrivé avec plus ou moins
la même analyse des lacunes structurales et des pathologies institutionnelles que nous avons
faite dans l’objectif de ce PCIA. Les recommandations qui ont suivi étaient également la
conséquence logique de leur évaluation : une restructuration de l’armée, de la gendarmerie
et de la police pour refléter les besoins réels de sécurité de l’île et pour diminuer le fardeau
budgétaire du fait d’un trop grand nombre de dirigeants de haut rang ; l’établissement d’un
corps de garde-côtes pour aider à protéger les ressources précieuses de Madagascar et pour
empêcher l’afflux des armes illégales ; et l’accent sur la prévention; et l’accent sur la prévention
ainsi que le possible déploiement de forces mobiles durant des situations de désastres
naturelles en tant que troupes de l’Union Africaine ou de maintien de la paix de l’ONU.
Bien que tous les bons éléments étaient réunis à ce moment- là, il s’avère que la manière dont
ces idées ont été présentées aux institutions militaires comme un fait accompli fut la raison
principale pour laquelle elles ont rencontré une aussi forte résistance – une résistance qui
indiscutablement n’a pas aidé la cause de Ravalomanana quand sa position est devenue plus
périlleuse vers la fin de 2008. Cela représente un exemple du processus « top-down » que nous
avons déjà expliqué dans le chapitre 3. Le projet d’un groupe de travail basé à la présidence,
prévu pour représenter le point de départ d’un processus participatif de consultations avec les
forces armées et les ministères concernés, a été à la place présenté comme un produit final
devant toute l’élite supérieure de Madagascar – une foule de 800 personnes. Les militaires
ont interprété cette initiative comme une menace grave à son népotisme « confortable »
(et ça l’était), alors que la gendarmerie la percevait comme une menace à son existence
même (et ça ne l’était pas). Ce qui était clair, cependant, était que la consultation participative
n’était pas à l’ordre du jour dans le schéma présidentiel. Le désarroi complet du secteur de la
sécurité dont nous sommes témoins aujourd’hui (avec des nouvelles presque quotidiennes de
manifestations, de mutineries dans les casernes, et d’échanges violents entre des éléments
mêmes des forces armées) est toujours le reflet des répliques de ce jour en 2007, au cours
duquel l’institution militaire fut secouée au plus profond d’elle-même.
Réflexions finales
Un grand nombre de pays ont des antécédents de corruption et de brutalité bien pire que
ceux de Madagascar. Bien que le tableau peint dans ce chapitre soit plutôt sombre,
Madagascar n’est pas près de constituer un régime véritablement répressif. Néanmoins, il y
a beaucoup de lacunes dans le secteur de la sécurité du pays, la plupart étant liées à la
terrible situation financière de ses institutions et de ses fonctionnaires. Avec les trois quarts
de la population vivant avec moins de USD 10 par mois, et le salaire minimum pour un
fonctionnaire ou un officier de police étant juste au-dessus de l’équivalent de
USD 20 par mois, la majeure partie de la corruption et de la connivence que nous avons
décrite peut être le résultat du simple désespoir pour échapper à la pauvreté absolue.
Tandis que le crime organisé existe à Madagascar – principalement lié aux réseaux de
contrebande et aux infâmes Dahalo, voleurs de bétail – les raisons principales de la
détérioration de la situation de sécurité dans le pays peuvent se trouver dans les trois
moteurs de conflits que nous avons élaborés tout au long des quatre derniers chapitres.
Les menaces de sécurité posées par chacun de ces moteurs se manifestent elles-mêmes le
long des trois principales lignes de fractures identifiées : le clivage entre une culture orale
d’autorité et du mot écrit de l’administration étatique, la déconnexion entre les centres
économiques et la périphérie, et la division concomitante entre une élite principalement
basée en zone urbaine et les régions rurales défavorisées.
3. L’état disparate des institutions de la sécurité. Comme il a été mis en évidence dans ce
chapitre, une combinaison de facteurs a mené à la détérioration régulière des secteurs de
la sécurité et de la justice : la politisation des forces armées, la participation des dirigeants de
haut rang dans l’activité économique, et une administration sans ressources menant à la
corruption à tous les niveaux. Un manque de concentration sur la prévention, une portée
territoriale extrêmement faible (aussi bien pour la protection des ressources naturelles que
pour le déploiement face aux désastres naturels à occurrence régulière) et une absence du
maintien de l’ordre communautaire s’ajoutent à cette terrible image. Qui plus est, l’apparition
en hausse des milices armées pour protéger des intérêts économiques et des activités de trafic –
dans les deux régions, rurales comme urbaines – constitue une menace indéniable à l’intégrité
de l’Etat et à la sécurité de sa population. Sans une réforme urgente et un renforcement de
capacité pressant des forces armées et de l’appareil judiciaire, ensemble avec l’établissement
d’un gouvernement reconnu, la souveraineté de Madagascar pourrait bientôt être menacée.
107
La participation financière des utilisateurs fut introduite dans tous les centres de santé de base et les hôpitaux
comme faisant partie de PAS.
Avec presque aucune gestion de stock, la quantité d’armes et de munitions qui a été retirée
des arsenaux militaires en 2001-2002 reste aujourd’hui inconnue ; la proportion qui aurait
également été retournée reste d’ailleurs elle aussi inconnue. En fait, aucune campagne ne
fut lancée pour désarmer les milices et récupérer les armes en circulation. C’est peut-être
parce qu’aucune intervention internationale visible pour le maintien de la paix ne s’est
produite et qu’aucun traité de paix n’a dû être signé que la communauté internationale
n’a pas eu le réflexe de passer d’une perspective de développement à celle d’une prévention
de conflit et de construction de paix. Les outils auraient été disponibles, étant donné que
les Nations Unies et la Banque mondiale avaient produit tout au long des années
90 des cadres compréhensifs et des stratégies pour adresser les questions de connexion
sécurité-développement. Au lieu de cela, le document de Poverty Reduction Strategy Paper
(PRSP) de 2003 s’est référé à la crise mais uniquement pour mentionner que la stabilité
politique retournait et serait consolidée une fois les élections communales terminées.108
Cependant, plusieurs mesures auraient été essentielles pour aborder la crise efficacement,
notamment la création d’initiatives de réconciliation à court et moyen terme. Malheureusement,
la compréhension traditionnelle de la réconciliation dépeint un tableau beaucoup trop
unidimensionnel du problème : la réconciliation est soit réduite aux notions très superficielles
du compromis et de l’entente entre les élites politiques au niveau national, ou à une
compréhension étroite de la justice de transition. La réconciliation est plutôt un processus
qui devrait systématiquement adresser les moteurs de conflits violents, de nature politique et
économique, ainsi que ses lignes de fractures sociétales sous-jacentes. Un recours aux formes
de violence politique auquel nous avons assisté en 2001-2002 est une évidence indéniable de
l’échec complet non seulement de des capacités administratives de Madagascar, mais de ses
institutions politiques. Les stratégies de développement implémentées depuis 2002 n’ont pas
fait ce lien crucial entre la bonne gouvernance et la violence politique.
Bien que ce soit tentant de laisser le passé derrière et de se concentrer sur le futur,
la paix ne durera qu’avec peine si un effort de compréhension des raisons pour lesquelles
Madagascar a, après 1972 et 1991, chaque fois sombré dans des conflits sanglants, n’est
pas entrepris. Le cheminement du pays, de la colonisation à l’indépendance, a véhiculé
beaucoup de mythes historiques, que des récentes leçons historiques ont du mal à
évaluer, vérifier et interpréter. La mystification des événements s’avère avantageuse pour
l’instrumentalisation politique, mais pas pour un débat politique constructif et une vision
constitutionnelle et sociétale partagée.
Bien que le chapitre 5 ait déjà débattu sur la question de la réforme du secteur de sécurité,
il vaut la peine de noter ici que la montée subite des milices pendant les conflits de 2001-02
aurait requis des programmes concrets pour les identifier ainsi que pour la réadaptation
et la réintégration de leurs membres. La criminalité a été un problème constant depuis
le milieu des années 70, comme démontré par la priorité accordée à la question pendant
la campagne électorale de Ratsiraka en 1977. Aujourd’hui, les journaux relatent
quotidiennement le crime organisé et le banditisme armé. En outre, beaucoup de sources
nous ont confirmé qu’un nombre considérable d‘armes légères en circulation, tout comme
les individus appartenant à ces groupes, peut être retracé à ces milices.
108
Voir Fonds Monétaire International, « Madagascar: Poverty Reduction Strategy Paper, » IMF Country Report
03/32, 3 (octobre 2003), p. 11.
En conclusion, nos interlocuteurs ont confirmé les rapports sur le ton très négatif et agressif
avec lequel la campagne électorale s’est déroulée en 2001, soulignant que le gouvernement a
recouru aux intimidations et aux restrictions sur les mouvements des candidats de l’opposition,
notamment Marc Ravalomanana. Les mêmes sources ont cependant également souligné que
ce dernier a amplement utilisé ses structures d’affaires pour sa campagne.111 En conséquence,
la commission électorale s’est avérée être en grande partie dysfonctionnelle, dans la mesure où
elle n’a pu gagner la confiance des gens ni sur la question du dépouillement des bulletins,
ni sur l’exactitude des résultats. D’ailleurs, la Haute Cour Constitutionnelle avait sensiblement
entaché son image en s’étant laissée influencer par le Président. Cependant, aucune réforme
complète des lois et des institutions électorales n’a été depuis entreprise, bien que les
donateurs aient insisté sur ce point auprès de Ravalomanana. Et au lieu d’envisager une
restructuration fondamentale du système électoral, le PRSP de 2003 a concentré son attention
sur l’amélioration des lois communales électorales, et a mis l’emphase sur le renforcement de
capacités de l’organisme de surveillance électorale (le CNE) et des ONG indépendantes.112
Recommandation 1
Quel que soit les quand et comment cette crise prendra éventuellement fin, la communauté
internationale et les partenaires techniques et financiers ne doivent en aucun cas retourner
à l’approche « business as usual ». Tous les programmes doivent être orientés en urgence
vers la prévention de la récurrence de la violence politique et des conflits armés.
109
Ibid., p. 71.
110
Basé sur des interviews confidentiels à Antananarivo et en Europe.
111
Vivier, Madagascar sous Ravalomanana : la vie politique malgache depuis 2001, p. 21.
112
Voir FMI, « Madagascar: Poverty Reduction Strategy Paper, » 2003.
les stratégies exigent des buts clairs liés à des résultats spécifiques, et les indicateurs offrent
un outil très opportun pour évaluer et suivre le progrès. Cependant, une stratégie globale se
concentre également sur le processus lui-même, et requiert par conséquent des conseils
tactiques. Dans le cas du développement « pro-pauvre » basé sur un programme de bonne
gouvernance et de droits de l’homme, le besoin d’un processus dirigés par les principes semble
encore plus évident. Mais le MAP, aussi bien que le Cadre des Nations Unies d’Aide au
Développement (UNDAF), dépendent fortement d’une approche de « cadre logique » et une
gestion orientée sur les résultats. Ceci peut engendrer des contradictions sérieuses entre les
buts poursuivis et les moyens appliqués ou indirectement soutenus.
La stratégie de développement de l’ONU, bien que basée sur le MAP, élargissait son
approche de la gouvernance et prévoyait des programmes pour renforcer le Parlement et
les capacités de ses membres. Pas un seul point du MAP, en revanche, ne se rapportait aux
administrations de l’Assemblée Nationale ou du Sénat comme agences d’implémentation
ou capacités de diriger. De même, pas un item du budget du PRSP de 2003 n’incluait le
Parlement. Cependant, le document de l’UNDAF déclare : « La première année de mise
en œuvre du MAP (2007) est jalonnée par une série de consultations publiques dont le
référendum sur la révision de la Constitution de la République de Madagascar. »113 Il est vrai
qu’un référendum (comme indicateur) représente une approche participative, mais en
termes de bonne gouvernance, il constitue une nette baisse de la démocratisation car
l’immunité des parlementaires était en train d’être sérieusement entamée.
Il n’y a rien de mal avec des indicateurs en tant que tel, mais leur utilisation en isolation d’un
objectif basé sur un processus dirigé par les principes pour les accompagner (qui peut en effet
être plus difficile à saisir), ne suffit pas. Un processus dirigé par les principes est en effet
crucial lorsqu’on traite des scénarios sous-optimaux comme la diminution considérable de la
démocratisation efficace. Bien que beaucoup de défenseurs du régime de Ravalomanana nient
l’existence d’une telle tendance, l’Afrobaromètre de 2008, publiquement présenté quelques
mois seulement avant les événements de 2009, indiquait clairement qu’une telle diminution
de la « démocratie » se produisait en effet, et que le malaise général avec l’évolution du système
politique augmentait.114 Les programmes de développement et leurs théories sous-jacentes
doivent tenir compte des conditions et des réalités du système avec lequel ils travaillent.
Le degré élevé de corruption et les ramifications de l’expérience socialiste sur les structures
politiques et administratives et la culture politique générale de Madagascar étaient des faits plus
qu’évidents, bien connus de quiconque travaillait dans et avec le pays. Regrettablement,
l’occurrence régulière des crises, des soulèvements et des émeutes font intrinsèquement partie
de l’histoire tragique de Madagascar. Logiquement, les stratégies de développement auraient dû
avoir fonctionné sur la base de scénarios sous-optimaux. Il semble pourtant qu’on a présupposé
que les conditions que toute l’approche de bonne gouvernance cherchait à créer pour l’année
suivante étaient déjà en place. Tout au moins, il ne nous a été possible de localiser quelques
lignes d’orientation tactiques dans aucun document stratégique, dans les cas où les indicateurs
ou le processus lui-même se détérioreraient au lieu de s’améliorer. Bien que la Stratégie d’aide-
pays de 2007 (CAS) consacre une section aux risques, elle reste d’utilité limitée car elle ne
développe pas un cadre pour l’évaluation des risques et n’adopte pas une perspective de
processus dirigé par les principes.115 CAS mentionne seulement les ajustements à la nouvelle
situation mais aucune mesure préventive ou de contre-action.
113
UNDAF Madagascar, « Plan cadre des Nations Unies pour l’Assistance au Développement 2008-2011, » (juin 2007).
114
Voir Afrobarometer 2008. Ceci ne fut pas le seul signe vu que les séries de publication par SeFaFi et
dans Lettre de l’Océan Indien ont également noté la concentration accrue du pouvoir dans la présidence.
115
Voir Banque mondiale, « Country Assistance Strategy for the Republic of Madagascar, FY 2007-2011 »
(mars 7, 2007), p. 34 et seq.
L’approche sur le processus dirigé par les principes diffère fondamentalement de celle
de l’opérationnalisation et du suivi, car les indicateurs sont basés sur des valeurs plutôt que
sur des indicateurs quantifiables. De plus, les indicateurs se concentrent autant sur le
processus que sur les résultats et l’impact. Au cours de nos discussions, les fonctionnaires
locaux malgaches ont exprimé leur frustration sur la politisation de plus en plus grande
dans la mise en œuvre des projets de développement. Encore une fois, ceux en mesure
de décider des projets concrets, comme par exemple la construction d’infrastructures
agricoles locales ou la création d’un commissariat de police ou d’un centre de santé de base,
sont habituellement bien au courant des procédures et des règlements administratifs, et
exercent une influence considérable sur le processus. En revanche, les communautés
locales, plongées dans leur culture orale, ne font pas le poids auprès de tels décideurs.
Tant que la gestion orientée sur les résultats mesurera uniquement le nombre
d’infrastructures créées et de services déboursés, elle n’obtiendra aucun aperçu dans le
processus lui-même et dans les implications sociales et politiques du projet.
Bien que tous nos interlocuteurs de la communauté internationale aient justifié l’application
de l’aide budgétaire directe à Madagascar et la contribution considérable de l’aide étrangère
pour des projets sur la base de tendances et d’indicateurs prometteurs (particulièrement
dans le domaine des droits de l’homme), nous n’avons pu être convaincus qu’un tel degré
de confiance était justifié. En approfondissant nos discussions avec les fonctionnaires
malgaches, il est apparu clairement que les conditions étaient considérées comme étant
temporairement remplies si des lois ou des décrets étaient en attente, ou si des justifications
étaient données pour des indicateurs mauvais ou manquants. Ceci signifie que bien qu’un
nombre de conditions n’étaient pas concrètement réunies, des déclarations d’intention avec
documents et stratégies correspondants étaient néanmoins acceptées comme preuve.
Encore une fois, la stratégie entière était basée sur le cas du meilleur scénario. Dans les
dernières décennies, en revanche, beaucoup d’ONG, inspirées par de meilleures pratiques
du secteur de la microfinance, ont souligné que la livraison gratuite des services est souvent
sans valeur parce que justement non évaluée. Le caractère de « don » de l’aide peut mener à
la dépendance et aux espérances que, indépendamment de la façon dont elle est employée,
elle sera toujours disponible, car les agences de donateurs sont perçues être sous pression
de décaisser afin de justifier leurs budgets. Tout ceci ne veut pas dire que nous
recommandons un retour à la conditionnalité, qui contredirait les notions d’appropriation,
de stratégies basées sur les besoins et motivées par la demande, mais l’aide doit néanmoins
avoir un coût, sous forme de pré-investissement de la part de l’« associé » (plutôt que du
« bienfaiteur »). Plus l’associé participe à l’investissement, plus élevés seront les coûts de
l’abandon du processus régi par ces principes.
Recommandation 2
Malgré tout l’enthousiasme pour les ouvertures politiques et les développements positifs
des résultats et des indicateurs, Il faut conduire des évaluations de risque de façon
régulière et préparer des plans de contingence. Les évaluations doivent être menées
avec un accent sur la cohérence des processus et des moyens d’atteindre des
résultats sur la base des valeurs sous-tendant le projet de développement.
Recommandation 3
Priorisation
Le MAP a vraisemblablement suivi la vision exprimée dans le document présidentiel
Madagascar Naturellement, qui a publiquement suggéré que le développement devrait
reposer sur une vision plus positive que celle formulée dans le précédent PRSP.116
La réduction de la pauvreté est, selon la nouvelle approche, seulement un objectif –
la nouvelle vision, au lieu de ça, s’est focalisée sur des paysages, des villes et des villages
prospères. En fait, Madagascar Naturellement était basé sur une lecture très intelligente
du précédent PRSP, qui a fait clairement ressortir que le principal problème du
développement de Madagascar était la pauvreté rurale. Basé sur de précédentes évaluations,
le PRSP a noté très justement que le principal obstacle au développement rural était le
manque d’infrastructures locales et de sécurité. Il a également précisé que le manque
d’électrification et d’accès permanent à l’eau dans la communauté rurale amplifiait les effets
des infrastructures pauvres. Un autre problème urgent provenait de l’accès inégal à la terre
et des doutes concernant les titres de propriétés.117 En conclusion, le PRSP notait de façon
très critique que l’impact de la croissance des zones économiques de production (EPZ) sur
l’économie n’était pas aussi important que prévu, en dépit du fait qu’elles ont représenté la
source principale des IDE; le principal facteur de croissance, au lieu de cela, était la création
d’emplois directs et indirects.118
Madagascar Naturellement a bien noté que la concentration des investissements dans les EPZ
n’avait pas eu jusqu’ici d’effet sur la pauvreté.119 Bien que ce ne soit pas dit explicitement, le
document néanmoins fait ressortir le manque de cohérence du PRSP: d’une part, il faudrait
donner la priorité au développement rural, mais d’autre part, le type d’investissement dans
les domaines de l’infrastructure et de l’agriculture ne reflète que très peu cette orientation
116
Voir « Madagascar Naturellement. Une Vision pour Madagascar et ses Régions, » Présidence de la République
de Madagascar, 2004, p. 3. Tous les documents officiels importants se réfèrent à la vision lorsqu’ils présentent
MAP, voir par exemple « Plan Cadre des Nations Unies. Pour l’Assistance au Développement. UNDAF
Madagascar 2008–2011, » Juin 2007.
117
Voir FMI, « Madagascar: Poverty Reduction Strategy Paper, » Section 2.2, pp. 17 et seq.
118
Ibid.
119
« Madagascar Naturellement. Une Vision pour Madagascar et ses Régions », p. 5.
Selon l’évaluation du PRSP de 2003, l’accent aurait dû être mis sur la construction et le
rétablissement des infrastructures locales et rurales, des institutions de sécurité, de l’accès
aux terres et de la proximité des services de santé et d’éducation. Cependant, les mesures
affectant directement ces domaines ne sont pas bien reflétées dans le « cadre logique »
de ce document. En revanche, les investissements dans l’infrastructure reliant les industries
stratégiques aux principaux centres urbains sont bien mieux définis. Bien que les
communautés rurales profitent indéniablement de telles infrastructures, les effets sont
de nature très indirecte. Les principaux bénéficiaires de tels programmes sont encore les
économies urbaines et les entreprises à grande échelle orientées vers l’export et les EPZ.
Ce type de croissance économique, qui dépend fortement de l’effet de « cascade », ne contribue
pas à aborder les lignes de fractures sociétales profondément enracinées. Qui plus est,
améliorer la connexion intra-urbaine renforce encore plus le clivage urbain-rural au lieu de
favoriser les infrastructures locales rurales. Avoir de meilleures infrastructures communales
signifie également une communication et une interaction améliorées au sein de la population,
et un meilleur accès aux services publics comme la santé et l’éducation – facteurs, tous
fortement interdépendants, nécessaires pour réaliser une véritable autonomie. En conclusion,
la priorisation des infrastructures nationales augmente l’avantage concurrentiel des noyaux
urbains, facilitant de ce fait davantage la concentration et la centralisation.
Les données récentes de l’INSTAT121 pour Madagascar indiquent que, selon les catégories
principales de mobilité/locomotion reliant les communes à leurs districts, une moyenne
de 47,3% se déplacent par taxi brousse, de 13,1% par charette, et de 22,7% à pied. Pour
présenter les disparités extrêmes dans la mobilité, il suffit de prendre les exemples suivants:
Alaotra Mangero (périphérie semi-urbaine): 66,2%, 6,8%, et 18,9% ; Analamanga (périphérie
urbaine) 82,5%, 0,8%, et 11,9% ; Atsinanana (rural), 32,5% 0%, et 45,5% ; et Melaky (rural)
28,1%, 56,3%, et 0%. Ces immenses disparités soulignent déjà la division entre rural et
urbain. Pourtant les chiffres les plus significatifs sont ceux indiquant que seulement
120
Ibid., p. 16.
121
Voir toutes les données de l’INSTAT, « Présentation des résultats de la cartographie numérique en préparation
du troisième recensement général de la population et de l’habitation », (Antananarivo: 2010).
9,5% de tous les Fokontany ont accès à l’électricité, et seulement 6,8% à l’eau. De plus,
le pourcentage moyen des Fokontany par principaux moyens de transport des produits
agricoles s’élève à 6,9% par voiture/camion, 44,7% en charette, et 42,8% à dos d’homme,
avec six régions dépassant 79% dans la dernière catégorie. La mobilité rurale, comme
constaté initialement dans le PRSP de 2003, est le chemin principal au développement
pro-pauvre, et à l’intégration de la population en grande partie exclue.
Ces quatre objectifs reçoivent une liste très détaillée des mesures et processus pour s’engager
dans des projets étendus de réforme de la fonction publique, l’administration et les finances
publiques.124 En revanche, l’objectif no.2, intitulé « respectant la démocratie », note:
« Démocratie : les élections libres, le statut de l’opposition, le respect pour les droits de
l’homme, la liberté d’expression des médias seront respectés avec transparence et
respect pour les choix des personnes. »125
122
Voir « Madagascar Action Plan. »
123
FMI, « Madagascar: Poverty Reduction Strategy Paper, » p. 50.
124
Voir ibid., p. 58.
125
Ibid., p. 50.
126
Ibid., p. 58.
Les clauses sur l’état de droit dans le PRSP ne cherchent qu’à établir des compétences et à
vaguement appeler à la création d’institutions constitutionnelles. Les réformes se concentrent
principalement sur l’administration, la fonction publique et sur le combat contre la
corruption. La démocratisation en tant que principe au cœur de la bonne gouvernance127
n’a aucun rôle proéminent dans le PRSP. Ainsi le premier sous-programme consacré au
respect de la démocratie, à la fiabilité des opérations d’élections, consistait à améliorer la
liste électorale et à organiser un recensement des fokontany en vue de la répartition des
zones électorales. Et le deuxième sous-programme sur la participation citoyenne était
fondamentalement un programme de prise de conscience à travers des émissions de radio et
la formation des journalistes. Bien que les programmes aient pu être utiles, ils semblent
mineurs en raison du défi de démocratisation auquel Madagascar fait face.
Nous accueillons aussi d’un bon œil l’évolution stratégique qui semble sous-tendre certains
des nouveaux documents d’orientation récemment présentés par la Banque mondiale.
Un document, en dépeignant la balance de la croissance du PIB de 2003 à 2008, note sa
fragilité, le décalage provenant des événements de 2002, et les conséquences économiques
des dépenses étatiques basées sur l’aide étrangère. Qui plus est, le document poursuit notre
analyse sur l’investissement sectoriel faible et de la polarisation de la croissance urbaine:
127
Voir Banque mondiale, Sub-Saharan Africa: From Crisis to Sustainable Growth (1989). Ce rapport révolutionnaire,
qui introduisait pour la première fois la notion de bonne gouvernance dans le développement, fait clairement
référence à la notion de promotion démocratique.
128
Jacques Morisset, « Au cœur des ténèbres: le renouveau des institutions et de la gouvernance, »
dans Banque mondiale, Madagascar: Vers un agenda de relance économique (Juin 2010), p. 27.
Le raisonnement à la base d’une telle notion est identique à notre conclusion sur l’autonomie
des communautés rurales comme le chemin à la décentralisation efficace et une perspective à
moyen et long terme pour dissoudre la principale ligne de fracture sociétale de Madagascar.
Cependant, cette perspective sur les conditions structurelles réelles de la pauvreté à Madagascar
se trouvait déjà au cœur de l’évaluation du PRSP publié en 2003. Il est ainsi malheureux de
constater que l’orientation stratégique présentée dans le PRSP lui-même, puis dans le MAP et le
CAS, n’ait pas intégré ces propositions de façon cohérente. Surtout, la prétendue approche de
« leadership » du développement, qui amplifie la tendance sous-optimale d’une personnalisation
de la politique et de l’autorité, fonctionne surtout à l’opposé de la notion d’intégration rurale et
de la responsabilisation par l’autogouvernance.131 Le « leadership », particulièrement quand il
n’est pas bien géré, peut rapidement prendre des tendances autoritaires plutôt inquiétantes.
Recommandation 4
Modifier les priorités au développement rural basé sur des évaluations participatives sur
la pauvreté et des conflits et les coordonner avec l’axe stratégique de CAS et de
l’UNDAF. Ceci implique la combinaison des opportunités économiques de construire de
multiples nouveaux noyaux dans la périphérie, de renforcer la décentralisation et le
transfert du pouvoir, et d’intégrer la population rurale dans les efforts de développement
et l’administration politique malgache. Il faut éviter des évaluations de conflits
quantitatives basées sur des préjugés culturels au sujet du “mot écrit” dans cette
tentative, en faisant plutôt appel aux riches ressources orales de Madagascar.
129
Jacques Morrisset, « Vers un agenda de relance économique à Madagascar, » dans Banque mondiale, Madagascar:
Vers un agenda de relance économique, p. 5 (assignation de l’italique au texte original).
130
Adolfo Brizzi, « Organisation sociale: une vue du bas… pour aider le haut, » dans Banque mondiale,
Madagascar: Vers un agenda de relance économique, p. 47.
131
Sur le soutien de la Banque mondiale concernant l’approche « leadership », voir Guenter Heidenhof,
Stefanie Teggemann et Cia Sjetnan, « A Leadership Approach to Achieving Change in the Public Sector:
The Case of Madagascar, » WBI Working Papers (2007). L’introduction de l’approche « leadership » a ses origines
dans le travail de l’un des principaux consultants de Ravalomanana, un académicien de Harvard. Il a initié le
National Leadership Institute de Madagascar.
D’abord, la logique du projet de développement tend à suivre des cycles de trois à cinq ans.
De même, les coopérants et les chefs de projet étrangers résident au pays, pour la plupart des
cas, entre trois à cinq ans. Les fonctionnaires dans les agences de développement sont ainsi
sous pression pour montrer des améliorations rapides basées sur des indicateurs de résultat.
Ils ont donc une tendance naturelle à coopérer principalement avec les contreparties nationales
qui sont susceptibles de faire avancer le plus rapidement leurs projets et programmes.
Alternativement, à travers la coopération avec le fonctionnaire étranger, l’associé malgache
obtient un avantage significatif sur ses pairs. Tous les deux deviennent fortement dépendants
l’un de l’autre afin de faire avancer leur ordre du jour, vu que chacun doit produire des chiffres.
En second lieu, la nécessité d’atteindre des résultats rapides incite à prendre le chemin
de moindre résistance. En effet, recevoir l’appui de ceux qui ne sont pas « in the know »
et enlever des obstacles importants s’avèrent être une activité frustrante et consommatrice
de temps. La nécessité d’atteindre des indicateurs basés sur les résultats incite ainsi à la
priorisation de projets ayant de plus grands et plus rapides rendements, plutôt que
d’aborder des programmes et des projets à long terme qui peuvent avoir un plus grand
potentiel à provoquer le changement social.
Cela reste un vrai puzzle pour nous de comprendre pourquoi la réforme du système
judiciaire et des forces armées n’a pas été la première priorité, car tout investissement dans
la bonne gouvernance ne peut être bien efficace que si le secteur de la sécurité fonctionne
correctement. Naturellement, de tels projets de réforme ne se prêtent pas aux stratégies
rapides de développement, mais auraient dû refléter la réalité des luttes politiques malgaches
sujettes aux conflits. La protection sociale durable, par exemple – une priorité dans
l’avancement du développement pro-pauvre – aussi bien que les structures de gouvernement
local ont besoin d’institutions judiciaires locales efficaces et des programmes de police
orientés vers la prévention du crime. Même si des institutions centrales surchargées devraient
également être réformées, des initiatives locales devraient être menées en parallèle afin de
renforcer les structures atténuant les lignes de fractures sociétales et les principaux moteurs
de conflit. Par conséquent, le problème de synchronisation et de technocratisation a mené
de nouveau à l’omission d’initiatives de réforme cruciales parce que leur impact sur la
dynamique de conflit ne serait mesurable qu’à long terme. Une approche basée sur des
principes, en revanche, valoriserait le processus immédiat aussi bien que des résultats futurs.
Recommandation 5
Revoir point par point la stratégie de développement et créer des tableaux de dépendances,
c’est-à-dire refléter à l’aide d’une perspective de processus dirigé par les principes (plutôt
qu’avec une gestion basée sur des résultats) les conditions qui doivent être préalablement
créées avant que d’autres stratégies n’y soient incorporées de façon cohérente.
Participation
Le MAP a été loué pour son approche participative au développement. En raison
de l’envergure ambitieuse de ce PCIA, nous ne pouvions pas mener une recherche
systématique sur le projet de participation lui-même, surtout que le changement de
régime avait déjà mené à un remaniement considérable du personnel régional et
communal. Retracer les lieux d’anciens participants des présentations du MAP s’est avéré
être un défi. Nous avons néanmoins pu parler à environ 20 individus qui avaient participé à
différentes cérémonies liées aux présentations du MAP au niveau communal et central.
Les différents chefs de fokontany, qui furent tous appelés à la capitale pour participer
à la présentation, étaient plutôt intrigués à l’idée que ceci était censé être un processus
participatif. Un interlocuteur a dit : « C’était une propagande sous forme d’Entertainment. »
La plupart ont souligné que la présentation était plutôt abstraite et éloignée des problèmes
auxquels ils faisaient face. En effet, ils n’auraient pu formuler des questions et des
commentaires qu’uniquement sur base de leurs expériences spécifiques. D’autres ont
mentionné qu’ils se sont sentis plutôt intimidés par l’événement. Plus intéressant encore,
un interlocuteur s’est rappelé que la présentation avait principalement abordé la question
de « leadership » ; il a par conséquent cru qu’il avait assisté à une session de formation.
Un membre actif d’une organisation de la société civile qui avait précédemment travaillé
sur un projet visant à préparer les participants locaux à la présentation communale du MAP
nous a expliqué que l’événement était simplement une présentation durant laquelle les
participants étaient autorisés à poser des questions et à faire des commentaires. Pourtant,
en raison de leur formation, les participants locaux sont parfois arrivés avec des questions
tout à fait pertinentes. Celles-ci furent reçues avec surprise par les présentateurs, qui ont
alors procédé à les éluder.
L’impression que nous avons obtenue était donc que le type de participation favorisé
allait de pair avec la tendance au sein de la présidence et des ministères à devenir une
administration encore plus lourde à son sommet. Un conseiller étranger de la présidence
a confirmé notre soupçon que ce qui a pu commencer comme des documents de travail à
être disséminés, commentés et délibérés, s’est transformé, suite à la pression de produire
des accomplissements rapides, en une version très concrète à être publiée en tant que
décret au lieu de législation. Qui plus est, un conseiller participant au MAP a été mécontent
du fait que Ravalomanana figurait trop en évidence dans la brochure « asceptisée » et qu’il en
a abusé en l’utilisant comme outil de relations publiques pendant la campagne électorale.
En effet, des approches participatives ne sont pas censées être employées comme
plateforme politique du Président. L’épisode indique de plus comment le développement
peut devenir une dimension importante de la politique. Le MAP est devenu l’un des
principaux atouts politiques de Ravalomanana, lui fournissant la force symbolique du
soutien de la communauté internationale – et un facteur additionnel facilitant la
concentration du pouvoir dans la présidence.
Recommandation 6
Une équipe de chercheurs malgaches devrait entreprendre une étude sur l’approche
participative appliquée dans les projets de développement, qui pourrait aussi renseigner
les analyses participatives sur la pauvreté.
Conclusion
Comme souligné dans tout ce PCIA, le développement est inévitablement une tentative
subversive parce qu’il agit forcément sur les dynamiques politiques d’une administration
étatique et d’un gouvernement qui eux-mêmes sont aux prises avec des appels à la
démocratisation et à la responsabilisation. Le développement social cherche à
responsabiliser ceux qui, sous les actuelles relations de pouvoir, n’ont aucune chance
de réaliser leur potentiel. D’une part, si la communauté internationale n’est pas
continuellement consciente du rôle de la dimension politique de l’aide au développement,
ses stratégies peuvent affecter les relations de pouvoir locales de manière à renforcer les
structures d’injustice. D’autre part, une programmation soigneusement conçue et mesurée
peut renforcer les structures promouvant la paix.
La cohérence dans la programmation est une condition préalable pour une stratégie de
développement durable. Elle exige un langage commun (toutes les parties concernées
doivent comprendre, par exemple, la « décentralisation » ou « le développement rural »
de la même manière), et dépend ainsi d’un débat, d’une consultation et d’un échange
continus parmi les éléments de la communauté de donateurs, aussi bien que parmi les
différentes sections de l’administration étatique et locale, ou encore de la société civile.
La nature subversive et politique du développement à laquelle Kenneth Bush se référait
peut seulement être atténuée au moyen de processus participatifs auprès de tous les
acteurs concernés.
132
Beaucoup de familles ne peuvent subvenir aux besoins de leurs enfants, qui ne trouvent pas toujours des
familles d’accueil. Cette situation place les enfants dans une situation de grande vulnérabilité, surtout les filles.
Sans coordination suffisante entre les donateurs et les agences d’aide bilatérales et
multilatérales, la priorisation n’aura pas l’effet désiré. Tous les donateurs peuvent viser
la décentralisation, mais si une agence met en application la politique en finançant
un ministère de décentralisation dans la capitale, alors qu’un autre comprend la
décentralisation par le financement direct de projets ruraux, contournant de ce fait
l’administration centrale, une stratégie de développement cohérente ne sera pas possible.
Les projets individuels ont besoin « de se parler entre eux », autrement les effets d’un projet
courent le risque d’ébranler ou même de compromettre ceux de l’autre.
Une approche 3C implique également que tous les donateurs bilatéraux adhèrent aux
mêmes normes et parlent un langage commun lorsqu’ils interagissent avec le partenaire
local concerné. Les partenaires malgaches doivent pouvoir être confiants que les acteurs du
développement agissent de façon responsable en prenant en considération les conditions
existantes dans le pays, plutôt que d’opérer avec une image préconçue de sa politique et de
sa culture.
Nos recommandations liées au cadre des 3C ne peuvent proposer des idées concrètes sur
l’opérationnalisation. Cela irait non seulement au-delà du cadre du PCIA mais enfreindrait
les principes mêmes avancés dans ce rapport, et courrait aussi le risque de soutenir les
moteurs de conflits. Nos recommandations doivent rester au “niveau méta”. C’est la tâche
des donateurs et des agences de développement de mettre en place des programmes en
partenariat avec le peuple malgache et en ligne avec ses besoins, et non selon les projets
favoris de la communauté internationale. Les lignes de fractures, les moteurs de conflits et
les amplificateurs présentés dans ce PCIA devraient guider les acteurs de développement
étrangers et malgaches dans cette entreprise.
En principe, si l’aide au développement ne veut pas courir le risque de consolider les lignes
de fractures sociétales et les moteurs de conflits, elle doit comprendre qu’elle doit approcher
le développement de Madagascar avec une perspective patiente et à long terme. Une
croissance liée à l’export peut produire des résultats plus rapides que le développement
L’efficience et/ou l’efficacité de l’aide ne devraient pas être mesurées en termes de chiffres
uniquement, mais doivent également spécifier les valeurs qu’elles soutiennent et les utiliser
comme critères pour la qualité du processus de développement. Ceci peut seulement se
produire si tous les partenaires sont d’accord sur les valeurs partagées et sur une vision
commune – l’aide doit ainsi avoir un coût. L’engagement des partenaires malgaches pourrait
être mis à l’essai en exigeant un pré-investissement avant le déboursement du financement
externe, démontrant de ce fait une détermination à mobiliser ses propres ressources. L’accent
sur un processus dirigé par les principes inclut également l’intégration des évaluations de
conflit et des procédures de contingence, et le partage des valeurs et d’une vision commune
exige une cohérence dans la conceptualisation des approches. Quelle est la vision de chaque
partenaire sur la bonne gouvernance ? Cela signifie-t-il seulement une amélioration de
l’efficience administrative ou est-t-il nécessaire d’équilibrer des asymétries de pouvoir ?
Malheureusement, les mesures de décentralisation se concentrant sur le gouvernement
d’Antananarivo ont travaillé à contresens pour des approches plus prometteuses telles que
les ACORDS de l’UE (Appui aux Communes et Organisations Rurales pour le Développement
du Sud) ou les programmes de SAHA de l’Organisation Suisse InterCoopération. Tandis
que SAHA et ACORDS approuvent une vision similaire et plutôt plus proactive de la
décentralisation et des transferts du pouvoir, d’autres politiques et programmes soutenant
l’approche gouvernementale emploient une notion beaucoup plus technocratique de la
décentralisation qui pourrait bien être préjudiciable pour atteindre les objectifs indiqués.
Ce PCIA conclut sur la note que le « scénario catastrophe » serait de retourner, en termes
d’aide au développement, à l’approche habituelle du « business as usual. » L’autre
face de l’appropriation locale, très acclamée par les pays moins développés, est la
responsabilité locale. Plusieurs interlocuteurs ont observé que la cessation actuelle de
l’aide au développement avait déjà eu des répercussions dramatiques sur la situation
sociale et humanitaire sur le terrain. C’est néanmoins le devoir de la HAT d’agir de façon
responsable envers ses citoyens et de concevoir un chemin rapide et réaliste pour mettre
fin à la transition aussitôt que possible. Prenant en considération sa nature transitoire,
elle devrait limiter ses propres prérogatives à diriger la transition et à se retenir de légiférer
au moyen d’ordres exécutifs. Tout gouvernement futur devrait, cependant, être également
rassuré que les donateurs bilatéraux et multilatéraux sont prêts à développer une stratégie
commune de développement visant à empêcher la récurrence de la violence à Madagascar.
Juin 1975 Didier Ratsiraka est nommé Chef d’Etat par le Directorat Militaire.
133
La chronologie s’appuie sur Galibert, Les gens du pouvoir, aussi bien que sur BBC News Timeline:
Madagascar; http://news.bbc.co.uk/2/hi/africa/country_profiles/1832645.stm; and IRIN, Madagascar:
Timeline – A turbulent political history; http://irinnews.org/Report.aspx?ReportId=88457
Novembre 1991 Albert Zafy est proclamé Président de la Haute Autorité de l’Etat.
Février 2002 Les premières barricades sont montées sur la route entre
Antananarivo et Toamasina par Ratsiraka le 5 Février.
La première cérémonie inaugurale de Ravalomanana a lieu
le 22 Février, et est condamnée par le Conseil de Sécurité
des Nations Unies le lendemain.
Juin 2002 Le Président des Etats Unis, George Bush, envoie une lettre
de félicitations à Ravalomanana.
Juillet 2003 Après une année de suspension, Madagascar est réadmis dans
l’Union Africaine (UA).
Décembre 2003 Ratsiraka, toujours en exil, est condamné à cinq années de prison
pour son rôle dans la crise politique de 2002.
Janvier 2009 Des milliers de personnes descendent dans la rue pour demander
un nouveau gouvernement. Des douzaines de gens sont tuées
lorsque les protestations deviennent violentes. Le chef de
l’opposition Rajoelina demande à Ravalomanana de démissionner
de la présidence et se désigne en charge du pays.
Juin 2009 Ravalomanana, en exil en Afrique du Sud depuis Mars, est jugé
par contumace pour abus de pouvoir et condamné à quatre ans
de prison.