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LES RÈGLES D’UNE COOPÉTITION ENTRE PME : LE CAS DU GIE

CHARGEURS POINTE DE BRETAGNE

Yann Quemener, Gwenaëlle Grace

EMS Editions | « Question(s) de management »

2018/3 n° 22 | pages 115 à 126


ISSN 2262-7030
DOI 10.3917/qdm.183.0115
Article disponible en ligne à l'adresse :
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Yann QUEMENER et Gwenaëlle GRACE

Les règles d’une coopétition entre PME :


le cas du GIE chargeurs pointe de Bretagne
Rules for coopetition between SMEs:
the case of GIE chargeurs pointe de Bretagne

Yann QUEMENER et Gwenaëlle GRACE

Résumé n n Summary

Cet article est une contribution à l’étude du management This article is a contribution to the study of the manage-
des coopétitions. La recherche s’inscrit dans une approche ment of coopetitions. The qualitative approach of the re-
qualitative reposant sur l’étude du cas d’un regroupement search is based on the study of a gathering of SMEs within
de PME au sein d’un collectif, le GIE Chargeurs Pointe de a group called GIE Chargeurs Pointe de Bretagne. The anal-
Bretagne. L’analyse des observations s’appuie sur le cadre ysis draws on the Project-based view theoretical frame-
théorique de la Project-Based View et vise à mieux com- work and aims at clarifying how coopetition rules structure
prendre la façon dont les règles de coopétition structurent le the management of such organizational forms. The case
management de ces formes organisationnelles. L’étude du study shows that the so-called experimental phase of con-
cas montre que la phase dite expérimentale de la construc- struction of the rules of the coopetition, is not necessarily
tion des règles du projet de coopétition, ne constitue pas a linear and peaceful process, and that four types of rules
nécessairement un processus apaisé et linéaire et que ce are involved in the different phases of its construction. It
sont quatre types de règles qui structurent la coopétition also shows that the principle of separation, highlighted in
aux différentes phases de sa construction. Il montre égale- previous work on coopetition, is somewhat altered when
ment que le principe de séparation, mis en évidence dans practically implemented.
les travaux antérieurs sur la coopétition, se trouve quelque
peu altéré lors du passage à sa mise en œuvre pratique. n Keywords: coopetition, rules, project-based view,
SME, case study.
n Mots-clefs : coopétition, règles, project-based view,
PME, étude de cas.
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Les règles d’une coopétition entre pme : le cas du gie chargeurs pointe de Bretagne

INTRODUCTION la nature des règles construisant la coopétition


aux différentes phases et, enfin, elle a souligné
Les travaux sur le management des coopétitions la difficulté de la mise en œuvre pratique du prin-
ont souligné différents principes de régulation cipe de séparation.
de ces formes organisationnelles. Le principe Dans une première partie, nous décrivons ce
de séparation (qui veut que les activités de coo- que les travaux antérieurs nous apprennent
pération entre concurrents soient clairement sur le management d’une coopétition entre
séparées des activités en compétition), et celui PME ainsi que les perspectives ouvertes par la
d’intégration (qui traduit la faculté des individus Project-Based-View pour étudier les projets de
à intégrer les paradoxes liés à la coopétition) ont construction d’une coopétition. Dans une se-
notamment été mis en évidence par la plupart conde partie, l’étude du cas du GIE Chargeurs
des auteurs (entre autres, Bengtsson et Kock, Pointe de Bretagne met en évidence les trois
2000 ; Pellegrin-Boucher et Fenneteau, 2007 ; phases de l’émergence organisationnelle de la
Fernandez et Le Roy, 2013 ; Granata et Le Roy, coopétition entre plusieurs PME du secteur in-
2014). Certaines études ont également mis en dustriel. La présentation des résultats est suivie
évidence la capacité des PME à entretenir, elles par une discussion et une conclusion.
aussi, des relations de coopétition durables,
moyennant certaines spécificités opératoires 1. L’émergence organisationnelle d’une
(Dana et Guieu, 2014 ; Granata et Le Roy,2014,
coopétition
Kock  et al., 2010). De façon générale, ces au-
teurs observent qu’une coopétition se construit Si les travaux portant sur la coopétition ont
sur la base de « règles du jeu stables » (Granata commencé à fleurir dans les années 90, ce
et Le Roy, 2014, p.13). n’est qu’assez récemment que les chercheurs
Les travaux sur la coopétition, ne se sont pas, à se sont intéressés à la question du manage-
notre connaissance, spécifiquement intéressés ment des coopétitions en général et entre PME
aux règles d’une coopétition. Si des règles par- en particulier. Une coopétition rassemble diffé-
tagées par les coopétiteurs servent de socle à la rents acteurs ayant des activités concurrentes,
construction d’une coopétition, nous souhaitons mais souhaitant malgré tout coopérer sur une
dans cet article nous interroger sur la nature de ou plusieurs activités (Granata et al., 2014).
ces règles de coopétition ainsi que sur la façon Le paradoxe de cette situation où des acteurs
dont elles émergent pour organiser le fonction- économiques sont à la fois concurrents et par-
nement pratique d’une coopétition. tenaires, suppose des principes de manage-
Afin de poursuivre le travail d’exploration des ment particuliers. Les principes de séparation
modalités de structuration du management des et d’intégration déjà évoqués ont ainsi été mis
coopétitions nous avons étudié la nature des en évidence de façon récurrente. Les spécifi-
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règles permettant à un collectif de PME de se cités du management des coopétitions entre
constituer autour d’un projet de coopétition. PME ont été soulignées par différents auteurs
Pour ce faire, nous avons étudié le processus (en plus des auteurs déjà cités, Marques et al., 
ayant conduit différents industriels bretons, sou- 2009 ; Dana et Granata, 2013). Il a notamment
vent concurrents sur leurs marchés, à mutuali- été démontré que les PME peuvent développer
ser leurs moyens logistiques au sein d’un GIE1. une action de coopétition durable (Théodoraki et
Nous nous sommes appuyés sur le cadre théo-
Messegem, 2015). Celles-ci choisissent parfois
rique de la Project-Based View (Bréchet et
de confier le management de la coopétition à
Desreumaux, 2007) dont l’objet est d’étudier la
un tiers extérieur afin de simplifier la mise en
constitution des collectifs engagés dans un pro-
œuvre du principe de séparation (Fernandez
jet au travers des règles produites dans un pro-
et Le Roy, 2013). Davantage que les grandes
cessus d’émergence organisationnelle.
entreprises, les PME ont tendance à formaliser
Cette recherche nous a permis de mettre en évi-
leur structure de coopétition en se dotant de
dence la nature non-linéaire et conflictuelle de
la « phase expérimentale » (Bossard-Préchoux, règles du jeu : « L’adoption de cette structure
2016) de la construction d’une coopétition. Elle formelle semble déterminante pour le succès de
nous a également permis de mettre en évidence la stratégie coopétitive. Elle revient à fixer des
règles du jeu stables et explicites qui permettent
1 GIE Chargeurs Pointe de Bretagne. l’adhésion de nouveaux membres sans change-

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Yann QUEMENER et Gwenaëlle GRACE

ment majeur de stratégie. » (Granata et Le Roy, autonomie, au travers des règles, dont l’acteur
2014, p.13). collectif se dote. Ces règles établissent un pé-
L’établissement de règles structurant le déve- rimètre d’appartenance à laquelle peuvent se
loppement simultané de compétition et de coo- référer les différents acteurs du collectif : « un
pération, apparaît dans ces travaux comme un ensemble de règles par lesquelles ils s’autono-
facteur-clé de la réussite des projets de coopéti- misent, fixent leurs frontières et constituent leur
tion. Nous pensons que l’étude de la nature et la identité » (Bréchet et Schieb, 2012, p.39). Cette
genèse de ces règles dont se dotent collective- autonomie est gagnée sur les règles d’un exté-
ment les acteurs pour la mise en œuvre pratique rieur tentant d’imposer une « conformation aux
d’une coopétition est susceptible de prolonger exigences du milieu » (Bréchet Desreumaux,
les travaux antérieurs sur la coopétition. Pour ce 2007, p.392). Par conséquent, créer ses propres
faire, nous voyons dans la Project-Based View règles c’est pour un acteur collectif exprimer
une approche susceptible d’éclairer l’entreprise sa faculté à construire un projet propre tout en
collective fondée sur la construction de règles s’extrayant du projet des autres. Ces règles
qu’est un projet de coopétition. constituent alors une identité plus prégnante en-
core pour les acteurs composant le collectif que
1.1. Les apports potentiels d’une approche le seul intérêt individuel, dans les moteurs qui
par les règles pour la compréhension président à l’action. Définir une identité en s’ex-
de l’émergence organisationnelle d’une trayant des « projets des autres » (Bréchet et
coopétition Desreumaux, 2007, p.392), dans le cadre d’une
La Project-Based View (PBV) est une approche coopétition, c’est adopter des règles de façon
théorique initialement promue par Bréchet et autonome afin de permettre la simultanéité de
Desreumaux (2007) dont la vocation est d’ai- la coopération et de la compétition.
der à mieux comprendre l’action collective et S’inscrivant dans cette approche par les règles
l’émergence organisationnelle associée. La PBV dans le cadre d’un projet de constitution d’un
a servi de support pour l’étude de cas relatifs acteur collectif, Bossard-Préchoux (2016) a
à différents contextes organisationnels2. Cette identifié différentes phases et différents types
approche, au-delà d’un processus instrumental de règles impliquées. (1) Dans la phase d’expé-
temporaire, voit dans la notion de projet, une rimentation du projet, les acteurs produisent
« anticipation opératoire de type flou ou partiel- des règles autonomes pour l’action. Lors de la
lement déterminée d’un futur désiré » (Brechet phase expérimentale, des acteurs souhaitant se
regrouper imaginent des règles de façon auto-
et Desreumaux, 2007, p.396). Ce type d’antici-
nome afin de pouvoir travailler ensemble. (2)
pation se distingue de la simple planification en
Dans la phase de généralisation du projet, les
intégrant le caractère complexe et jamais tota-
règles autonomes de la phase d’expérimentation
lement réalisé d’un projet collectif. La notion de
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se muent en régulation de contrôle s’imposant
futur désiré singularise la perception du projet de
aux nouveaux arrivants qui les acceptent « en
la PBV en associant à la composante opératoire
contrepartie d’une solution au problème rencon-
du projet, une composante existentielle, c’est-
tré » (Bossard-Préchoux, 2016, p.156). (3) Dans
à-dire, une recherche de sens et de construc-
la phase de transformation du projet, des régu-
tion d’une identité : « Le caractère existentiel
lations conjointes font évoluer l’acteur collectif.
exprime qu’un acteur se donne pour lui-même
Les règles de contrôle de la phase précédente
des perspectives d’action en lien avec une re-
sont remises en cause, de nouvelles coalitions
cherche de sens » (Brechet Desreumaux, 2007,
se forment faisant évoluer l’acteur collectif.
p.393). Pour les auteurs de la PBV, ce caractère
Une coopétition constituant une forme particu-
existentiel et opératoire du projet au sens de la
lière d’acteur collectif, l’émergence d’une coo-
PBV s’inscrit dans les règles dont l’acteur collec-
pétition, en tant que collectif, devrait donc s’ap-
tif se dote pour se reconnaître comme acteur et
puyer sur la production de règles aux cours de
orienter son action : « les collectifs apparaissent
trois phases successives. Au cours de la phase
parce que des acteurs se reconnaissent et font
d’expérimentation, des règles autonomes pour
vivre des règles » (Emin et Schieb-Bienfait,
la constitution d’une coalition initiale de coopéti-
2014, p.22). Le projet construit une identité, une
teurs devraient être produites. Puis, au cours de
2 Emin et Schieb-Bienfait (2013) pour une revue de la phase de généralisation, la coopétition devrait
littérature détaillée. se doter de règles de contrôle pour l’expansion

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Les règles d’une coopétition entre pme : le cas du gie chargeurs pointe de Bretagne

de cette coalition. Enfin la phase de transforma- coopétition étant assimilable à un projet au sens
tion verrait l’émergence de règles de transfor- de la PBV, quatre types de règles sont suscep-
mation de la coopétition. tibles de structurer les règles d’une coopétition.
Ces règles produites aux différentes phases de Nous avons vu qu’une coopétition est fondée
la constitution d’un collectif peuvent, selon les sur le principe de séparation et d’intégration
auteurs de la PBV être de différentes natures. des activités de coopération et de compétition.
S’appuyant sur Reynaud (1989), ils distinguent Des règles de quatre types, successivement
les règles internes relevant des pratiques de ma- construites au cours des phases d’expérimenta-
nagement organisant les relations entre acteurs tion, de généralisation et de transformation ont
et les règles externes organisant les échanges
ainsi vocation à structurer le principe de sépa-
de l’acteur collectif avec son environnement
ration. Le principe d’intégration relève quant à
(Brechet Desreumaux, 2007). Les travaux de
lui davantage d’une aptitude individuelle des
Reynaud (2004) affinent cette analyse en distin-
guant trois types de règles internes organisant le participants à la coopétition que du domaine des
fonctionnement d’un acteur collectif. Les règles règles.
d’efficacité prescrivent la façon dont les acti- La section suivante explore le cas de la création
vités opérationnelles doivent être effectuées. du GIE Chargeurs Pointe de Bretagne au regard
Les règles de coopération précisent les moda- des règles produites au cours de son évolution.
lités d’interaction entre les membres du collec- Cette histoire des règles de coopétition doit per-
tif. Enfin, les règles de hiérarchie organisent la mettre de mieux comprendre les enjeux liés aux
division du travail et les principes de l’autorité règles dont les coopétiteurs se dotent pour se
hiérarchique au sein de l’action collective. Une constituer en acteur collectif.

Tableau 1 : Liste des entretiens

Réf. Acteurs Durée Type d’entretien Date


I1 Dirigeant d’une PME membre du GIE 2h Individuel 06/10/2011
I2 Dirigeant d’une PME membre du GIE 2h Individuel 23/04/2013
I3 Resp. logistique d’un membre du GIE 1h Individuel 09/11/2015
C1 – 3 resp. logistiques (dont un du GIE), Collectif 16/01/2012
1h
– 1 institutionnel représentant BSC1
C2 – 2 resp. logistiques Collectif 05/03/2012
1h
– 1 dirigeant de société de transport
C3 – 3 resp. logistiques (dont un du GIE), Collectif 04/07/2012
1h
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– 1 dirigeant de société de transport
C4 – 2 resp. logistiques (dont un du GIE), collectif 12/09/2012
1h
– 1 institutionnel représentant BSC

Tableau 2 : Liste des conférences

Nombre de
Réf. Date Lieu Thème de la manifestation participants (dirigeants
PME, resp. logistique)
Indicateurs logistiques en 25
Conf 1 20 mai 2011 Brest
pme/pmi
Industriels, Transporteurs,
22 novembre Landerneau
Conf 2 Grande Distribution, des 44
2011 (SCARMOR)
logistiques qui ont du sens.
Conf 3 17 avril 2012 Brest Les coopérations logistiques 25
Conf 4 19 mars 2013 Rennes la mutualisation logistique 50

1 Bretagne Supply Chain (cluster appartenant au réseau national des clusters : http://www.franceclusters.fr).

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2. Terrain de recherche plément, quatre conférences ont été organisées


par l’un des auteurs4 (Tableau 2). Ces mani-
Suite à la Loi de Modernisation de l’Economie
festations ont permis d’être en contact direct
(LME) de 2008 ayant entrainé une tension des
avec l’ensemble des acteurs de la supply chain
flux et une augmentation des coûts logistiques,
amont et de comprendre ses enjeux au travers
plusieurs industriels bretons, souvent concur-
des débats observés. Celles-ci portant sur des
rents sur leurs marchés, ont décidé, dès 2009,
thématiques en lien avec les problématiques
de réfléchir au regroupement de leurs moyens
de la régulation de la supply chain amont, elles
logistiques3. A la fois engagés dans une dyna-
ont permis de confronter les données collectées
mique de compétition et de collaboration, nous
lors des entretiens collectifs à un panel plus
avons constaté un phénomène de congruence
large d’acteurs. Cette composition du dispositif
partielle de leurs intérêts (Dagnino et al., 2007)
d’observation a permis de limiter les biais liés
propres aux situations de coopétition. Dans cette
à la collecte de données au moyen d’entretiens
partie, après avoir décrit la méthodologie, nous
collectifs (Babour et Kitzinger, 1999) pour mieux
présentons le contexte initial résultant de la Loi
contribuer à l’évaluation de la pertinence de
de Modernisation de l’Economie (LME) ainsi que
notre approche de la coopétition par les règles.
les trois grandes phases de la construction de la
Ces différentes modalités de collecte ont fait
coopétition.
l’objet d’une retranscription et d’un codage. Le
2.1. Méthodologie codage a consisté à identifier, selon leur nature,
les règles produites tout au long du processus
Les données ont été collectées par prise de de constitution du collectif de coopétiteurs.
note, sur une période de 5 ans selon trois moda- Nous avons ainsi pu mettre en évidence les trois
lités complémentaires : (1) Des entretiens col- grandes phases, présentées dans la section sui-
lectifs (tableau 1) ; (2) Des entretiens individuels vante, dans la chronologie de la structuration de
(tableau 1) ; (3) L’organisation de conférences la coopétition.
(tableau 2) 
Les entretiens collectifs (Tableau 1), avaient 2.2. Contexte initial : Négociations liées à la
pour vocation de susciter des débats (Touré, Loi de Modernisation de l’Economie (LME)
2010) entre différents protagonistes de la supply
Les pouvoirs publics ont modifié l’organisation
chain amont afin de percevoir la complexité des
de la chaîne logistique en promulguant la loi de
interactions (Touré, 2010 ; Duchesne et Haegel,
modernisation de l’économie en 2008 (LME).
2005) liées au projet de coopétition.
Cette loi visait à rééquilibrer les relations distri-
Les entretiens collectifs ont réuni des respon-
buteurs-industriels avec entre autres, la réduc-
sables logistiques de trois PME, un transporteur
tion des délais de paiement et l’intégration des
et un responsable du cluster Bretagne Supply
marges arrières dans le calcul du seuil de vente
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Chain. Deux des PME étaient extérieures au
à perte. Les fournisseurs ont pu récupérer leurs
projet de création du GIE. Il ne s’agissait pas de
créances plus rapidement auprès des distribu-
comparer les PME constitutives ou non du GIE,
teurs.
mais simplement de bénéficier de sources d’in-
formation diversifiées afin de mieux comprendre 2.2.1. Les nouvelles règles imposées par les
la complexité des interactions (Duchesne et distributeurs
Haegel, 2005) liées au projet de coopétition. Parallèlement à la mise en place de la LME, la
Afin de limiter les biais liés au recueil de données distribution a parfois étendu le volume des réfé-
par entretiens collectifs (Baribeau et Germain, rences proposées à leurs clients. Cette augmen-
2010), nous avons associé à ce dispositif l’usage tation a eu différentes conséquences sur le plan
conjoint de l’entretien individuel et de l’analyse logistique : « le passage au flux tendu répond à
de documents publics et internes propres aux une demande des clients car la plus grande rota-
différentes organisations participantes. En com- tion des stocks permet de proposer une gamme
plus large de produits. » (Responsable logistique
3 Certains membres du GIE étaient en concurrence,
de façon générale dans la gamme des produits secs, et Distributeur 1, Conf 1). Si cette nouvelle pratique
parfois, plus spécifiquement, sur des produits directement a permis aux industriels de développer leurs
concurrents (comme, par exemple Furic et Chancerelle qui
sont deux conserveries de poisson ou Loc Maria et Panier 4 Entre 2011 et 2013 dans le cadre du cluster Bre-
Poult qui sont deux biscuiteries). tagne Supply Chain.

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Les règles d’une coopétition entre pme : le cas du gie chargeurs pointe de Bretagne

gammes de produits, elle a également entraîné à un projet de coopération pour leurs activités
des contraintes sur les plans de la logistique et logistiques afin de faire face à la nouvelle donne.
de la trésorerie. L’objectif des distributeurs était
de diminuer, voire supprimer les stocks sur leurs 2.3. Phase 1 du processus de coopétition :
plates-formes logistiques qui tendaient à devenir Préparation d’un projet de coopétition (2008-
des plates-formes de « cross-docking ». 2010)

2.2.2. Les prémisses d’une coopétition entre La première phase du processus de coopéti-
industriels bretons tion a commencé en 2008 avec la promulgation
de la LME et s’est terminée en 2010, avant la
Les industriels se sont sentis démunis et impuis-
création effective du GIE « Chargeurs Pointe
sants et ont, dans un premier temps, subi cette
de Bretagne ». Cette phase a amorcé une « dé-
pression des distributeurs : « Les distributeurs
marche longue et laborieuse » (I1) qui a permis
savent bien que nous ne pouvons pas vivre sans
à un groupe d’industriels de développer les ré-
eux, ils représentent 98 % du chiffre d’affaires
flexions et la préparation de la mise en œuvre
de la plupart des PME agroalimentaires de la ré-
d’une coopération : « On a vite compris qu’il fal-
gion » (Industriel 1, Conf 1). Cette pression exer-
lait faire quelque chose, c’est une question de
cée par les distributeurs a entraîné un surcoût
survie pour nos entreprises, si on ne faisait rien,
logistique pour les industriels qui ont dû préparer
les coûts logistiques seraient trop importants et
des commandes plus petites et livrer plus sou-
éroderaient nos marges trop fortement » (I1).
vent : « On arrive à de vraies aberrations logis-
tiques, aujourd’hui, il n’y a parfois que quelques 2.3.1. L’implication des collectivités locales
boites de conserves sur les palettes qui partent Sentant qu’ils ne pouvaient agir seuls, les indus-
chez les distributeurs trois fois par semaine, triels engagés dans le projet de coopétition ont
alors qu’avant nous pouvions livrer des palettes décidé de solliciter les collectivités locales6 pour
complètes toutes les deux semaines. » (I1). Au les accompagner : « nous tous, les industriels,
cours des conférences, les industriels ont ainsi nous avons échangés au travers de rencontres,
fait part de leurs difficultés à répondre aux exi- nous nous sommes appelés et ensemble nous
gences logistiques de la grande distribution eu avons sollicité les pouvoirs publics à travers la
égard aux coûts que cela occasionnait : « la ten- SIOCA7. Il n’était pas possible pour nous d’agir
sion des flux pousse les industriels à réaliser des seuls, il nous fallait un soutien des collectivités ».
palettes « sandwichs » (Président de la PME 1, Comprenant l’intérêt de la démarche pour le
Conf 1). Ces palettes, comprenant différentes développement du territoire et la préservation
références de produits en petites quantités, des emplois, les collectivités locales ont accepté
représentent un coût de préparation bien plus le principe de leur participation tout en exerçant
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important qu’une palette complète. une régulation de contrôle en exigeant que la
Plus particulièrement, les PME excentrées démarche soit accompagnée par un cabinet de
(comme celle situées en pointe Bretagne) souf- conseil : « Elles ont très bien compris l’enjeu
fraient de leur périphéricité géographique dans du problème et ont demandé à un cabinet de
ce nouveau contexte : « Le risque pour les in- conseil de faire une étude de faisabilité sur une
dustriels localisés dans une région périphérique solution logistique ». Les industriels ont accepté
comme la nôtre est de payer un surcoût par ca- le principe d’une coordination de la démarche
mion, cette destination n’étant pas rentable pour par un cabinet de conseil : « la construction de
le transporteur. » (Transporteur 1, Conf 2) ; « La cet outil n’est pas notre cœur de métier, nous
logistique des distributeurs ainsi que les sur- avions besoin de l’appui d’un spécialiste » (I2) ;
coûts de transport liés à notre localisation nous « N’étant pas des pros de la mutualisation, il
fragilisent. La périphéricité de notre territoire était indispensable de se faire aider (…) Cela
devient un véritbale handicap » (Industriels, C3). s’est très bien passé avec le cabinet de conseil
Un petit groupe d’industriels5 a alors pris l’ini- qui est toujours impliqué » (I3).
tiative de se réunir pour commencer à réfléchir
6 4 communautés de communes.
5 Pannier groupe Poult, Furic, Chacerelle, Henaff, 7 Syndicat Intercommunautaire Ouest Cornouaille
Loc Maria. Aménagement (SIOCA).

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2.3.2. Les règles d’intégration au projet tés locales a débouché sur la création du GIE le
Le groupe s’est ainsi progressivement doté de 21 février 2011. Ce GIE regroupait, à sa créa-
règles pour l’intégration de nouveaux membres tion, cinq entreprises agroalimentaires (produits
en son sein. Ces règles ont été formalisées par secs) de Cornouailles, et avait pour vocation
la rédaction de prérequis ainsi que par la rédac- d’atteindre une taille critique, une volumétrie
tion d’un plan d’action pour la création de ce suffisante pour proposer une mutualisation pour
regroupement sous la forme d’un GIE.  une logistique efficiente à un coût maîtrisé.
Ces prérequis ont été présentés et discutés 2.4.1. Création de règles d’action dans le
entre janvier et août 2010 au cours de réunions cadre du GIE
organisées par les collectivités locales (SIOCA)
Les cinq industriels à l’origine du GIE ont été
et le cabinet de conseil, avec une quinzaine
nommés administrateurs et l’un d’eux désigné
d’entreprises. Au cours de ces réunions s’est
président. Une personne issue de l’une des en-
exprimée la régulation de certaines entreprises
treprises à également été nommée contrôleur
consultées souhaitant infléchir la règle d’accès
de gestion du GIE. Aucun recrutement n’a été
au GIE en favorisant une certaine souplesse
réalisé pour le fonctionnement de l’entité qui
dans la définition des prérequis. Le cabinet de
fonctionne donc sans personnel.
conseil et les principaux industriels8 ont finale-
Par ailleurs, l’initiative de cette création a néces-
ment produit une régulation autonome très forte
sité la construction, au sein-même du GIE, de
imposant le maintien d’un niveau de maîtrise
règles de fonctionnement de la coopétition. En
élevé des flux logistiques dans la définition des
particulier, il a été convenu que les entreprises
prérequis : « Rapidement la moitié des indus-
souhaitant rejoindre le GIE devaient accepter
triels n’ont pas pu rentrer dans la démarche
certaines règles relatives : (1) aux prérequis pour
faute de maturité logistique, il faut bien maîtriser
intégrer le GIE, (2) à la fixation des règles de
ses flux physiques et ses flux d’information pour
pouvoir mutualiser » (I1). fonctionnement et des principes de répartition
des gains liés à la mutualisation.
2.3.3. Conséquences sur l’organisation de la Suite aux échanges de différents « groupes
chaîne logistique métiers »9 arbitrés par le cabinet de conseil
La chaîne logistique a vu ses contours modi- au début de l’année 2011, des positions una-
fiés par l’apparition d’un nouvel acteur. Ce ras- nimes ont été adoptées sur les règles relatives
semblement étudiant le potentiel d’une logis- à ces thèmes. L’absence de conflit durant ces
tique mutualisée représentait un nouvel acteur échanges s’explique selon I3, par le fait que les
modifiant les contours de la chaîne logistique industriels concernés avaient déjà l’habitude de
sans préjudice pour les distributeurs. Ce nouvel travailler ensemble : « il n’y avait donc pas de
acteur résultait de l’initiative conjointe de PME conflits d’autant que les sociétés se connais-
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et collectivités locales et constituait une trans- saient déjà via le réseau Produit en Bretagne, ce
formation de l’acteur collectif (Reynaud, 2004) qui a facilité les échanges » (I3). Ces échanges
de la chaîne logistique. La métonymie (Martinet ont conduit à l’adoption unanime du principe se-
et Pesqueux, 2013) de l’acteur collectif traduit lon lequel les entreprises souhaitant rejoindre le
l’instabilité de l’action collective au travers de GIE devaient répondre à un cahier des charges
l’évolution des rapports entre acteurs ou de la en matière de maîtrise des flux logistiques et,
liste-même de ces acteurs (Reynaud, 2004). pour cela, devaient passer un audit logistique.
Enfin, les différents acteurs du GIE se sont
2.4. Phase 2 du processus de coopétition : mis d’accord sur les objectifs et la répartition
Régulations pour la mise en œuvre du projet des gains apportés par la mutualisation. Les
de regroupement de différents industriels membres du GIE ont considéré que le GIE de-
(2011) vait bénéficier, en premier lieu, aux entreprises
Cette phase s’est déroulée en 2011 avec la les plus petites. Sur ce point, le président de la
création du GIE Chargeurs Pointe de Bretagne PME 1 (I1) a rappelé : « Notre première moti-
et sa mise en œuvre effective. L’étude conjointe vation doit être de pérenniser nos entreprises
menée par les PME bretonnes et les collectivi- en Cornouailles, il faut donc accepter que la dé-
marche profite plus aux petites entreprises en
8 Panier groupe Poult, Furic, Chancerelle, Henaff,
Loc Maria. 9 Groupe métier sec et groupe métier frais.

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Les règles d’une coopétition entre pme : le cas du gie chargeurs pointe de Bretagne

termes de gain mais qu’elle est gagnante pour substitue à chacun des acteurs individuels. Le
nous tous ». Cette règle commune adoptée est distributeur a accepté que les différents fournis-
devenue la première règle que chaque membre seurs livrent les marchandises dans le même
voulant entrer dans le groupement devait accep- camion, ce qui n’était pas le cas jusqu’alors
ter. Ainsi, une petite PME payant de 34 à 69 (Industriels, Conf 1). En réaction à la régulation
euros par palette sans mutualisation était en du GIE, les distributeurs ont exigé, en contre-
mesure de bénéficier d’un tarif de 25 à 50 euros partie de la réorganisation, un partage des gains
grâce à la mutualisation, là où une entreprise plus obtenus : « Comme on s’y attendait, il a fallu dire
importante payant de 25 à 33 euros par palette combien on économisait grâce à la mutualisation
pouvait espérer bénéficier d’un tarif de 25 à 30 et le distributeur a demandé un partage de ces
euros. On voit ici que ce qui a présidé à la rédac- économies : 50-50 % » (industriels, C1).
tion du règlement intérieur, c’est la recherche de
Le GIE a également exercé une régulation vis-
règles acceptables pour chacun, même si elles
à-vis des transporteurs en imposant que les in-
ne correspondaient pas à un optimum individuel
dustriels organisent eux-mêmes la ramasse des
pour chacun des membres du GIE.
marchandises. Ceci avait pour conséquence de
Par ailleurs, le statut du GIE a causé une diffi-
les déposséder d’une partie de leurs prestations
culté dans la mise en œuvre pratique des règles
du projet de coopétition. L’existence du GIE facturées. Le problème pour le transporteur était
induisant le principe de caution solidaire de ses de se voir ainsi retirer son « cœur de métier »
membres, remettait en cause le principe de (dirigeant entreprise de transport 1, C2). La dif-
séparation propre aux activités de coopétition. ficulté qui en a découlé était de faire accepter
Face à ce hiatus, les industriels ont décidé d’at- au transporteur une baisse du prix de vente de
ténuer le principe de solidarité, facteur de risque la prestation de transport à la palette : « On doit
pour chacune des PME, en mettant en œuvre travailler en partenariat avec les transporteurs »
une règle particulière du traitement des factures (industriel 1, Conf 2). Après avoir étudié la fai-
de transport : « Nous avons réglé ce problème sabilité et le fonctionnement du GIE et après
en faisant en sorte que les factures de transport avoir obtenu l’accord d’un premier distributeur,
ne soient pas faites par le GIE mais par les trans- les membres du GIE ont émis des appels d’offre
porteurs directement aux entreprises »10. Cet ar- auprès des transporteurs pour trouver un pres-
rangement avec deux principes contradictoires tataire de service logistique acceptant de travail-
(le principe de solidarité et le principe de sépa- ler comme le souhaitait le GIE. Un transporteur
ration) a accompagné la mise en œuvre pratique local s’est porté candidat et a obtenu le marché.
des règles du projet de coopétition.
2.5. Phase 3 du processus de coopétition :
2.4.2. Conséquences sur l’organisation de la
Régulations pour l’élargissement du GIE
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chaîne logistique
(2012 – 2015)
La mutualisation portée par le GIE a permis
de pallier aux contraintes des industriels en Cette phase a débuté en 2012 avec l’élargisse-
permettant une meilleures maîtrise des coûts ment du GIE. Certains industriels ont ainsi pu ob-
logistiques : « Après un an d’existence, nous server la mise en œuvre du GIE avant de décider
constatons que nous réalisons des économies de le rejoindre. Dans cette phase, la régulation
de transport qui permettent de compenser en du GIE a principalement porté sur les enjeux (1)
partie les surcoûts liés à la réduction des délais de l’intégration de nouveaux membres ; (2) de la
de commande, à l’augmentation des fréquences mise en œuvre d’outils de gestion.
de livraison, à la préparation de commandes et Ici encore, nous faisons le constat de la géomé-
aux ramasses multifournisseurs » (Industriel 1, trie variable de l’acteur collectif au sein d’un GIE
Conf3). aux contours variables. Depuis sa création, on ob-
Au sein de la Supply Chain, la création du GIE a, serve une montée en puissance du GIE puisque
dans un premier temps, exercé une régulation de cinq membres en 2011, il est passé à dix en
autonome vis-à-vis d’un distributeur, contraint 2015. Les membres du GIE ont communiqué à
d’accepter que l’acteur collectif ainsi créé se travers différentes réunions logistiques, confé-
10 Hénaff Jean-Jacques : www.strategielogistique. rences de professionnels pour faire connaître la
com/jean-jacques-henaff,3748. démarche auprès des autres industriels bretons.

122 / Question(s) de Management ? / N°22 / Décembre 2018 © Éditions EMS


Yann QUEMENER et Gwenaëlle GRACE

Ces derniers ont observé l’expérience avant de du GIE a dressé les contours de la régulation
rejoindre le groupe pour cinq d’entre eux. conjointe de l’élargissement du GIE.
Mise en œuvre d’outils de gestion
2.5.2. Conséquences sur l’organisation de la
La coordination et les processus se sont ainsi
chaîne logistique
affinés au fil des mois et de l’expérience et s’est
posée la question de l’accompagnement de la Le retour d’expérience a permis de faire diffé-
structuration du GIE au moyen d’outils de ges- rents apprentissages qui ont ainsi permis au GIE
tion : « on a tâtonné au début, on a dû créer de s’adapter au nouveau contexte de la chaîne
des fichiers Excel que l’on s’envoie par mail » logistique : « La démarche du GIE demande du
temps à mettre en place mais est efficace en
(Industriels du GIE, C3). En 2012, la structuration
termes de maintien des coûts logistiques (…) Le
du collectif s’est encore affirmée avec la déci-
transport mutualisé est rentable à partir de trois
sion par le responsable du GIE de mener une
fournisseurs mutualisant par camion. Il faudra
réflexion sur le développement d’un système
encore faire grossir le GIE pour que cela soit plus
d’information. Cette régulation de contrôle a
rentable » (I2).
été supportée par les différents acteurs compte
Les membres du GIE livrent désormais dix pla-
tenu de la nécessité d’accompagner le déve-
teformes de trois distributeurs11. Entre 2012 et
loppement des activités du GIE. Une régulation
2013, le nombre de palettes livrées mutualisées
conjointe s’est assez naturellement développée
a été multiplié par 2,4 passant de 8600 à 21000
autour du projet : « maintenant nous sommes
palettes (Commission Coopération logistique,
assez matures pour développer les outils infor-
Bretagne Supply Chain, le 17/03/2014). Les
matiques et être mieux organisés » (Industriels
transporteurs ont cessé de gérer la planification
du GIE, C3). L’industriel du GIE de la conférence
de la ramasse et les distributeurs ont accepté de
C4 a précisé : « maintenant que cela fonctionne,
caler les horaires de livraison des fournisseurs
on peut s’occuper de l’appel d’offre pour le sys-
en fonction du GIE.
tème d’information ». L’industriel I2 a également
Les phases mentionnées précédemment ont
indiqué : « Afin d’accompagner la montée en
vu le développement de règles qui font l’objet
volume, il faut acquérir des outils informatiques
d’une discussion dans la section suivante.
aidant à la planification de tournées » (I2). Cette
réflexion a abouti, en 2014, à l’établissement
3. Discussion
d’un appel d’offre, puis, en 2015, à la mise en
service du nouveau système d’information. Les résultats précédents nous conduisent à
discuter trois aspects relatifs aux règles d’une
2.5.1. L’intégration de nouveaux membres
coopétition tels qu’ils apparaissent dans la litté-
Les conditions de l’élargissement du GIE rature : la nature non-linéaire et conflictuelle de
consiste, pour les impétrants, à accepter la régu- la phase expérimentale de la construction de la
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lation de contrôle exercée par les membres du coopétition, la nature des règles construisant la
GIE telle que définie dans le règlement intérieur : coopétition aux différentes phases et enfin, la
« il faut d’abord être d’accord sur les objectifs et difficulté de la mise en œuvre pratique du prin-
que les nouveaux entrants acceptent le règle- cipe de séparation.
ment intérieur du GIE » (I2) ; « On explique aux
nouveaux membres le fonctionnement, le suivi 3.1. La phase expérimentale : inclusions mais
du cadencement, le logiciel à mettre en place, aussi exclusions en trois étapes
qui est d’ailleurs déployable pour d’autres clients
La phase d’expérimentation mise en évidence
et les règles des distributeurs » (I3). L’intégration par Bossard-Préchoux (2016) s’est décompo-
des nouveaux membres est alors validée en as- sée, dans le cas du GIE, en trois temps.
semblée générale : « Chaque nouveau membre 1. Etape d’initialisation/prémisses d’une coopé-
est validé en Assemblée Générale, le dernier, va- tition (Section 2.2 : les cinq instigateurs du
lidé à l’AG du 18 septembre dernier est Lactalis projet ont réfléchi à la façon de résoudre leur
Nutrition » (I3). Jusqu’à présent, la régulation problème commun).
de contrôle exercée par le GIE sur les nouveaux 2. Etape de préparation du projet (section 2.3 :
membres s’est traduite par l’acceptation des les collectivités locales et le consultant ont
principes du règlement intérieur. Cette accep-
tation par les nouveaux membres, des règles 11 Système U, Auchan et Carrefour.

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Les règles d’une coopétition entre pme : le cas du gie chargeurs pointe de Bretagne

été intégré à la coalition initiale puis des règles certains acteurs qui se sont retrouvés exclus du
d’intégration au projet ont été fixées et ont projet lors de la phase d’expérimentation. Ces
conduit à l’exclusion d’entreprises confron- acteurs ayant à faire face au même problème
tées au même problème. Ces PME auraient que les cinq instigateurs, ont tenté, sans succès,
souhaité faire partie de la coalition initiale). d’infléchir les règles d’intégration au projet. Nous
3. Etape de création du GIE (section 2.4 : étape
constatons ici que la construction de la coalition
de création des règles formelles et officielles
peut être le siège d’une rencontre précoce de
pour la gouvernance et le pilotage de la coo-
pétition). régulations concurrentes. La construction de la
Si l’étape d’initialisation du projet de coopétition coalition n’est pas nécessairement le résultat
a répondu aux critères de l’« expérimentation » d’un processus paisible et naturel ; c’est aussi
définie par Bossard-Préchoux (2016), la phase de un processus qui exclut. Finalement, la création
préparation du projet a montré que la construc- du GIE, en entérinant la coalition initiale et les
tion de la coalition initiale ne va pas nécessaire- règles autonomes issues de la phase d’expéri-
ment sans heurts. Dans le cas d’un Pôle de com- mentation, a rendu possible le fonctionnement
pétitivité étudié par l’auteur, la coalition initiale de la coopétition.
semblait se constituer de façon assez naturelle Dans la phase de généralisation, conformément
autour d’acteurs pionniers confrontés au même aux observations de Bossard-Préchoux (2016),
problème. Dans le cas de la coalition initiale du
les acteurs qui se sont joints au GIE ont accepté
GIE Chargeur Pointe de Bretagne, s’est consti-
d’intégrer le corpus de règles établi par la coali-
tuée une sorte de « coalition initiale bis » suite à
l’intégration des collectivités locales puis l’impo- tion initiale, afin de pouvoir bénéficier d’une so-
sition d’un acteur supplémentaire en réponse à lution aux problèmes suscités par les nouvelles
l’injonction de ces dernières pour l’intégration contraintes imposées par la GMS. La phase de
d’un consultant. La constitution de la coalition transformation n’a pas fait l’objet d’observations
initiale s’est également opérée au détriment de au moment où le cas a été étudié.

Tableau 3 : Règles produites par les acteurs du GIE


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Yann QUEMENER et Gwenaëlle GRACE

3.2. La nature des règles lors de la tées par les PME elles-mêmes et non pas par le
constitution d'une coopétition GIE. Par conséquent, la gestion de ces factures
n’était ainsi plus « séparée » de la gestion quoti-
La nature et la forme des règles identifiées aux
cours des trois temps de la phase d’expérimen- dienne de chacune des entreprises. Cette règle
tation, a évolué (Tableau 3). a adapté les contours du principe de séparation
Dans la phase d’initialisation de la construction classiquement mis en évidence dans les travaux
du GIE, les règles ont été informelles, puis se antérieurs. En effet, le traitement dans les opé-
sont formalisées au cours des étapes de prépa- rations quotidiennes des PME, d’opérations re-
ration et de création du GIE. Les règles de hié- levant de la coopération révèle, dans ce cas spé-
rarchie ne sont apparues que dans l’étape de cifique, une certaine porosité dans l’application
création du GIE avec la formulation des principes du principe de séparation due à une régulation
de gouvernance et l’organisation de la structure indépendante de la volonté du groupe d’acteurs.
de pilotage. Les étapes d’initialisation et de pré- Cette observation questionne la mise en œuvre
paration du projet se sont faites indépendam- pratique du principe de séparation.
ment de toute règle de hiérarchie. La phase de
préparation du projet s’est concentrée sur les CONCLUSION
règles externes et les règles de coopération.
Les « règles nécessaires aux échanges »
Cet article avait pour objectif de poursuivre l’ex-
(Bossard-Prechoux, 2016) mises en place par la
ploration des modalités de management des
structure de pilotage ont été de différents types
(règles d’efficacité, règles de coopération, règles coopérations par l’étude des règles les structu-
de hiérarchie et règles externes). Contrairement rant. L’étude de la constitution du GIE Chargeurs
aux autres étapes de la phase expérimentale, Pointe de Bretagne sur la base du cadre théo-
l’étape de la création du GIE a été concernée rique de la Project-Based View nous a permis
par l’ensemble des types de règles. Cette étape d’établir différentes observations.
visant à structurer de façon formelle les compo- La phase expérimentale (Bossard-Préchoux)
santes du fonctionnement du GIE, il n’est pas conduisant à la constitution d’une coalition ini-
surprenant de constater que toutes les compo- tiale, ne suit pas toujours un processus linéaire
santes de la régulation soient concernées. et naturel. Nous avons ainsi constaté que trois
étapes avaient rythmé cette phase (initialisation,
3.3. L’organisation du principe de séparation préparation du projet et création du GIE). Nous
Deux règles ont particulièrement impacté le avons également observé que cette phase ini-
principe de séparation. La première (« La coo- tiale pouvait faire l’objet de tensions et d’exclu-
pération doit s’organiser au sein d’une structure sions. Elle ne constitue donc pas une simple ren-
juridique prenant la forme d’un GIE ») a marqué
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contre opportune et naturelle entre des acteurs
très fortement ce principe, quand la seconde partageant un problème commun. Enfin, nous
(« Les factures de transport doivent être en- avons constaté que la mise en œuvre pratique
voyées directement aux entreprises et non au du principe de séparation, mis en évidence dans
GIE ») l’a atténué sensiblement. les travaux antérieurs sur la coopétition, laisse
Cette dernière règle a laissé apparaître une appli- apparaître une certaine porosité entre les acti-
cation particulière du principe de séparation au
vités de coopération et de compétition. Dans
sein de la coopétition. Le principe de solidarité
le cas du GIE Chargeurs Pointe de Bretagne
ayant cours au sein du GIE (régulation extérieure
des aléas ont façonné les contours des règles
au groupe imposant une « caution solidaire »
entre les membres du GIE) est entré en conflit de la séparation. L’une des règles de la phase
avec le principe de séparation. Les membres de généralisation a ainsi, réduit le principe de
du GIE ont choisi de composer avec les deux séparation afin de pouvoir composer avec le
principes (solidarité et séparation) en ajustant le principe de caution solidaire entre les membres
principe de séparation à la situation. Afin d’éviter du GIE, imposé par les contraintes juridiques de
une trop grande dépendance financière vis-à-vis ce statut. Afin d’éviter une solidarité financière
des autres membres de la coopétition, il a été trop forte vis-à-vis des autres membres, il a été
décidé que le traitement et le règlement des décidé que les factures de transport seraient
factures relatives à la coopétition seraient trai- transmises directement aux PME et pas au GIE

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Les règles d’une coopétition entre pme : le cas du gie chargeurs pointe de Bretagne

lui-même. Ce faisant, c’est le principe de sépara- Dana L. P. & Guieu G. (2014), Entrepreneuriat
tion qui s’est trouvé altéré. coopétitif : comment intégrer la concurrence dans un
Ces observations invitent à s’intéresser, dans contexte coopératif ? Une enquête auprès des éle-
d’éventuels travaux ultérieurs, au problème de veurs de rennes sames, Revue internationale PME,
la mise en œuvre pratique du principe de sépara- vol. 27, n° 3-4, p. 173-191.
tion dans l’organisation des coopétitions. Cette Duchesne S., Haegel F. (2005), L’enquête et ses
recherche pourrait également trouver un prolon- méthodes. L’entretien collectif, Armand Colin.
gement utile dans l’étude spécifique de la phase Emin S., Schieb-Bienfait N. (2014), De la perti-
de transformation pour le management d’une nence des approches par le projet pour analyser les
coopétition. processus entrepreneuriaux collectifs, Revue de l’En-
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