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Université Sidi Mohamed Ben Abdellah

Faculté des sciences juridiques, économiques et sociales

Cours de droit international privé

Par

Khalid ZAHER

Docteur en droit international privé et droit du commerce international de l’université Paris 1, Panthéon-Sorbonne
Professeur à la faculté de droit de Fès

S5
Année universitaire 2020-2021

Fascicule n° 1

N.B. Les développements en caractères normaux constituent l’essence du cours. Les passages en petits caractères contenus dans le corps du
texte sont souvent difficiles et reflètent essentiellement des analyses propres à l’auteur.
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INTRODUCTION

Notions introductives (section 1), histoire (section 2) et sources du droit international privé
(section 3) seront successivement envisagées.

SECTION 1

NOTIONS INTRODUCTIVES

§1. DEFINITION DU DROIT INTERNATIONAL PRIVE

1. Les disciplines de droit interne sont étudiées dans un cadre quasi-exclusivement national.
Ainsi, lorsqu’on enseigne le droit civil, le droit commercial ou le droit du travail, l’on
raisonne sur des exemples liés à des rapports de droit tirés uniquement de la pratique juridique
marocaine. C’est là toute la différence avec le droit international privé qui, lui, prend en
charge les relations de droit qui se déploient dans un cadre international. Plus aucun peuple ou
presque ne vit en vase clos, replié sur lui même. Dans un monde en changement perpétuel, les
interpénétrations entre les peuples sont devenues inéluctables. Les besoins du commerce
international ainsi que l’inéluctable rencontre de l’Autre entraînent immanquablement un
mouvement d’individus et de marchandises au travers des frontières nationales. Ces échanges
n’ont pas lieu dans un cadre exclusivement marocain. Bien au contraire, ils ont trait à la vie
internationale des individus. Toutefois, il faut se garder d’en conclure que les rapports de droit
privé internationaux prennent naissance en dehors des cadres étatiques internes. Autrement
dit, les relations privées internationales ne se développent pas indépendamment des ordres
juridiques internes mais en adéquation avec ceux-ci. L’ensemble des problèmes juridiques
soulevés par ces relations privées internationales appelle un traitement juridique d’une haute
technicité en raison des difficultés particulières qu’elles suscitent. Le droit international privé
est pour ainsi dire la branche du droit qui régit les rapports privés internationaux. Il peut être
défini succinctement comme l’ensemble des règles ayant pour objet de régir les rapports
internationaux entre personnes privées.

§2. DOMAINE DU DROIT INTERNATIONAL PRIVE

2. Le droit international privé appréhende les problèmes que l’on rencontre habituellement
dans les branches classiques du droit privé (droit de la famille, droit commercial, droit des
obligations). Or, ces problèmes (et c’est là toute la différence avec la matière interne) sont
doublés ici d’un élément de complication de taille : la présence de l’élément étranger que l’on
appelle communément élément d’extranéité. Il s’agit en effet d’un élément du rapport de droit
privé qui présente un lien avec un pays autre que celui de la juridiction saisie du litige. Ainsi,

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la nationalité étrangère de l’un des époux lors d’une action en divorce, la résidence dans un
pays étranger d’un enfant dont l’un des parents demande la garde devant un tribunal
marocain, la conclusion à l’étranger d’un contrat dont on demande la résolution à un juge
marocain ou tout simplement une décision étrangère dont on demande l’exequatur au Maroc
constituent autant d’éléments d’extranéité qui confèrent au rapport de droit privé en question
son caractère international. La présence de l’un de ces éléments d’extranéité dans une relation
privée rend les questions soulevées autrement plus complexes en ce qu’elles contraignent le
juge à s’interroger aussi bien sur la compétence juridictionnelle en cas de litige que sur la
détermination de la loi applicable au rapport de droit litigieux.

Un exemple simple permet d’en rendre compte. Un étudiant marocain, parti faire ses études
en Espagne, y rencontre une étudiante italienne. D’un commun accord, les deux décident de
s’installer ensemble. De cette union hors mariage est née une petite fille. Une fois leurs
diplômes obtenus en 2004, le couple célèbre son mariage devant l’officier d’état civil de la
ville de Séville. Immédiatement après, le couple décide de s’installer au Maroc. Cinq ans plus
tard, l’époux acquiert la nationalité italienne. Après une série de malentendus, l’épouse est
repartie s’installer en Italie avec sa fille. Pis encore, une action en divorce est intentée en Italie
par l’épouse le 6 janvier 2011. Un mois plus tôt, le mari avait saisi le tribunal de première
instance de Fès d’une demande similaire tendant à faire prononcer le divorce pour discorde.
De surcroît, l’époux intente devant le même tribunal une action dont l’objet est de faire juger
que sa petite fille a la nationalité marocaine.
Le 10 juillet 2011, le divorce est prononcé par un tribunal italien. Et l’épouse compte bien en
demander l’exequatur au Maroc. Cette situation soulève un certain nombre de problèmes pour
le juge marocain :

1/ La juridiction marocaine est-elle compétente pour prononcer le divorce en dépit de la


nationalité italienne de l’épouse ? Ce problème est désigné sous le nom de la « compétence
directe », des juridictions marocaines, c’est-à-dire qu’il s’agit de préciser les règles qui
déterminent la compétence des tribunaux marocains dans les litiges internationaux.
2/ L’épouse italienne peut-elle obtenir l’exequatur au Maroc du jugement italien de divorce ?
C’est la question de l’effet au Maroc des décisions étrangères. Il s’agit de déterminer les
conditions dans lesquelles le jugement étranger peut être reconnu au Maroc et y produire des
effets. Il sera ici nécessairement question d’apprécier « la compétence indirecte » du juge
étranger qui a rendu la décision dont on demande l’exequatur au Maroc.
Aussi, compétence directe des tribunaux marocains dans les litiges internationaux et effets au
Maroc des décisions étrangères composent le volet relatif aux conflits de juridictions.
3/ Si le tribunal marocain est compétent, quelle sera la loi applicable ? C’est le problème de
conflits de lois.
4/ La fille a t-elle le droit de prétendre à la nationalité marocaine ? Il s’agit de l’attribution ou
non de la nationalité.

On le voit bien, le droit international privé regroupe l’ensemble des normes qui ont pour objet
de résoudre les problèmes liés à un rapport de droit privé en contact avec plus d’un État en
raison de la présence d’un ou de plusieurs éléments d’extranéité. Or ces problèmes existent du
fait de la pluralité des ordres juridiques susceptibles de traiter un même rapport de droit privé
contenant un ou plusieurs éléments étrangers.

§3. OBJET DU DROIT INTERNATIONAL PRIVE

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3. Il a été précisé plus haut que le droit international privé est l’ensemble des règles
applicables aux rapports transfrontières mettant en cause des personnes privées. Dès lors, pour
qu’il soit appréhendé par le droit international privé, le litige doit être international (I) et
impliquer des personnes privées (II).

I. L’internationalité du litige

4. Sans la présence de l’élément d’extranéité exposé plus haut, les litiges demeurent cantonnés
dans la sphère exclusive du droit interne. Ainsi, une action en réparation d’un préjudice
réalisé au Maroc, intentée par A à l’encontre de B, tous deux de nationalité marocaine et
domiciliés au Maroc, ne soulève aucune question de droit international privé. Elle relève
exclusivement du droit marocain, en l’occurrence l’article 78 du DOC.

Le rapport de droit n’est appréhendé par le droit international privé qu’en présence d’un
élément d’extranéité, c’est-à-dire un élément permettant à la relation de droit d’être en contact
avec un ordre juridique autre que celui du for. Pour reprendre l’exemple précédent, il suffit
que le dommage soit réalisé en Allemagne ou que l’auteur (ou la victime) soit de nationalité
suisse pour que l’on se trouve en présence d’un litige international en raison de l’interférence
d’un ou de plusieurs éléments d’extranéité. D’où la nécessité de déterminer au préalable aussi
bien la juridiction compétente (juridictions marocaines ? allemandes ? suisses ?) que la loi
applicable (droit marocain ? droit allemand ? droit suisse ?).

5. Il est important de souligner que le rapport de droit privé présentant un ou plusieurs


éléments d’extranéité n’est pas apprécié de la même façon par les ordres juridiques avec
lesquels il est en contact. La rupture de fiançailles de deux Guinéens, domiciliés au Maroc,
constitue incontestablement une relation internationale aux yeux d’un juge marocain. Pour
celui-ci, l’élément d’extranéité est constitué par la nationalité des fiancés. Néanmoins, le
rapport de droit est ici subjectivement international. En effet, l’élément d’extranéité qui donne
à la relation son caractère international change selon le juge saisi : pour un juge guinéen la
rupture de fiançailles de deux Guinéens domiciliés au Maroc est internationale par le domicile
et non par la nationalité.
De même, il est des cas où la relation est subjectivement internationale parce que l’élément
d’extranéité qui la hisse au stade de l’internationalité est intervenu de manière fortuite. Il en
est ainsi par exemple d’un contrat passé en Allemagne entre deux commerçants marocains à
l’occasion d’un salon international. Si le contrat est appelé à être exclusivement exécuté au
Maroc, le lieu de conclusion situé en Allemagne reste inapte à rendre le contrat international
et, dès lors, la question de la détermination de la juridiction compétente et de la loi applicable
n’a pas à être posée. Et pour cause : le rapport de droit privé est foncièrement localisé dans un
seul pays à savoir le Maroc.

6. En revanche, le rapport de droit est objectivement international lorsqu’un ou plusieurs de


ses éléments fondamentaux sont en contact avec deux ou plusieurs ordres juridiques. Il en va
ainsi d’un contrat de vente de marchandises fabriquées au Maroc par une entreprise marocaine
à une société hollandaise. Il en est de même de la succession d’un Italien décédé au Maroc et
portant sur des biens situés en Italie. Dans les deux cas, la situation est objectivement
internationale car, dans chacun des deux cas, elle est, par ses éléments fondamentaux
(nationalité hollandaise d’une société dans le premier cas, et la situation des biens en Italie
dans le second), rattachée à deux ordres juridiques d’où la nécessité de déterminer à la fois la
juridiction compétente et la loi applicable.

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II. Le droit international privé s’applique aux personnes privées

7. L’affirmation selon laquelle le droit international privé s’applique à des personnes privées a
pour principal objectif de distinguer le domaine de cette discipline de la sphère du droit
international public qui vise, lui, les États et les organisations internationales. Cette
distinction, faut-il le reconnaître, a largement perdu de sa pertinence. Une partie de la doctrine
marocaine avait déjà relevé, non sans raison d’ailleurs, que l’expression « droit international
privé », consacrée au XIXe, impliquait le rattachement de cette discipline au droit privé1.
L’adjectif « privé » servait principalement à spécifier la sphère de celui-ci qui, elle, concerne
les particuliers à l’exclusion des États, lesquels relèvent du « droit international ». Or, à cette
époque l’État remplissait un rôle différent de celui qu’il joue aujourd’hui. En effet, il n’est pas
rare de voir l’État s’engager dans des activités commerciales qui, de par leur nature, relèvent
du droit privé. Et inversement, des lois, qui relèvent du droit public économique, comme le
droit de la concurrence, peuvent investir le champ d’application du droit international privé en
s’appliquant à des conventions dont l’effet restrictif pourrait avoir un impact sur la
concurrence au sein du marché de l’État qui les a promulguées2. Pour ces raisons, il est de
plus en plus malaisé de tracer les contours du champ d’application du droit international privé
en s’appuyant sur les rapports entre personnes privées auxquels il entend s’appliquer, ainsi
que sur la discutable classification dans la branche « droit privé » des règles dont il
détermine le champ d’application.

§4. LA NATURE DU DROIT INTERNATIONAL PRIVE

8. L’expression « droit international privé », utilisée pour sa commodité, peut laisser entendre
qu’il s’agit d’une discipline proprement internationale excluant par là même la possibilité de
la rattacher au droit interne. En réalité, il n’en est rien. Longuement débattue au XIXe et XXe
siècle, la question n’a pas reçu une réponse univoque. Deux thèses divergentes recevaient les
suffrages de la doctrine : la première considère le droit international privé comme un droit
international (I), la seconde comme un droit interne (II).

I. La doctrine selon laquelle le droit international privé est un droit international

9. Les promoteurs de cette thèse insistent sur le fait que le droit international privé s’applique
à des relations transfrontières qui, dépassant le cadre d’un seul pays, sont en contact avec
plusieurs ordres juridiques. Cette situation amène souvent le juge à faire application d’une loi
étrangère lorsque sa règle de conflit lui attribue compétence. De même, les jugements rendus
dans un État sont susceptibles de déployer leurs effets dans un autre État. L’ensemble de ces
considérations avait amené les partisans de cette thèse à qualifier le droit international privé
comme une sorte de droit supranational3. Cette thèse n’a pas rallié beaucoup de partisans car
elle soulève de nombreux reproches. Il suffit de remarquer que, contrairement au droit
international public qui régit les relations entre les États et les organisations internationales et
qui est le même pour tous les sujets, il n’existe pas de droit international privé qui s’impose à

1
M. Abboud, « Al-wajiz fi al-qanoun al-dawli al-khass al-maghribi » (Précis de droit international privé marocain), Centre
culturel arabe, Casablanca, 1994, p. 24.
2
En vertu de l’article 1er du Dahir du 5 juin 2000, la loi sur la liberté des prix et de la concurrence s’applique « à toutes les
personnes physiques ou morales qu'elles aient ou non leur siège ou des établissements au Maroc, dès lors que leurs opérations
ou comportements ont un effet sur la concurrence sur le marché marocain ou une partie substantielle de celui-ci », Dahir n° 1-
00-225 du 5 juin 2000 portant promulgation de la loi n° 06-99 sur la liberté des prix et de la concurrence, Bulletin officiel n°
4810 du 6 juillet 2000, p. 645.
3
M. Abboud, « Al-wajiz fi al-qanoun al-dawli al-khass al-maghribi » (Précis de droit international privé marocain), op. cit.,
pp. 22-23.

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tous les pays. Chaque État a son propre système de droit international privé et demeure libre
d’élaborer ses règles en fonction de ses intérêts. De surcroît, il n’existe pas de juridiction
internationale, à l’instar de la Cour internationale de justice, chargé d’appliquer le droit
international privé. D’autres arguments ont été avancés par les auteurs qui considèrent que le
droit international privé est un droit interne.

II. La doctrine selon laquelle le droit international privé est un droit interne

Comme il vient d’être souligné, chaque État élabore ses propres règles de conflits de lois et de
juridictions. De surcroît, les lois sur la nationalité et la condition des étrangers sont élaborées
de façon unilatérale par chaque pays. Dès lors, et bien que destiné à s’appliquer aux individus
impliqués dans des relations transfrontières, le droit international privé demeure dominé par la
prépondérance des sources internes4. L’exemple des effets au Maroc des décisions étrangères
est très illustratif à cet égard. En effet, les décisions de justice rendues par les juridictions
étrangères ne peuvent être exécutées au Maroc qu'après avoir été revêtues de l'exequatur par
le juge marocain, qui a l’obligation d’en contrôler la régularité internationale dont les
conditions sont posées, à défaut de conventions internationales, par le Code marocain de
procédure civile5. Aussi, il n’est nullement exagéré d’affirmer que le droit international privé
puise principalement ses règles dans la législation interne.

En somme, les deux thèses, antinomiques en apparence, se complètent si la question de la


nature du droit international privé est posée sans perdre de vue l’objet de cette discipline.
Certes, la prédominance des sources internes du droit international privé au Maroc en ferait
davantage un droit interne. Il n’en demeure cependant pas moins que, de par son objet, il est
indiscutablement international en ce qu’il vise à régir des rapports internationaux, noués par
des particuliers par-delà des frontières étatiques.

4
Certes, le droit international privé se nourrit également de sources internationales comme les traités par exemple, mais, au
Maroc, les sources internes demeurent incontestablement la principale inspiration de la discipline. Sur l’ensemble de la
question, voir infra, n° 60 et suiv.
5
Art. 430 et 431 du CPC.

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SECTION 2

EVOLUTION HISTORIQUE DU DROIT INTERNATIONAL PRIVE

10. Universellement adoptée, l’expression droit international privé n’est pas très ancienne ;
elle a été utilisée pour la première fois en 1834 par Joseph Story dans son célèbre livre
Commentaries on the conflict of laws …6 Elle a ensuite été introduite en France pour la
première fois par Fœlix dans son « Traité du droit international privé » publiée en 18437.
C’est une branche de droit qui vise, comme on vient de le voir, les rapports de droit privé
ayant des attaches avec plusieurs pays. Ce qui implique des échanges internationaux entre
personnes appartenant à plusieurs pays. Toutefois, ces échanges ne suffisent pas à la
formation d’un système de droit international privé. Encore faudrait-il que les autorités d’un
pays renoncent à appliquer systématiquement leur propre loi sur le territoire dont elles ont la
charge sous peine d’éradiquer à la source tout conflit de lois. Or ceci n’est possible que si le
juge local ouvre son esprit à l’éventualité de faire application d’une loi autre que la sienne.
L’idée de tolérance se trouve ainsi au cœur même du droit international privé. Elle s’avère
même indispensable si l’on veut assurer une certaine continuité des relations privées
internationales (exemple du divorce allemand dans le cadre d’une action directe ou
indirecte…). La naissance du droit international privé est donc tributaire de l’existence
conjuguée de ces différents facteurs. C’est pour cela que l’éclosion de la théorie moderne des
conflits de lois telle que nous la connaissons aujourd’hui est relativement récente.

L’élaboration du droit international privé a été lente. Si l’apport des doctrines européennes
s’avère capital au niveau de la construction théorique de la discipline (§1), il serait injuste et
partial de négliger la contribution de l’Islam tant sur le plan théorique des fondements
scripturaires de la matière, que sur celui de leur mise en oeuvre au contact des populations
non musulmanes (§2).

§1. ÉVOLUTION HISTORIQUE DU DROIT DES CONFLITS EN EUROPE

11. Ce n’est qu’au Moyen-Âge que les problèmes de conflits de lois, tel qu’on les connaît
aujourd’hui, ont commencé à être perçus par les auteurs italiens. Depuis l’antiquité en passant
par la Rome primitive, les problèmes de conflits de lois ne se posaient pas car l’étranger
n’était pas considéré comme un sujet de droit pour des considérations d’ordre religieux. Sa
condition empêchait la création de rapports juridiques susceptibles de donner naissance à des
conflits de lois.

12. I. L’antiquité. – Dans les civilisations antiques, l’étranger n’était pas considéré comme
un sujet de droit en ce qu’il n’était pas soumis aux lois de la cité8. Dans La Grèce antique,
Fustel de Coulanges nous apprend que « l’étranger ne pouvait être propriétaire. Il ne pouvait
pas se marier ; du moins son mariage n’était pas reconnu ; les enfants nés de l’union d’un
citoyen avec une étrangère étaient réputés bâtards. Il ne pouvait pas faire un contrat avec un
citoyen ; du moins la loi ne reconnaissait à un tel contrat aucune valeur »9. Ne participant pas

6
J. Story, Commentaries on the conflict of laws : foreign and domestic, in regard to contracts, rights and remedies, Hilliard,
Gray and company, Boston, 1834, p. 9.
7
J. J. G. Fœlix, Traité du droit international privé, ou du conflit des lois de différentes nations en matière de droit privé,
Joubert, Librairie de la Cour de cassation, Paris, 1843.
8
F. Sturm, « Comment l’antiquité réglait-elle ses conflits de lois », Clunet 1979, p. 259, spéc. p. 261.
9
F. de Coulanges, La cité antique, Librairie Hachette, Paris, 1900, p. 276.

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au même culte, l’étranger ne pouvait pas invoquer les mêmes lois10. Et de fait, la religion
constituait la ligne de démarcation entre le citoyen et l’étranger11. Il était donc impossible de
voir émerger un droit international privé dans ces conditions et ce faute de rapports juridiques
susceptibles de se nouer entre citoyens et étrangers. La loi de la cité ne pouvait donc
s’appliquer qu’aux rapports de droit impliquant les membres qui la composent.

13. La négation de la personnalité juridique de l’étranger ne pouvait pas se perpétuer. Car le


développement des relations commerciales entre les pays voire entre des cités appartenant au
même pays était conditionné par la garantie d’une certaine protection aussi bien à la personne
de l’étranger qu’à ses biens d’où la nécessité d’introduire des aménagements. C’est ainsi que
l’on assiste à l’émergence d’institutions ayant pour objectif d’assurer cette protection aux
étrangers. La première, connue sous le nom du patronage, consiste à mettre l’étranger sous la
protection et la surveillance d’un citoyen grec appelé le proxène12. La deuxième institution fût
le traité. Il s’agit de conventions permettant aux citoyens de l’une des deux cités contractantes
de bénéficier dans l’autre cité d’un certain nombre de droits octroyés aux citoyens de cette
dernière comme celui d’ester en justice par exemple13. Ces traités visaient donc
principalement la matière relative à la condition des étrangers comme l’établissement des
citoyens étrangers ou la reconnaissance d’un certain nombre de droits civils à ces derniers.
D’autres traités ont eu à connaître indirectement des conflits de lois en prévoyant des règles
relatives à la compétence juridictionnelle. Voici ce que révèle un papyrus découvert en
Égypte par des papyrologues anglais de l’université d’Oxford :
« Les Égyptiens qui ont passé un accord avec des Grecs aux termes des contrats grecs
donneront et recevront satisfaction par-devant les Chrématistes [tribunal composé de
magistrats grecs] ; mais tous les Grecs qui passent des accords avec des Égyptiens aux termes
des contrats égyptiens donneront satisfaction par-devant les Laocrites [tribunal égyptien],
selon les lois du pays. Quant aux actions intentées par des Égyptiens contre des Égyptiens, les
Chrématistes ne doivent pas les évoquer, mais les laisser débattre par-devant les Laocrites
selon les lois du pays »14.
Il ressort clairement de ce document que certains traités antiques contenaient de véritables
règles de conflits de juridictions :
1/ les litiges impliquant exclusivement des Égyptiens sont du ressort exclusif des tribunaux
composés de juges égyptiens ;
2/ les litiges nés de conventions passées entre Grecs et égyptiens relèvent de la compétence
des tribunaux grecs lorsque ces contrats ont été rédigés en langue grecque ;
3/ les litiges nés de conventions passées entre Grecs et Égyptiens relèvent de la compétence
des tribunaux égyptiens lorsque la langue utilisée pour leur rédaction est la langue égyptienne.
Bien que ce traité envisage des solutions aux litiges opposant Grecs et Égyptiens à travers la
désignation du juge compétent en fonction de la langue employée pour la rédaction du contrat,
il ne contient nullement des règles de conflits de lois. Le problème de la loi applicable se
trouve absorbé par celui de la compétence juridictionnelle. Ainsi, le litige né d’un contrat
rédigé en langue grecque et passé entre un Grec et un Égyptien relevait de la compétence des
juges grecs lesquels appliquaient exclusivement la loi grecque.

10
M. Clerc, Les métèques athéniens. Étude sur la condition légale, la situation morale et le rôle social et économique des
étrangers domiciliés à Athènes, Thorin et fils, Paris 1893, p. 76.
11
F. de Coulanges, op. cit., p. 273 et suiv.
12
E. Audinet, « Les traces du droit international dans l’Iliade et l’odyssée », Rev. gén. dr. int. pub. 1914, p. 351.
13
G. Glotz, La cité grecque, Albin Michel, collection l’évolution de l’humanité, préface de C. Mossé, Paris, 1988, p. 273 et
suiv.
14
H. Lewald, « Conflits de lois dans le monde grec et romain », Rev. crit. DIP. 1968, pp. 419 et 615, spéc. p. 438.

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14. II. La Rome primitive. – Pas plus qu’à Athènes, l’étranger n’était pas considéré à Rome
comme un sujet de droit. Cependant, sa situation était appelée à évoluer à la faveur des traités.
À l’instar de ce qui s’est passé dans les cités grecques, un certain nombre de droits furent
concédés aux autres habitants de l’empire. Ainsi, les lois Julia et Plautia Papiria de l’an 90 et
89 avant J.-C. ont permis d’octroyer la citoyenneté romaine aux Latins et aux alliés italiens15.
De même le droit de cité fut progressivement accordé aux hommes libres des cités conquises
appelés Pérégrins. En effet, une inscription découverte en 1915 au Maroc nous apprend que
l’empereur Claude16 avait fait une concession collective du droit de cité à tous les habitants de
la ville de Volubilis17. La citoyenneté romaine devait être accordée par la suite à tous les
hommes libres de l’empire romain en vertu de l’édit de Caracalla18.

15. Cette évolution de la condition des étrangers dans l’empire romain avait été précédée par
la mise en place de l’institution du préteur pérégrin au IIIème siècle avant J.-C. sous la
pression de la fréquence des relations de droit privé entre Romains et étrangers19. Il s’agit
d’une juridiction installée à Rome et qui a compétence pour connaître des litiges impliquant
des Pérégrins ainsi que ceux opposant ces derniers aux Romains. Pour les rapports de droit
privé, le pérégrin était régi, à l’exception de la matière commerciale, par la loi de la cité dont
il était le citoyen20. En revanche, pour tout ce qui concerne les rapports de droits privé
opposant Pérégrins et Romains mais aussi pour les actes relatifs à la vie commerciale, les
Pérégrins étaient soumis au jus gentium, c’est-à-dire à un ensemble de règles dérivées du droit
romain et considérées par les jurisconsultes romains comme ayant un caractère universel en ce
qu’elles relèvent de la naturalis ratio (ordre naturel)21. On le voit bien, le même juge à savoir
le préteur pérégrin pouvait appliquer plusieurs lois en fonction de l’origine des parties ou de la
matière du litige. En d’autres termes, le préteur avait bel et bien conscience qu’un même
rapport de droit privé est susceptible d’être régi par plusieurs lois. D’où l’intérêt du jus
gentium qui, de par son caractère universel (ou prétendument considéré comme tel),
permettait au préteur d’appliquer aux litiges mixtes des règles substantielles spécialement
créées pour ce type de rapports de droit privé sans avoir à trancher les conflits de lois. Avec la
généralisation progressive du droit de cité au profit des citoyens de l’empire romain, les
occasions de voir poindre des conflits de lois devenaient de plus en plus rares du fait de
l’unité législative qui accompagna l’octroi de la citoyenneté romaine aux hommes libres de
l’empire. Il a fallu attendre les invasions barbares pour voir les problèmes de conflits de lois
réapparaître à nouveau.

16. III. Les invasions barbares. – L’établissement des royaumes barbares à la suite des
invasions de l’empire romain n’apporta pas de changement. Les envahisseurs barbares
apportèrent leurs lois avec eux. N’ayant que très peu d’attaches avec le territoire, l’État
barbare reposait essentiellement sur la population. Ceci explique sans doute que la loi était
intrinsèquement liée au peuple et non au territoire22. C’est la raison aussi pour laquelle les
envahisseurs barbares admettaient que les vaincus romains demeurent sous l’empire des lois

15
W. Seston, « La lex Iulia de 90 avant J.-C et l’intégration des Italiens dans la citoyenneté romaine », in Scripta Varia.
Mélanges d'histoire romaine, de droit, d'épigraphie et d'histoire du christianisme, Publication de l’école française de Rome,
Rome, 1980, p. 19.
16 ème
4 empereur romain qui régna de 41 à 54 après J.-C.
17
E. Cuq, « L’inscription de Volubilis », Journal des savants 1917, p. 481 et suiv.
18
Sur cet édit, voir C. Lepelley, Rome et l'intégration de l'Empire: 44 av. J.-C.-260 apr. J.C. Approches régionales du Haut-
Empire romain, Presses universitaires de France, Paris, 1998, p. 478 ; aussi, J. Gaudemet, Institutions de l’Antiquité, Sirey,
Paris, 1982, p. 528.
19
V. Arangio-Ruiz, Storia del diritto romano, Eugenio Jovene, Napoli, 1937, p. 133 et suiv.
20
H. Lewald, art. préc., pp. 622-623.
21
F. Scultz, History of Roman legal science, The Clarendon press, Oxford, 1946, p. 73 et suiv.
22
J. Ellul, Histoire des institutions, Le Moyen Âge, Presses universitaires de France, 1962, p. 36.

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romaines. Cette situation déboucha sur la coexistence de plusieurs lois sur un même territoire.
Les Romains étaient soumis à la loi romaine, les Burgondes à la loi burgonde et ainsi de
suite23. Chacun était donc régi par sa loi personnelle. C’est le principe dit de la personnalité
des lois. Pour les litiges mettant en cause des personnes soumises à des lois différentes, les
juges avaient recours à la technique des règles de rattachement. En effet, la succession était
régie par exemple par la loi du de cujus ; de même, le mariage et ses effets était soumis à la
loi personnelle du mari.

17. IV. L’école italienne. – la conjugaison d’un certain nombre de facteurs a joué un rôle
décisif dans l’émergence du droit international privé.
Du point de vue politique, la situation en Italie ressemblait peu à celle qui prévalait en France.
Le système féodal y était beaucoup moins enraciné. Les républiques italiennes étaient, sinon
indépendantes, du moins souveraines. En effet, le traité de Constance du 25 juin 1183 avait
consacré les immunités accordées par l’empereur à plusieurs cités italiennes24. Chacune des
républiques indépendantes avait un statut différent de celui des autres, d’où le problème de
l’application dans l’espace de chacun des statuts.
Du point de vue économique, les républiques indépendantes d’Italie, et particulièrement celles
du nord, connaissaient une période de croissance économique intense et prospère 25. La
conjoncture était donc favorable aux déplacements des personnes et aux échanges de
marchandises entre différentes cités. Dès lors, le problème de l’applicabilité de telle loi plutôt
que telle autre devait immanquablement se poser.
C’est dans ces conditions que l’on assista au véritable essor des règles de conflits de lois qui
constituent le cœur même du droit international privé. Puissant centre d’étude du droit romain,
l’université de Bologne26 regroupait des célèbres professeurs passés maîtres dans la glose des
textes de droit romain d’où leur nom de glossateurs et post-glossateurs. Ayant eu à résoudre
des litiges susceptibles d’être résolus en application de plusieurs lois, les glossateurs et les
post-glossateurs faisaient systématiquement appel aux textes de droit romain ; ces derniers
étant les seuls à imposer aux juges l’application d’une loi (statut) autre que celle de leur cité.
Il en allait ainsi par exemple lorsque un citoyen génois, de passage à Naples, y fait un
testament. Quelle loi le juge devait-il appliquer ? La loi de Naples (comme loi de passation de
l’acte) ou la loi génoise (comme loi personnelle du testateur) ? À ces questions, les
glossateurs répondaient en envisageant les premières règles de conflit. Celles-ci prennent
racine dans la « Grande Glose » d’Accurse du XIIIème siècle27. S’appuyant sur le Code de
Justinien28 de 53429 qui débute par cette phrase : « Cunctos populos, quos clementiae nostrae
regit imperium…30 », Accurse pose un principe de conflit de lois en citant l’exemple suivant :
« Si un habitant de Bologne est cité en justice à Modène, il ne doit pas être jugé selon le droit
de Modène, auquel il n'est pas soumis ». Pour étayer sa thèse, Accurse affirme que l’empereur
ne régit pas tous les peuples conformément à ladite phrase. L’argument ne convainc pas ; car
la première phrase du Code de Justinien ne concerne aucunement le champ d’application des

23
Montesquieu, De l’esprit des lois, vol. II, Garnier-Flammarion, 1979, p. 220.
24
J. C. L. Simonde de Sismondi, Histoire des républiques italiennes du Moyen Âge, t. II, Furne et Ce, Libraires-Éditeurs,
Paris, 1840, p. 39.
25
J. Pecchio, Histoire de l’économie politique en Italie, traduit de l’italien par L. Gallois, Levasseur libraire, Paris, 1830, p. 2
et suiv.
26
S. Stelling-Michaud, L’université de Bologne et la pénétration des droits romain et canonique en Suisse aux XIII. et XIV.
Siècles, Droz, Genève, 1955, p. 13.
27
Sur cette glose, voir F. K. V. Savigny, Histoire du droit romain au Moyen-âge, vol. IV, traduit de l’Allemand par Ch.
Guenoux, éd. Charles Hingray, Paris, 1839, p. 143 et suiv.
28
Empereur byzantin de 527 à 565.
29
P.-A. Tissot, Code et nouvelles de Justinien ; Nouvelles de l’empereur Léon ; Fragments de Gaius, d’Ulpien et de Paul, t.
I, Behmer éditeur, Metz, 1806, p. 17.
30
Que l’on peut traduire comme suit : « Nous voulons que tous les peuples que l'autorité de notre clémence régit… ».

9
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lois dans l’espace. Le texte révèle simplement la volonté de l’empereur de voir les habitants
de son empire embrasser la religion transmise par l’apôtre Saint Pierre aux Romains31. Quoi
qu’il en soit, Accurse en a déduit un principe fondamental : celui selon lequel le statut ne
s’impose qu’aux sujets.
Très vite, la glose d’Accurse s’est propagée dans toute l’Europe. Elle constitua le point de
départ des études des post-glossateurs dont les maîtres incontestés furent Bartole (1314-
1357), professeur à l’université de Pérouse, et Balde (1327-1400) qui fut à la fois son élève et
son successeur. Considéré comme « le père de la science du droit international privé 32 »,
Bartole avait non seulement repris les principes de ses prédécesseurs, mais il les a avait
développés et systématisés. Il introduit ainsi la distinction entre statuts réels et statuts
personnels. Les premiers ne se rapportent qu’aux biens se trouvant sur le territoire ; ils sont
« territoriaux ». Les statuts personnels, eux, ne concernent que les sujets. Toutefois, ils
s’appliquent à ces derniers quel que soit le lieu de leur situation ; ils ont un effet extra-
territorial33. Lorsque un statut est « odieux » c’est-à-dire susceptible de causer un préjudice à
quelqu’un, Bartole et ses successeurs lui dénient tout effet extra-territorial. Outre ces deux
statuts, Bartole a érigé une troisième catégorie relative à la forme des actes ; pour leur
validité, ces derniers doivent observer les solennités en vigueur sur le territoire où ils ont été
conclus.
Partant de la nature du statut pour déterminer ensuite son domaine d’application, les principes
dégagés par les statutistes italiens se présentent donc sous la forme de règle d’application
nécessaire. Mais en pratique, les choses seront régies par la loi du lieu de leur situation. Ainsi
formulé, le principe possède tous les caractères d’une règle de conflit bilatérale. Et l’on peut
affirmer que les auteurs italiens du Moyen-Âge ont bel et bien été les pères de la règle de
conflit bilatérale classique.
Malgré leurs insuffisances, l’ensemble de ces distinctions constitue la base du système du
droit international privé. L’école française du XVI siècle devait apporter une nouvelle pierre à
l’édifice.

18. V. L’école française du XVIème siècle. – Elle est principalement l’œuvre de deux illustres
auteurs : Dumoulin et D’argentré.
Charles Dumoulin fut avocat au Parlement de Paris et enseignant à l’université de Tübingen34.
S’inscrivant dans la prolongation de l’école italienne des statuts35, sa doctrine reprend les
distinctions classiques entre statuts réels et statuts personnels mais aussi entre le fond et la
forme. Cependant, Dumoulin a joué un rôle fondamental en dégageant les contours de la
théorie des qualifications. Consulté en 1525 par les époux de Ganey sur l’éventualité d’éviter
l’application à leur régime matrimonial des diverses coutumes en vigueur dans les lieux de la
situation des biens, Dumoulin se prononça pour l’application de la coutume de Paris à
l’ensemble des biens en arguant que le régime matrimonial s’analyse en un contrat tacite que
les époux ont tacitement voulu soumettre à la loi du lieu de leur domicile matrimonial. Ainsi,
Dumoulin classe le régime matrimonial dans la catégorie des contrats pour le soumettre
ensuite à la loi choisie par les parties. Certes, la règle qui consiste à soumettre les contrats à la
loi d’autonomie avait déjà été découverte par les auteurs italiens du Moyen Âge 36, il n’en
demeure cependant pas moins que Dumoulin, en procédant de la sorte, avait au moins perçu la

31
P.-A. Tissot, ibid.
32
E.-M. Meijers, « L’histoire des principes fondamentaux du droit international privé à partir du Moyen Âge, spécialement
dans l’Europe Occidentale », Rec. cours Acad. dr. inter., 1934-III, p. 543, spéc. 602 et suiv.
33
Ibid.
34
Sur la vie de Dumoulin, J.-L. Thireau, Charles Dumoulin : (1500 - 1566) ; étude sur les sources, la méthode, les idées
politiques et économiques d'un juriste de la Renaissance, Droz, Genève, 1980, p. 23.
35
P. Kalensky, Trends of private international law, Academia, Prague, 1971, p. 64 et suiv.
36
E.-M. Meijers, cours précité, p. 633.

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technique de la qualification. Cependant, l’apport de Dumoulin ne doit pas être exagéré.


Comme certaines études l’ont démontré, il n’a pas été à l’origine de la règle selon laquelle les
parties peuvent adopter la loi de leur choix en matière contractuelle37.

19. Bertrand d’Argentré (1519-1590) est l’autre grand auteur français du XVIème siècle. Il est
considéré comme le véritable fondateur de l’école française des statuts. Magistrat au
parlement de Bretagne, ce breton irréductible était surtout préoccupé par le maintien et
l’application extensive de la coutume bretonne sur le sol de Bretagne récemment rattachée à
la France. Son œuvre en la matière est principalement incarnée par sa glose sous l’article 218
de la coutume de Bretagne intitulée « De statutis personalibus et realibus » dans laquelle il
reprend la distinction classique des statuts personnels et des statuts réels déjà présente chez les
post-glossateurs. En effet, d’Argentré énonce que les coutumes personnelles suivent les
personnes quel que soit le lieu de leur situation ; quant aux statuts réels, ils s’appliquent à tous
les biens situés sur le territoire.
Mais comme son système est conçu à l’aune de ses convictions politiques et de son
provincialisme militant, les règles qu’il dégage s’en trouvent nécessairement affectées. C’est
ainsi que les statuts qui se rapportent à la fois et aux personnes et aux biens à l’instar des
donations entre époux (statuts mixtes) sont réputées par principe réels. C’est là une solution
somme toute naturelle pour d’Argentré qui estime que la coutume de Bretagne doit
s’appliquer à tous les biens qui y sont situés ainsi qu’à toutes les personnes domiciliées sur ce
territoire. D’où l’explication de ne pas placer les deux catégories sur le même pied d’égalité ;
d’Argentré annonce qu’« en principe toutes les coutumes sont réelles ». Les statuts ne sont
personnels qu’autant qu’ils ne concernent nullement la matière réelle. Ce qui réduit fort
considérablement le domaine d’application de ces derniers.
Obnubilé par l’idée d’étendre au maximum en Bretagne le champ d’application de la coutume
bretonne, d’Argentré a négligé l’étude des autres statuts non moins importants comme les
contrats, la forme des actes, les délits… Sa distinction classique entre statuts réels et statuts
personnels étant insusceptible d’englober toutes les situations juridiques. Il n’en demeure pas
moins que l’originalité de sa construction a exercé une influence certaine sur les auteurs
hollandais du XVIIème siècle.

19. VI. Les auteurs hollandais du XVIIème siècle. – Fraîchement indépendante, la Hollande
était constituée de villes autonomes. Ce fort sentiment d’autonomie bien ancré dans les
provinces souveraines rendait impossible l’idée de toute égalité entre le droit local et les lois
des autres villes. Il explique toutefois la volonté ferme des Hollandais de défendre leur
indépendance et leur particularisme marqué par leur situation géographique. L’extraordinaire
développement du commerce maritime en Hollande rendait inéluctables les hypothèses de
conflits de lois aussi bien entre les lois des provinces hollandaises qu’entre ces dernières et
celles provenant de pays étrangers. Laisser une place, même réduite, à la loi étrangère devient
une obligation pour l’État qui entend obtenir le même traitement pour ses ressortissants à
l’étranger. C’est pour cette raison que les auteurs hollandais ne pouvaient rester insensibles
aux thèses de d’Argentré. Les principaux auteurs furent Paul Vœt, Jean Vœt et Ulrich Huber ;
ils reprirent la distinction classique entre statuts réels et statuts personnels déjà présente chez
le juriste breton tout en considérant, à l’instar des post-glossateurs, les lois relatives aux
solennités des actes juridiques comme une catégorie autonome. S’ils reconnaissent que
l’application de la loi étrangère ne saurait être imposée au juge local, ils admettent que celui-
ci pourrait l’accepter par courtoisie internationale (comitas) dans l’espoir d’obtenir un

37
J. Skapski, L’autonomie de la volonté dans le droit international privé en matière d’obligations contractuelles (en
polonais), Actes de l’université Jagellonne, série juridique, fasc. XIX, Cracovie, 1964, voir le résumé en français à la fin de
l’ouvrage ; compte-rendu de P. L., Rev. crit. DIP. 1967, p. 243.

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traitement identique à ses ressortissants se trouvant à l’étranger. Il y a là tout l’apport de la


doctrine hollandaise en la matière et qui consiste à fournir le fondement de l’application de la
loi étrangère par le juge. L’idée a eu un accueil très favorable chez les auteurs anglo-saxons
du XIXème siècle. Dans son monumental traité sur les conflit de lois, Story cite abondamment
les juristes de Vœt (père et fils) et Huber38. Il invoque expressément l’idée de comitas –
devenue comity – comme fondement de l’application des lois étrangères39. D’autres auteurs
anglo-saxons, tout en écartant l’idée de courtoisie internationale, ne s’étaient pas moins
inspiré de la doctrine hollandaise. Il en est ainsi des auteurs anglais comme Holland qui
soutient l’idée de la reconnaissance extraterritoriale des droits acquis (vested rights)40. Il en
va de même pour Dicey qui a repris ces idées en insistant sur l’importance pour le juge de
garantir le respect des droits acquis à l’étranger41.

VII. Les conceptions universalistes. – Deux noms se dégagent nettement lorsqu’on aborde
l’étude de la doctrine internationaliste du XIXème siècle que sont Savigny et Mancini.

20. Savigny. Il est celui qui a, sans conteste, révolutionné la science du droit international
privé. En se détachant des doctrines territorialistes pour s’attacher uniquement à la
localisation du rapport de droit privé, il marqua à jamais de son empreinte la méthode des
conflits de lois. Pour le grand romaniste allemand, un conflit entre plusieurs législations ne
doit pas être considéré comme un conflit de souverainetés mais tout simplement comme un
litige opposant des intérêts privés. Dès lors, il convient de rechercher « pour chaque rapport
de droit le domaine du droit le plus conforme à la nature propre et essentielle de ce
rapport42 ». Il faut donc rechercher, d’après la nature du rapport de droit privé, le siège de
celui ci ; l’objectif étant de soumettre chaque rapport à la loi de son siège, c’est-à-dire à la loi
la plus appropriée. Il y a là incontestablement les premières traces du principe contemporain
dit de proximité que l’on retrouve à la base de nombreuses règles de conflit de lois. Bon
nombre de ces dernières ont été conçues sur la base du système mis en place par Savigny.
Celui-ci préconise par exemple la soumission des biens à la loi du lieu de leur situation en
arguant du fait que le propriétaire accepte volontairement de se soumettre à cette loi. En
procédant de la sorte, les prévisions légitimes des parties seraient respectées. Ainsi conçu, le
système de résolution des conflits de lois permettrait que « la décision rendue sur le rapport de
droit serait toujours la même, quel que soit le pays où le jugement aurait été prononcé 43 ». Le
souci de l’uniformité des décisions anime le cœur du système. La communauté de droit entre
les différents peuples chrétiens imprégnés du droit romain ne pouvant que favoriser
l’harmonisation des solutions quelle que soit la juridiction saisie du litige44.

La volonté de rechercher le centre de gravité du rapport de droit privé en vue de son


rattachement à la loi avec laquelle il entretient des liens étroits a été à l’origine du principe
contemporain de proximité mais pas de la règle de conflit bilatérale qui, elle, a été conçue par
les auteurs italiens du Moyen-Âge45. Certes, Savigny – et là consiste son apport – partait du
rapport de droit privé pour déterminer ensuite la loi applicable contrairement aux statutistes

38
J. Story, Commentaries on the conflict of laws : foreign and domestic, in regard to contracts, rights and remedies, op. cit.,
p. 30 et suiv.
39
Ibid, p. 31.
40
T. E. Holland, The Elements of Jurisprudence, Clarendon press, Oxford, 1937, 13ème édition, p. 394 et suiv.
41
A. V. Dicey, A Digest of the law of England with reference to the conflict of laws, Stevens and Sons, London,1932, 5ème
édition by A. Berriedale Keith, p. 9 et suiv.
42
F. K. V. Savigny, Traité du droit romain, t. VIII, traduit de l’Allemand par Charles Guénoux, Librairie de Firmin Didot
Frères, Paris, 1860, pp. 30-31.
43
Ibid.
44
Ibid.
45
Voir supra, n° 17.

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italiens qui, eux, prenaient pour point de départ la nature du statut (réel ou personnel) pour
fixer ensuite son domaine d’application (territorial ou extra-territorial). Il n’en demeure
cependant pas moins que la méthode dite savignienne qui consiste à partir de la nature de la
relation juridique afin de la localiser dans l’espace en vue de son rattachement à une loi
déterminée avait été mise en lumière par Schaeffner, autre juriste allemand, avant l’apparition
du tome VIII du traité de Savigny relatif aux conflits de lois46.

21. Mancini. Le milieu du XIXème siècle a connu une forte poussée du sentiment national un
peu partout en Europe. C’est le soulèvement des peuples en Europe. Dans la péninsule
italienne, des révoltes éclatent dans les principautés encore désunies portant en elles des rêves
d’unification. Dans ce contexte, Mancini, universitaire et homme d’État italien, inaugura la
première chaire exclusivement consacrée au droit international à l’université de Turin. Sa
leçon inaugurale fut prononcée sous le titre : « Della nazionalità come fondamento del diritto
delle genti »47. Mancini explique que la nationalité devrait constituer le seul fondement du
droit international48. Pour lui, la nationalité se trouve non seulement à la base de la création de
l’État, mais détermine surtout le champ d’application de ses lois. Ce sont les Italiens qui
fondent l’État italien ; dès lors, les lois édictées par celui-ci doivent être élaborées par les
Italiens et pour eux en fonction d’un certain nombre de critères que sont la région, la langue,
les coutumes, etc49. Comme les lois sont édictées en raison du tempérament des individus,
elles doivent s’appliquer à eux quel que soit le lieu où ils se trouvent.

Il est difficile de ne pas faire le parallèle avec la théorie du climat attribuée à Montesquieu mais dont on trouve des traces
dans les écrits des philosophes de la Grèce antique. Aristote avait déjà relevé dans sa politique l’influence décisive des
éléments climatiques sur le tempérament de l’être humain50. Non loin de chez nous, Ibn Khaldoun avait démontré dès 1377
dans ses prolégomènes l’impact de l’atmosphère sur le caractère des hommes51. Quoi qu’il en soit, Montesquieu en tire les
conséquences sur le plan de l’élaboration de la loi en affirmant que « ce sont les différents besoins dans les différents climats,
qui ont formé les différentes manières de vivre ; et ces différentes manières de vivre ont formé les diverses sortes de lois 52 ».

Poussant jusqu’à l’extrême l’interaction entre le tempérament des individus et la loi, Mancini
propose d’appliquer la loi italienne aux Italiens où ils se trouvent et c’est là tout l’apport de sa
théorie. Mais conscient des défauts de ses propositions révolutionnaires, Mancini y apporte
des tempéraments. C’est ainsi qu’il a été amené à envisager l’application impérative et
généralisée sur le territoire d’un certain nombre de lois aussi bien aux nationaux qu’aux
étrangers. L’exception est extrêmement large ; elle comporte les lois pénales, les lois
foncières, les lois relatives à la responsabilité délictuelle. Mancini justifie la soustraction de
cette catégorie au principe de l’application de la loi nationale par la nécessité pour l’État
d’exiger des étrangers vivant sur son territoire le respect de ses lois d’ordre public53. En ce qui
concerne les actes juridiques, Mancini préconise de soumettre les conditions de fond au
principe de l’autonomie de la volonté tandis que la forme demeure régie par la règle locus
regit actum.

46
J.-L. Halpérin, Entre nationalisme juridique et communauté de droit, Presses universitaires de France, 1999, p. 42.
47
Que l’on peut traduire comme suit : « De la nationalité comme fondement du droit des gens ».
48
P. S. Mancini, Della nazionalità come fondamento del diritto delle genti, rédit. par E. Jayme, collection Il diritto della
civilità internationale, Giappichelli, Torino, 1994.
49
M. Gutzwiller, « Le développement historique du droit international privé », Rec. cours Acad. dr. inter., 1929-IV, vol. 29,
p. 291, spéc. p. 366.
50
Platon, Politique, liv. IV, chap. VI, traduit en français par J. Barthélemy-Saint-Hilaire, t. II, Imprimerie Royale, Paris, pp.
41-43.
51
A. Ibn Khaldoun, Muqaddima (Prolégomènes), Dar al-’ilm liljami’e, Beyrouth, S. D., pp. 86-87.
52
Montesquieu, De l’Esprit des lois I, 3ème partie, Livre XIV, chap. X, Garnier-Flammarion, 1979, p. 382.
53
M. Gutzwiller, cours préc., p. 369.

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En somme, le système de Mancini est composé de trois catégories. La première, soumise à la


loi nationale, concerne le statut personnel. Outre le mariage, le relâchement du lien conjugal,
la filiation, celle-ci comporte également les régimes matrimoniaux et les successions. La
deuxième catégorie est soumise à la loi territoriale ; elle renferme toutes les lois d’ordre
public. La dernière catégorie est relative aux actes juridiques, leurs conditions de fond étant
soumises à la loi d’autonomie, la forme est régie, elle, par la loi du lieu de leur conclusion.

La doctrine de Mancini a eu un immense succès. Ses idées ont eu un écho retentissant


jusqu’en Amérique latine.

§2. LE MONDE MUSULMAN

22. L’héritage personnaliste que l’on retrouve aujourd’hui dans le droit international privé des
différents pays musulmans puise incontestablement ses prémisses dans le texte coranique.
Aussi, et malgré des voies dissidentes, il est vrai très rares, fuqaha et commentateurs du Coran
s’accordent à dire que la personnalité des lois a incontestablement une origine transcendantale
(I). Toutefois, il faut se garder de voir dans les références religieuses l’unique explication à
cette tradition d’ouverture aux statuts étrangers lorsque aucun membre de la communauté
musulmane n’est en cause. D’autres considérations d’ordre sociologique, politique et
historique y ont largement contribué (II).

I. Les fondements religieux de la personnalité des lois dans les pays de tradition
islamique

Le principe de la personnalité des lois dans les pays de tradition islamique trouve son origine,
non seulement dans le texte sacré (A), mais aussi dans la jurisprudence prophétique (B).

A. Les origines scripturaires du personnalisme en droit international privé

23. Les auteurs qui voient dans le principe de la personnalité des lois un principe coranique
imposant le respect par les musulmans des lois personnelles étrangères des non-musulmans
citent généralement les versets suivants54 :

« C’est nous qui avons fait descendre la Torah, où il y a guidance et lumière, pour que
les prophètes se soumettant à Dieu jugeassent selon les normes entre les adeptes du
Judaïsme, et aussi les spirituels et les docteurs, en tant qu’ils sauvegardaient l’écriture
de Dieu et en témoignaient55 »56 (Sourate V, verset 44)

54
M. Charfi, « L’influence de la religion sur le droit international privé des pays musulmans », Rec. cours Acad. dr. inter.,
1987-III, vol. 203, p. 325, spéc. p. 361 ; aussi, N. EDELBY, « L’autonomie législative des chrétiens en terre d’Islam », Archi.
hist. dr. oriental., 1950, t. V, p. 307, spéc. p. 315.
55
Coran, Essai de traduction, J. Berque, Albin Michel, Paris, 1995, p. 128.
56
Dans son cours, M. Charfi utilise une traduction personnelle que voici : « Nous avons en vérité révélé la Thora où se
trouvent direction et lumière. Par ce livre, la justice est rendue parmi les juifs tant par leurs prophètes, soumis à la volonté de
Dieu, que par leurs rabbins et leurs grands prêtres ». Pour l’auteur, « le texte originel du Coran, en langue arabe, utilise le
présent, certes un présent de type narratif qui peut donc signifier aussi le passé, comme c’est le cas dans le contexte de ce
verset, mais qui n’exclut absolument pas le présent. Le principe qui se dégage donc de ce verset est que les israélites doivent
être jugés par leur rabbins selon leur loi ». Certes, une bonne traduction peut aider à mieux comprendre certains passages
coraniques. Mais elle reste impropre à fonder une règle de droit incontestable. En effet, la traduction de M. Charfi est isolée.
Nous n’en avons pas rencontrée d’autres qui pourraient confirmer la sienne. Il en va ainsi de toutes les traductions, lesquelles
utilisent le passé pour expliquer que les prescriptions édictées par la Torah ne concernaient pas le présent et encore moins
l’avenir. L’imparfait est ainsi utilisé par Kasimirski (Traduction du Coran, Flammarion, Paris, 1970, p. 110), D. Masson,
(Traduction du Coran, Folio, 1980, p. 134), E. Montet (Le Coran, vol. I, préface de M. Chebel, Bibliothèque Payot 1998, p.
284). Le passé simple est utilisé par J. Berque (op. cit., p. 128).

14
Pr. ZAHER - 2020 - 2021 - S5 - Cours de Droit international privé - Fascicule n° 1

«Que les adeptes de l’évangile jugent selon ce que Dieu y a fait descendre57 » (Sourate
V, verset 47).

24. En réalité, si l’on s’en tient à ces deux versets voire à d’autres, le principe de la
personnalité des lois pourra être confirmé sans grande peine. En effet, ces deux versets, pris
isolément, pourraient fonder, non seulement une autonomie législative doublée d’une autre
juridictionnelle, mais une véritable théorie du droit international privé où le juge musulman
pourrait appliquer une loi autre que la sienne (1). Il est donc très tentant de cantonner la
recherche des fondements scripturaires à ces deux seuls versets. Cependant, y céder c’est
réduire au silence d’autres prescriptions dont l’étude pourrait sérieusement mettre à mal les
fondements de la fameuse tradition personnaliste des pays de tradition islamique (2).

1. Discussion des fondements scripturaires du personnalisme en droit international privé

L’étude des prescriptions religieuses permettra de vérifier que le personnalisme en droit


international privé y trouve, non seulement une véritable accroche (a), mais surtout des
justifications difficilement contestables (b).

a. Les versets coraniques et le principe de la personnalité des lois

25. Au VIIème siècle, la religion constituait la seule ligne d’identification des hommes. En
effet, l’Islam reconnaît les deux autres religions monothéistes que sont le judaïsme et le
christianisme : il y aura, à côté de la communauté des croyants (musulmans), deux autres
groupements sociaux distincts constitués par les juifs et les chrétiens. Comme le concept de
nationalité était encore inconnu à cette époque, la confession devait rester le critère unique de
distinction entre musulmans et non-musulmans58. Dans ces conditions, il est irréaliste de
parler de nationaux et des étrangers59.

C’est donc à juste titre que certains auteurs ont conclu à l’inexistence du concept de
nationalité dans la tradition islamique60. M. EL Geddawy relève avec beaucoup d’élégance
qu’« en droit musulman, les non-musulmans sont d’autant moins des étrangers que les
musulmans ne sont pas des nationaux. Juridiquement parlant, la nationalité n’est attribuée ni
aux uns ni aux autres, car elle n’existe pas. Le mot ‘‘nationalité’’, ‘‘al jinsiya’’ en arabe, est
complètement absent de la terminologie du droit musulman61 ». L’organisation juridique ne
pouvait donc se concevoir en dehors de la révélation. Partant, la reconnaissance par le Coran
des deux autres religions monothéistes à côté de l’Islam est synonyme de la consécration
d’autant de systèmes juridiques devant cohabiter sur le même territoire62.

57
Coran, Essai de traduction, J. Berque, op. cit., p. 128.
58
P. Ghali, Les nationalités détachées de l’Empire ottoman à la suite de la guerre, Domat-Monchrétien, Paris, 1934, p. 354.
59
Contra, J. Saba, L’Islam et la nationalité, thèse, Paris, 1931, p. 45 ; rapprocher F. Riad, La nationalité égyptienne, thèse,
Paris, 1936, p. 49 ; F. Chahat, Les étrangers devant la justice en Syrie et au Liban, thèse, Paris, 1938, p. 117 ; C. Cardahi,
« La conception et la pratique du droit international privé dans l’Islam ( Étude juridique et historique) », Rec. cours Acad. dr.
inter. 1937-II, vol. 60, p. 507, spéc. p. 518. Ce dernier auteur affirme que « la notion de nationalité a été confondue avec celle
de la religion et a été complètement absorbée par elle ».
60
A. Belkziz, La nationalité dans les pays arabes, éditions La Porte, Rabat, 1963, préface de P. Veaux-Fournerie, p. 3 :
« Aujourd’hui, on oppose volontiers national et étranger. Cette opposition est ignorée du droit musulman classique pour
lequel il n’y a que deux catégorie d’individus : les musulmans et les infidèles ».
61
K. EL Geddawy, Relations entre systèmes confessionnels et laïques en droit international privé, Dalloz 1971, Bibliothèque
de droit international privé, vol. X, préface de H. Batifoll, p. 53.
62
N. Edelby, « L’autonomie législative des chrétiens en terre d’Islam », article précité, p. 315.

15
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Sans aller jusqu’à affirmer qu’il s’agissait de « nations-religions63 », ces deux derniers
groupes devaient donc nécessairement être soumis à leurs lois respectives telles qu’elles
découlent de leurs livres sacrés. Les commentateurs sont unanimes quant au sens des versets
susmentionnés. Pour certains, il est de principe que tous les litiges opposant des non-
musulmans doivent être jugés par des magistrats de leur confession64. L’autonomie législative
serait donc doublée d’une autonomie juridictionnelle conformément à l’esprit du texte. Le
premier verset sus-cité est d’ailleurs très clair à cet égard. Il désigne explicitement les
personnes chargées d’appliquer le droit hébraïque que sont les savants juristes de confession
juive65. Pour d’autres, la Torah dont parle le Coran est un droit qui renferme une législation
exclusivement propre aux personnes de confession juive66. Le principe de la personnalité des
lois tel qu’il se dégage de ces versets devant s’appliquer de la même manière aux chrétiens67.
Ce respect presque absolu du statut personnel des chrétiens et des juifs ne s’explique pas par
l’allergie de la Chari’a aux non-musulmans, mais trouve sa raison d’être dans la philosophie
même du texte coranique68.

b. Les justifications du principe de la personnalité des lois

26. Il est important de signaler ici que le respect intégral des lois juives et chrétiennes ne
s’explique nullement, contrairement à ce qui a été soutenu parfois, par le fait que le droit
musulman en tant que « loi révélée au Prophète, est un privilège dont les infidèles ne sont pas
dignes69 ». Deux arguments s’y opposent.
Premièrement, les litiges opposant un musulman à un non-musulman ont toujours été tranchés
en application du seul droit musulman, lequel n’est donc pas propre aux seuls musulmans.
Curieusement, cette pratique n’interpelle pas les auteurs qui avancent ce genre d’arguments.
Certes, il s’agit ici d’un privilège juridique à coloration religieuse70, mais l’application de la
chari’a à un non-musulman a le mérite, au moins sur ce point, de balayer ce type d’argument
en mettant à mal la prétendue allergie du droit musulman aux infidèles lesquels, d’après ces
mêmes auteurs, en seraient indignes ce qui est évidemment un non-sens.
Deuxièmement, rien n’interdit aux plaideurs non-musulmans de convenir d’un commun
accord de l’application de la chari’a dans des domaines où sa compétence est exclue.
L’histoire de la doctrine et de la jurisprudence islamique est riche d’enseignements allant dans
ce sens. C’est ainsi qu’à la question de savoir si les litiges d’ordre successoral opposant des

63
L’idée a été avancée par N. Edelby, « L’autonomie législative des chrétiens en terre d’Islam », article précité, p. 315. Parler
de nations pour désigner les chrétiens et les juifs à l’époque ne rend qu’imparfaitement compte de la réalité. Et pour cause : le
concept de nation implique une souveraineté exercée par le peuple (ou du groupe en question) sur toute l’étendue du
territoire. Or, cela n’a pas été le cas pour les non-musulmans.
64
T. Ben ’Achour, « Thafsir athâhrir wa atânwir » (Commentaire du Coran), Adâr atunussiya linâchr, 1984, t. VI, p. 203.
65
A. J. B. Jarir Al-Tabari, « Jami’ al-bayane fi ta’wil ay al-qur’an » (Commentaire du Coran), Dar al-fikr, Beyrouth, 1988, t.
IV, pp. 250-251.
66
R. Rida, « Thafsir al-qurân al-’hakim al-chahir bithafsir al-manar » (Commentaire du Coran), Dar al-kuthub al-’ilmiya,
Beyrouth-Liban, 1ère édition, 1999, t.VI, p. 397.
67
W. Al-Za’hili, « Al-thafssir al-mounir fi al’aquida wa al-chari’a wa al-manhaj » (Commentaire du Coran, de la foi, du
droit musulman et de la méthode), Dar al-fikr al-mou’assir, Beyrouth-Liban, 1ère édition, 1991, t. VI, p. 210.
68
K. Berjaoui, « Al-qanoun al-dawli al-khass fi madath al-a’hwal al-chakhssiya, al-’huloul al-mouqarara lithanazu’ al-
qawanin fi al-doual al-islamiya bayna manteq al-inthissab ila al-Oumma wa mantek al-inthimae ila al-jama’a al-dawliya,
dirassa thatbiqiya muqarana fi al-rawabit al-dawliya al-khassa almagharibiya » (Le droit international privé en matière de
statut personnel, les solutions de conflits de lois dans les Etats islamiques entre la fidélité à l’Oumma islamique et
l’appartenance à la communauté internationale, étude comparative des relations privés internationales au Maghreb), Dar al-
qalam linâchr wa al-thawzi’e, Rabat, 2001, 1ère édition, p. 26.
69
R. Jambu-Merlin, « Essai sur l’histoire des conflits de lois au levant et en Afrique du nord », Rev. crit. DIP. 1958, p. 1,
spéc. p. 4, note 3 ; déjà N. Edelby, « L’autonomie législative des chrétiens en terre d’Islam », article précité, p. 316 : « la loi
islamique est un privilège des seuls musulmans. Dieu dans sa bonté, a tempéré en leur faveur les âpretés des lois hébraïques
et chrétiennes. Une telle situation de privilège ne saurait être accordée aux infidèles ».
70
K. Zaher, Conflit de civilisations et droit international privé, L’Harmattan, collection Logiques juridiques, Paris, 2009,
préface de V. Heuzé, n° 537 et suiv.

16
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dhimmis71 pouvaient être tranchés en application du droit musulman, L’Imam Malik,


fondateur de l’école malékite, répondait : « oui, s’ils en conviennent72 ». De même, les
anciens Califes appliquaient souvent les prescriptions coraniques relatives aux successions
dans des litiges opposant des non-musulmans qui avaient accepté de soumettre leurs litiges
aux règles du partage telles qu’elles découlent du texte coranique73.
En Egypte aujourd’hui, toutes les questions relatives aux successions, aux testaments, à la
tutelle, à la protection des incapables sont soumises au droit musulman abstraction faite de la
confession des plaideurs74. Ces pratiques montrent largement que les personnes de
confessions autres que l’Islam sont bien loin d’être indignes de l’application du droit
musulman.

C’est que la justification du respect du principe de la personnalité des lois est ailleurs. Elle se
trouve dans le texte même du Coran. Certes, les deux versets sus-analysés se contentent
d’insister sur la nécessaire applicabilité à chaque groupe religieux distinct de sa loi
personnelle sans s’appesantir davantage sur les raisons de cette option pour le personnalisme,
mais il serait inexact de dire que le texte sacré n’en fournit pas. En effet, la justification
découle de la combinaison du postulat selon lequel l’Islam reconnaît les deux autres religions
monothéistes et de la conception que se fait le droit musulman classique de la nature des
règles juridiques applicables.

Dès lors que l’on considère que celles-ci ne sauraient exister en dehors des textes sacrés que
sont les Evangiles et la Torah et dont le respect est explicitement exigé par le Coran, ledit
respect se trouve par cela seul automatiquement étendu aux règles de droit régissant la vie
juridique des non-musulmans. Autrement dit, le principe de la personnalité des lois n’est que
le corollaire de la reconnaissance par le Coran des deux autres religions monothéistes.

Cette analyse n’est malheureusement pas la seule possible. D’autres auteurs, s’appuyant sur
un autre verset, contestent le principe de la personnalité des lois tel qu’il découle des
prescriptions sus-étudiées et appellent à une application généralisée du principe de la
territorialité des lois, lequel doit déboucher sur une compétence de principe du droit
musulman y compris à l’égard des personnes n’appartenant pas à cette confession. Sans
convaincre.

2. Discussion des thèses territorialistes sur fondement coranique

27. Invoquant certaines prescriptions coraniques, certains auteurs croient déceler des
exigences religieuses qui imposent une application territoriale intégrale du droit musulman
(a). Une lecture attentive du verset permet de réfuter cette thèse (b).

a. Exposé de la thèse territorialiste sur fondement coranique

71
Le terme dhimmis est un dérivé du mot dhimma lequel signifie un « contrat indéfiniment reconduit par lequel la
communauté musulmane accorde hospitalité-protection aux membres des autres religions révélées, à condition qu’eux-
mêmes respectent la domination de l’Islam ; on appelle dhimmis les bénéficiaires de la dhimma ». La définition est celle de
C. Che’hatha, « Dhimma », in Encyclopédie de L’Islam, Leiden-Brill - Maisonneuve-Larose, 1977, t. II, p. 234.
72
L’Imam Malik Ibn Anas, « Al-moudawana-al-kubra » (La grande Moudawana), d’après L’Imam A. Ibn Al-Qassim Al-
’Outhaqi, revu et présenté par A. Ben A’bderra’hmane Al-Hachim , Dar al-nasr li al-teba’a al-islamiya, Le Caire, 2001, (1422
de l’Hégire), t. VI, p. 150. Cette position a naturellement été reprise par son illustre disciple Ibn Al-qassim.
73
Voir par exemple l’attitude du Calife Omar ben ’Abdel’Aziz (680-720), rapportée par L’Imam Malik Ibn Anas, « Al-
moudawana-al-kubra » (La grande Moudawana), op. cit., t. VI, p. 151.
74
O. Abdel’al, « Athar al-diyana fi qanoun al-a’hwal al-chakhssiya al-misri al-jadid » (L’impact de la religion dans le
nouveau droit égyptien du statut personnel), in Droit et religion, Colloque de Beyrouth mai 2000, Bruylant, Bruxelles, 2003,
p. 95, spéc. p. 101

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28. Nombreux sont les commentateurs du Coran à s’être intéressés aux questions relevant
aujourd’hui du droit international privé. Fervents croyants, leur préférence va tout
naturellement au droit musulman qu’ils considèrent comme une sorte de droit du for. Voici le
verset sur lequel ils appuient leur thèse :

29. « Nous t’avons révélé le Livre et la Vérité, pour confirmer ce qui existait du Livre,
avant lui, en le préservant de toute altération. Juge entre ces gens d’après ce que Dieu
a révélé ; ne te conforme pas à leurs désirs en te détournant de ce que tu as reçu de la
Vérité. Nous avons donné, à chacun d’entre eux [les juifs et les chrétiens], une règle et
une loi75 » (Sourate V, verset 48).

30. Le premier commentateur du Coran y voit un ordre providentiel adressé au Prophète


Mahomet afin d’appliquer la législation coranique non seulement à ses fidèles, mais à tous les
non-musulmans76. S’appuyant sur le passage exigeant de Mahomet de juger « d’après ce que
Dieu a révélé » sans aucune distinction fondée sur la confession77, cet auteur déduit qu’il ne
peut s’agir que du Coran, seul intermédiaire entre le prophète et la providence. La
conséquence en serait que seule la législation islamique est compétente à l’égard de tous ceux
relevant théoriquement de sa compétence territoriale78.

Cette analyse a emporté dans son sillage la majorité des commentateurs à quelques exceptions
près. Ainsi, l’application généralisée du droit musulman se justifierait par l’ordre
chronologique des révélations79. Étant donné que Le coran a été le dernier livre révélé, il
serait tout à fait normal qu’il abroge tous ceux l’ayant précédé80. Et donc indirectement toutes
les règles juridiques qui y étaient contenues81. Selon les partisans de cette analyse, en terre
d’Islam, seul le droit musulman aurait droit de cité à l’égard de tous ceux qui s’y trouvent82.
Cette lecture n’emporte pas la conviction et ce à plus d’un titre.

b. Appréciation critique

31. D’abord, cette analyse n’est pas respectueuse de l’esprit même du Coran qui reconnaît les
deux autres religions monothéistes avec tout ce que cela comporte comme conséquence sur le
plan juridique. Le respect de ces confessions impose l’application de leurs lois personnelles à
l’exclusion de toute autre loi. La remarque revêt une importance particulière en droit de la
famille, lequel découle directement des prescriptions religieuses83.

75
Coran, traduction de D. Masson, op. cit., t. I, p. 135.
76
A. J. B. Jarir Al-Tabari, « Jami’ al-bayane fi ta’wil ay al-qur’an » (Commentaire du Coran), op. cit., t. IV, pp. 268-269.
77
Il y a là un démenti formel de la thèse selon laquelle le principe de la personnalité des lois en droit musulman trouve sa
raison d’être dans la considération selon laquelle les non-musulmans seraient indignes de l’application de la législation issue
des deux sources majeures.
78
A. J. B. Jarir Al-Tabari, « Jami’ al-bayane fi ta’wil ay al-qur’an » (Commentaire du Coran), op. cit., t. IV, p. 268.
79
S. Qotb, « Fi dhilal al qurân » (À l’ombre du Coran), Dar al-churuq, le Caire/Beyrouth 1982, t. II, p. 901.
80
T. Ben A’chour, « Thafsir athâhrir wa atânwir » (Commentaire du Coran), op. cit., t. VI, p. 220 ; A. J. B. Jarir Al-Tabari,
« Jami’ al-bayane fi ta’wil ay al-qur’an » (Commentaire du Coran), op. cit., t. IV, p. 269 ; S. Qotb, « Fi dhilal al qurân » ( à
l’ombre du Coran), op. cit., t. II, p. 901.
81
M. H. Al-Tabatabaî, « Al-mizan fi Thafsir al-qurân » (L’équilibre dans le commentaire du Coran), Mouâssassath
matbou’ath isma’iliyan, 1973, 3ème édition, t. V, p. 349.
82
W. Al-Za’hili, « Al-thafssir al-mounir fi al’aquida wa al-chari’a wa al-manhaj » (Commentaire du Coran, de la foi, du
droit musulman et de la méthode), Dar al-fikr al-mou’assir, Beyrouth-Liban, 1ère édition, 1991, t. VI, p. 220.
83
A. A. M. Al-Ansari Al-Qortobi, « Al-jami’e li a’hkam al-qurân » (Traité des prescriptions coraniques [ commentaire du
Coran ]), Al-hayâ al-missriya lilkithab, 1987, t. VI, p. 185.

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Ensuite, la thèse de l’abrogation du principe de la personnalité des lois est contredite par le
même verset que celui invoqué par ses promoteurs pour asseoir le critère territorialiste84. En
effet, le passage coranique selon lequel Dieu a « donné à chacun d’entre eux [les juifs et les
chrétiens], une règle et une loi » implique nécessairement « une diversité des législations85 ».
De surcroît, cette analyse est en contradiction avec les versets sus-étudiés, lesquels consacrent
expressément le principe de la personnalité des lois exigeant, par là même, le respect des lois
juives et chrétiennes dans toute la mesure où celles-ci n’auront pas été abrogées86. Or, cela ne
semble pas être le cas87. Le personnalisme ne peut donc que gagner en autorité.
En réalité, l’application exclusive du droit musulman en terre d’Islam n’a pas été confirmée
par les faits historiques. Mieux, la jurisprudence prophétique lui apporte un démenti
catégorique.

B. La jurisprudence prophétique

32. La reconnaissance par le Coran des règles juridiques contenues dans les deux autres livres
sacrés a été traduite en pratique par une jurisprudence célèbre. Saisi d’un litige relatif à la
matière pénale impliquant deux personnes de confession juive ayant commis le crime de
fornication, le Prophète n’a pas songé un seul instant à l’application des sanctions coraniques.
Ne connaissant que de façon élémentaire les prescriptions contenues dans la Torah, il est allé
se renseigner sur la teneur des sanctions auprès des personnes qualifiées. Aussitôt informé des
sanctions adéquates en cours dans la communauté juive de l’époque telles qu’elles ressortent
de la Torah, il déclare : « je statue sur votre cas en application des dispositions que contient
votre livre88 ». Les deux personnes poursuivies pour avoir commis le crime de fornication ont
ainsi été sanctionnées conformément aux lois issues de la Torah.

33. Loin d’être anecdotique, cet exemple permet de mesurer l’importance accordée par
Mahomet au respect de la loi personnelle. Cette jurisprudence est d’autant plus significative
qu’elle a été rendue en matière pénale, laquelle est traditionnellement dominée par le principe
de la territorialité. C’est dire que dans toutes les matières touchant de près ou de loin au statut
personnel, la loi personnelle des non-musulmans doit donc recevoir application89.

S’il ressort clairement que le principe de la personnalité des lois peut recevoir un appui certain
dans les préceptes religieux, il n’en est pas le produit exclusif. L’histoire des relations
internationales dans les pays musulmans s’est chargée de lui donner une importance de
premier plan.

II. Les fondements historiques de la personnalité des lois dans les pays de tradition
islamique

84
Pour une critique de la théorie de l’abrogation ayant pour objectif de fonder de nouvelles règles, voir N. H. Abou Zayd,
« Mafhoum al-nass, dirassa fi ’oloum al-qurân » (Le concept du texte, étude des sciences coraniques), Al marqaz al-thaqafi
al-’arabi, Casablanca 2005, 6ème édition, pp. 121-124.
85
F. A. Al-Razi, « Al-thafssir al-kabir aw mafathi’ al-ghayb » (Grand commentaire du Coran), Dar al-kuthub al-’ilmiya,
Beyrouth-Liban, 1ère édition, 1990, t. XII, p. 12.
86
W. Al-Za’hili, « Al-thafssir al-mounir fi al’aquida wa al-chari’a wa al-manhaj » (Commentaire du Coran, de la foi, du
droit musulman et de la méthode), op. cit., t. VI, p. 212.
87
H. A. Ben ’Ali Al-Baghdadi, « Al-nassikh wa al-mansoukh » (L’abrogeant et l’abrogé), réalisation par M. B. A. Al-’Alili,
Al-dar al-’arabiya lilmawsou’ath, Beyrouth, 1ère édition, 1989, pp. 116-117 ; aussi, A. B. Ben Al-’Arbi Al-M’afri, « Al-
nassikh wa al-mansoukh fi al-qurân al-’hakim » (L’abrogeant et l’abrogé dans le saint Coran), réalisation par A. Al-’Alaoui
Al-Mdaghri, Makthabath al-thaqafa al-diniya, 1996, pp. 201-202.
88
J. B. Jarir Al-Tabari, « Jami’ al-bayane fi ta’wil ay al-qur’an » (Commentaire du Coran), op. cit., t. IV, p. 249.
89
Rapprocher A. A. M. Al-Ansari Al-Qortobi, « Al-jami’e li a’hkam al-qurân » (Traité des prescriptions coraniques
[commentaire du Coran]), op. cit., t. VI, p. 185 ; aussi, F. A. Al-Razi, « Al-thafssir al-kabir aw mafathi’ al-ghayb » ( Grand
commentaire du Coran), op. cit., t. XII, p. 12.

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34. Depuis l’apparition de l’Islam et jusqu’à la décolonisation, le principe religieux de la


personnalité des lois qui veut que les non-musulmans soient soumis à leur loi personnelle a
été respecté presque intégralement notamment en matière de statut personnel (A). Avant
d’être sérieusement contesté, du moins dans certains pays, avec la fin de la colonisation (B).

A. Aperçu historique du principe de la personnalité des lois dans les pays musulmans

35. Le libéralisme des textes scripturaires consacrant le principe de la personnalité des lois
devait se traduire en pratique, non seulement du vivant du Prophète, mais se poursuivre tout
au long de l’Histoire. Avec les conquêtes arabes du VIIème siècle, il allait connaître un essor
considérable (1) confirmé depuis par la mise en place dès le IXème siècle des institutions
consulaires en Orient (2) consacrant un véritable privilège de juridiction doublé d’un privilège
législatif au profit des non-musulmans90 établis en terre d’Islam. Ces concessions devaient
s’accélérer sous le régime des capitulations concédées par les ottomans, alors maîtres du
monde musulman (3).

1. Les conquêtes

36. Les injonctions coraniques reçurent une mise en pratique immédiate avec les conquêtes
arabes dans les anciens territoires appartenant aux Empires byzantin et sassanide91. En effet, il
n’y a pas eu de conversions forcées92. Des communautés juives et chrétiennes sont restées
installées dans les nouveaux territoires de l’Empire islamique93. Ellse relevaient
judiciairement de leurs autorités religieuses respectives, lesquelles jouissaient de privilèges
juridictionnels très anciens94. Les nouveaux conquérants les avaient laissés normalement
fonctionner. Au delà des considérations d’ordre économique95 ou d’ordre politique96, il n’y
avait là qu’une traduction en actes des prescriptions coraniques.

37. Les privilèges traditionnellement reconnus aux autorités ecclésiastiques des Dhimmis ont
ainsi été reconnus par des chefs musulmans. Les recueils de lois nestoriens et jacobites édictés
sous la domination musulmane le confirment. Le canon VI de Georges I (676) dispose par
exemple que « les procès et querelles entre Chrétiens doivent être jugés à l’Eglise. Qu’ils ne
sortent pas à l’extérieur97 ». En 805, Timothée 1er, patriarche des nestoriens, fait élaborer des
règles ecclésiastiques relatives aux successions en 99 canons dont l’objectif affiché était
« d’enlever toute excuse aux Chrétiens qui ont recours aux tribunaux musulmans, en

90
Qu’il ne faut pas confondre avec les non-musulmans autochtones (nationaux), lesquels, tout en étant sujets du souverain
musulman, ont toujours relevé de leurs juridictions confessionnelles. Il s’agit ici de personnes relevant d’un souverain
étranger.
91
N. Edelby, « L’autonomie législative des chrétiens en terre d’Islam », article précité, p. 316. Les arabes musulmans sont à
Damas en 635, à Jérusalem en 637, au Caire en 641, à Alexandrie en 642, à Ispahan en 644. Quelques années plus tard, leur
pouvoir était totalement étendu à l’ensemble de la Syrie, l’Egypte et la Mésopotamie. La conquête de l’Afrique du Nord se
fera quelques années plus tard.
92
M. Charfi, « L’influence de la religion sur le droit international privé... », cours précité, p. 362.
93
R. Jambu-Merlin, « Essai sur l’histoire des conflits de lois au levant et en Afrique du nord », article précité, p. 4.
94
A. Fattal, Le statut légal des non-musulmans en pays d’Islam, Imprimerie catholique de Beyrouth, 1958, pp. 344-345.
95
Les non-musulmans devaient payer l’impôt foncier (Kharaj) et l’impôt personnel (jizya).
96
Les conquérants arabo-musulmans n’étaient pas nombreux. Leur maîtrise territoriale du nouvel Empire n’était pas encore
établie. Du coup, renverser les institutions en place, c’était prendre le risque d’un soulèvement des populations autochtones
qui ne voyaient pas dans la conquête arabe une guerre contre eux, mais plutôt un renversement d’un régime haï.
97
Synodicon orientale, ou recueil de synodes nestoriens, texte syriaque accompagné d’une traduction française de J. B.
Chabot, in Notices et extraits des manuscrits de la Bibliothèque Nationale, Paris, 1902, vol. 38, p. 484.

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invoquant l’insuffisance de la législation canonique98 ». L’Eglise d’Egypte allait jusqu’à


frapper d’excommunication les chrétiens qui se sont adressés à un juge musulman99. Ce qui
implique que les plaideurs chrétiens s’adressaient de leur plein gré aux juges musulmans et
non sous l’effet de la contrainte.

Cet état de choses est d’ailleurs confirmé par les actes, très solennels, d’investiture octroyés
par les souverains musulmans aux chefs religieux des communautés juive et chrétienne. Ces
documents officiels reconduisaient explicitement les privilèges juridictionnels reconnus aux
dhimmis100.

Les recommandations du patriarche des Mélchites sont tout simplement une traduction des
injonctions coraniques en règles de droit positif. Celui-ci est considéré à la fois comme « chef
et juge des membres de sa communauté aussi longtemps qu’il sera vivant. Il leur indiquera le
licite et l’illicite et jugera entre eux, conformément aux règles révélées dans la Torah et que
l’Evangile n’a guère abrogées ». Il en est de même de l’acte d’investiture du patriarche
Mélchite de Damas stipulant que celui-ci « juge entre eux [les Mélchites] conformément à sa
jurisprudence en matière de mariage et de successions101 ». Les chrétiens d’Egypte jouissaient
des mêmes privilèges102.

Ces solutions étaient les mêmes vis-à-vis de la communauté juive. Les recommandations que
contenaient les actes d’investiture du rabbin sont à cet égard exemplaires. Celui-ci « aura pour
mission de statuer entre eux [les juifs] selon les lois de sa communauté et les coutumes de ses
prédécesseurs103 ». Il y a là un démenti formel aux thèses territorialistes qui prônent une
application généralisée du droit musulman, y compris aux non-musulmans, sous prétexte que
tout livre révélé est abrogé par celui qui lui est postérieur104.

Ce sont les mêmes principes qui avaient cours dans l’Espagne sous domination musulmane.
Les chrétiens relevaient de juridictions présidées par des magistrats de leur confession appelés
qadi al-nassara (juge des chrétiens), lesquels statuaient en application de la loi
wisigothique105. Il en était de même pour les juifs alors justiciables de juridictions hébraïques
où siégeaient des magistrats spéciaux appartenant à la même religion106.

38. Ce respect presque intégral107 du principe de la personnalité des lois a suscité beaucoup d’interrogations de la part de
certains auteurs, surpris par la nature exorbitante de son application à un moment où l’Empire musulman était à son apogée.
Voici la longue explication qu’en donne M. Charfi :

« Si le droit a donc un caractère officiellement religieux, il ne s’adressera logiquement qu’aux adeptes de cette
religion. Il ne pourra pas avoir de vocation générale à s’appliquer à tous les habitants du territoire. Il aura donc
nécessairement un caractère personnel. Il sera ainsi par sa nature même, par sa propre logique interne, un droit

98
R. Duval, La littérature syriaque, Gabalda, Paris, 1907, p. 164.
99
E. L. Butcher, The story of the Church of Egypt, Smith, Elder and Co., London, 1897, t. II, p. 40 ; aussi, J.-B. Chabot,
Littérature syriaque, Librairie Bloud et Gay, Paris 1935, p. 108.
100
A. Fattal, op. cit., p. 348.
101
Al-Qalqachandi, « Sob’hu al-a’cha » (Le matin d’Al-A’cha), Le Caire, 1920, t. XII, p. 424 ; aussi M. Gaudefroy-
Demonbynes, La Syrie à l’époque des Mamelouks d’après les auteurs arabes, Description géographique, économique et
administrative précédée d’une introduction sur l’organisation gouvernementale, Librairie orientaliste Paul Geuthner, Paris
1923, p. 168.
102
N. Edelby, « L’autonomie législative des chrétiens en terre d’Islam », article précité, p. 321.
103
I. F. Al-’Oumari, « Al-tha’rif bilmustala’h al-charif », (La définition par le noble terme), Le Caire, 1894, p. 142.
104
Sur ces thèses, voir supra, n° 30.
105
E. Levy-Provençal, L’Espagne musulmane au Xème siècle, Institutions et vie sociale, Maisonneuve et Larose, Paris, 1996,
p. 37.
106
Ibid, p. 83.
107
Nous utilisons l’expression «presque intégral » parce qu’il est des cas où le droit musulman était applicable dans des
litiges opposant exclusivement des non-musulmans.

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inapte à s’appliquer aux non-musulmans. Puisque ce droit est présenté comme émanant d’une religion, et comme
cette religion est libérale et impose le respect de l’autre, les jurisconsultes musulmans seront amenés à affirmer
d’abord que chaque religion contient nécessairement ses propres lois et que droit et religion sont toujours
nécessairement confondus, ensuite, et pour cela, que la liberté religieuse et le nécessaire respect des autres religions
impose à l’Etat islamique de laisser les non-musulmans obéir à leurs propres lois qui leur sont appliquées par leur
propres tribunaux.
Le pouvoir politique sera amené par la force des choses à respecter et à appliquer cette vision du champ
d’application de la loi dans l’espace. C’est-à-dire que du moment que les dirigeants de l’Etat ont utilisé l’Islam
pour légitimer leur pouvoir, ils ont été contraints à admettre cette limitation considérable de leurs propres
prérogatives. Quand on construit un Etat sur une base religieuse, on utilise la religion pour légitimer un pouvoir. Et
si cette religion est libérale, le pouvoir se trouve prisonnier de son propre piège108 ».

39. Aussi séduisante qu’elle puisse paraître, la justification avancée par M. Charfi ne convainc qu’à moitié. Certes, la
religion musulmane sur laquelle repose tout l’édifice institutionnel et politique impose le respect des autres religions dont la
consécration de la loi personnelle de chacun n’est qu’une manifestation. Mais l’on ne saurait soutenir que le caractère
religieux de la chari’a lui ôte toute vocation à s’appliquer aux non-musulmans sans tomber dans l’exagération. En effet, les
litiges civils opposant deux dhimmis de confession différente comme par exemple les procès entre deux personnes, l’une
juive, l’autre chrétienne, relevaient de la compétence des juridictions du Cadi (juge musulman), lesquelles appliquaient le
droit musulman109. La raison de cette compétence du juge musulman réside dans la volonté du pouvoir politique d’éviter
d’établir une hiérarchie entre les autres religions et donc indirectement consacrer aux profit d’un groupe religieux des
privilèges de juridiction nécessairement doublés de privilèges législatifs 110. De même, la compétence du droit musulman
devient incontestable chaque fois que les dhimmis convenaient de déférer leurs litiges à une juridiction du Cadi111. Le droit
musulman constituait donc bel et bien une sorte de droit du for retrouvant sa vocation générale et subsidiaire aussi bien
lorsque les litiges en question ne relevaient pas de telle ou telle juridiction religieuse que lorsque la compétence des
juridictions du Cadi reposait sur la volonté des parties.

Les consulats du Moyen âge devaient prolonger ce libéralisme.

2. Les consulats du Moyen-Âge

40. Ce sont les échanges commerciaux entre l’Orient et l’Italie, plus développés que dans le
reste de l’Europe, qui étaient à l’origine du développement de l’institution des consulats112.
Les historiens datent du XIème siècle la présence en Orient des premiers consuls de Gênes et
Venise chargés de trancher les différends qui naissent entre leurs concitoyens marchands en
application de leurs lois personnelles113. Certains auteurs se sont posés la question de savoir
« si l’origine immédiate des consulats doit se rattacher aux Croisades ou s’il faut la faire
remonter plus haut, à l’époque où les cités marchandes d’Italie cherchaient, après la chute de
l’Empire d’Occident, à attirer vers elle le commerce de la Méditerranée et accordaient à cet
effet aux négociants étrangers venus s’établir sur le territoire un grand nombre de privilèges, y
compris celui d’être jugés d’après les lois de leur pays et par les juges pris dans leur sein 114 ».
La réalité est que la pratique des consulats date bel et bien d’avant les croisades. Certains
auteurs mentionnent l’existence dès le IXème siècle à Kan-Phan, port chinois, de l’institution
d’un juge musulman chargé de trancher, conformément au droit musulman, les litiges
opposant les commerçants de même confession qui trafiquaient dans ce port 115. Et leur

108
M. Charfi, « L’influence de la religion sur le droit international privé... », cours précité, p. 367.
109
Al-Imam Al-Chafi’i, « Kithab al-oum » ([ jurisprudence chafi’ite ]), Le Caire, 1903, t. VII, p. 83.
110
M. ’Aboud, « Al-wajiz fi al-qanoun al-dawli al-khass al-maghribi » (Précis de droit international privé marocain), Al-
Markaz al-thaqafi al-’arabi, Casablanca, 1994, 1ère édition, p. 182.
111
M. A. Ibn Qudama Al-Maqdissi, « Al-char’h al-kabir ’ala matn al-muqni’ » (Le grand commentaire [ jurisprudence
’hanbalite ]), Le Caire 1927, t. X, p. 198 ; aussi, A. Ya’ala, « Al-a’hkam al-sultaniya » (Les statuts gouvernementaux), Le
Caire 1938, p. 144 ; Al-Imam Al-Chafi’i, op. cit., t. IV, p. 129.
112
P. Arminjon, « Origines, sources et nature du droit des capitulations ottomanes », Clunet 1905, p. 123, 556 et 922, spéc. p.
126.
113
W. Heyd et M. Furcy-Raynaud, Histoire du commerce du Levant au Moyen-Age, édition française publiée sous le haut
patronage de la Société de l’Orient Latin, Amsterdam 1959, t. I, pp. 190 et suivant.
114
P. Arminjon, article précité, p. 128.
115
G.-B. Depping, Histoire du commerce entre le Levant et l’Europe, depuis les croisades jusqu’à la fondation des colonies
d’Amérique, Imprimerie Royale, Paris 1830, t. II, p. 23, note 2.

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installation ne doit rien aux croisades. Autrement dit, la présence de consuls étrangers en terre
d’Islam n’était nullement imposée par une inégalité des rapports de force. Bien au contraire.
Il en va ainsi par exemple des accords, datant entre la fin du VIIIème et le début du IXème
siècle, passés entre le Calife Haroun Al-Rachid et Charlemagne en vertu desquels les Francs
relevaient judiciairement d’agents consulaires investis par leur souverain116. Il en va de même
par exemple de l’accord signé en 1254 entre le sultan Mamelouk d’Egypte et Saint Louis.
Curieusement, après avoir remporté la mémorable bataille d’Al-Mansoura, le souverain
égyptien accorde au Roi de France de larges privilèges commerciaux et judiciaires permettant
aux Francs d’être justiciables de leurs propres juridictions investies en terre d’Islam117. Le
même comportement a été observé chez le souverain Hafside Mourad Ier qui, en 1387,
conclua avec les Gênois un traité d’établissement concédant à ces derniers les mêmes
privilèges commerciaux et judiciaires que ceux dont jouissaient les Francs en Egypte118. Les
consulats étaient mêmes présents dans des pays musulmans qui n’avaient pas vécu les
croisades comme le Maroc. Le traité conclu en 1160 entre la République de Gênes et le
souverain marocain avait autorisé la présence d’un consul gênois dans la ville de Ceuta à
partir de cette date119. En vertu de cet accord, les chrétiens gênois relevaient de la juridiction
de leur consul sauf lorsqu’une partie au litige étaient de confession musulmane120.

41. Plus curieux encore est l’explication avancée par certains historiens relativement à la présence de consulats étrangers en
terre d’Islam. Un auteur a pu soutenir que « lorsqu’il existe entre deux peuples une très grande différence sous le rapport de la
religion, des mœurs, des lois et des coutumes, des rapports durables et suivis ne sont possibles qu’autant que celui de ces
peuples que son activité attire sur le territoire de l’autre y trouve des garanties exceptionnelles sans lesquelles il n’existe
aucune sécurité pour les personnes ni pour les biens121 ». La justification de la nécessaire application des lois personnelles par
un inévitable conflit de civilisations ne date donc pas d’hier. Il en découle que le respect des statuts personnels étrangers dont
l’application était assurée par l’institution du consulat serait dû, non à la tradition islamique ou à l’inévitable interdépendance
des hommes, mais aux clivages religieux et culturels, lesquels constitueraient un risque pour la sécurité des personnes
étrangères et pour leurs biens.

42. L’argument ne convainc pas. Et de fait, si l’existence des consulats devait s’expliquer par les seules différences d’ordre
religieux, comment justifierait-on la présence de consuls dans des pays censés appartenir aux mêmes aires religieuses et
culturelles en Europe continentale. Pourtant, des consuls chargés de trancher les différends opposant leurs concitoyens ont bel
et bien existé. Ainsi, dès 1315, le duc de Lorraine et de Brabant acceptait un consul allemand chargé de veiller sur le
règlement des litiges naissant entre ses concitoyens marchands122. De même, par deux traités datant de 1368, le roi Albert de
Suède autorisait les marchands hollandais à s’établir dans ses Etats en leur permettant de relever de magistrats qui les
jugeaient en application de leurs propres lois123. Nous pouvons en multiplier les exemples. Expliquer la pratique de
l’institution consulaire entre ces pays par leur appartenance à des religions différentes relèverait, sinon de la malhonnêteté
intellectuelle, du moins de l’ignorance. La même remarque s’impose pour la présence de consulats dans les pays musulmans.
C’est que l’interdépendance des hommes, fût-ce sur le plan économique, conduisait les commerçants européens à s’installer
provisoirement en terre d’Islam. Bien que non-musulmans, ils n’étaient pas justiciables des juridictions confessionnelles,
juives et chrétiennes, compétentes uniquement pour statuer sur les litiges opposant les autochtones de même confession 124. Et
comme, les injonctions coraniques imposent l’application à chacun de sa loi personnelle, il était dans la nature des choses que
des consuls compétents puissent trancher les différends naissant entre leurs concitoyens en terre d’Islam.

Ce sont ces prescriptions religieuses que l’on retrouve au fondement de tous les accords intervenus ultérieurement entre les
pays chrétiens d’Europe et l’Empire ottoman musulman, accords que l’on appelle improprement capitulations.

116
L.-J.-D. Feraud-Giraud, De la juridiction française dans les échelles du levant et de Barbarie, éditions A. Durand, Paris,
1859, p. 17.
117
R. Jambu-Merlin, « Essai sur l’histoire des conflits de lois au levant et en Afrique du nord », article précité, p. 11 ; aussi,
M. Charfi, « L’influence de la religion sur le droit international privé... », cours précité, p. 369.
118
C. André-Julien et R. Le Tourneau, Histoire de l’Afrique du Nord, Tunisie, Algérie, Maroc, de la conquête arabe à 1830,
Payot 1964, pp. 29 et suivant.
119
A. Bernard, Le Maroc, Librairie Félix Alcan, Paris 1915, 3ème édition, p. 278.
120
Ibid, p. 281.
121
L.-J.-D. Feraud-Giraud, op. cit., p. 30.
122
G. Salles, Les origines des premiers consulats de la Nation française à l’étranger, Leroux, Paris, 1896, pp. 7-8.
123
Ibid, p. 394.
124
M. Charfi, « L’influence de la religion sur le droit international privé... », cours précité, p. 369.

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3. Les capitulations

43. L’utilisation du terme capitulations peut laisser entendre que les privilèges accordés aux
sujets des nations chrétiennes en pays musulmans ont été obtenus grâce à une quelconque
domination. Or, il n’en fût rien125. Dérivant du mot latin capitulare126, les capitulations
signifient un « ensemble de règles conventionnelles ou coutumières ayant pour objet de
soustraire à la compétence territoriale d’un Etat donné et d’assujettir à la compétence
personnelle d’un autre Etat le statut juridique des individus nationaux du second Etat et
domiciliés ou résidant dans le premier. À l’origine, conventions internationales conclues aux
mêmes fins entre le sultan de l’Empire ottoman, d’une part, et le souverain d’une nation
chrétienne, d’autre part, par la suite entre l’Etat turc et un Etat européen [...]127 ». Les
antécédents historiques confirment d’ailleurs cette définition128.

44. Le premier traité entre Turcs et Génois a été conclu sous Mourad Ier en 1387129. Deux ans
plus tard, un autre traité du même type a été passé entre turcs et Vénitiens130. Toutefois, le
véritable premier traité relatif au commerce et à l’établissement entre ces derniers a été passé
en 1454 sous Mahomet II131. Le préambule précise que celui-ci, après s’être engagé à garantir
la paix et l’amitié aux sujets Vénitiens, rappelle que « la Seigneurie de Venise fera de même à
l’égard de [ses] sujets ». La réciprocité était donc de mise. Et le mot capitulations ne pouvait
qu’être impropre. L’article 16 dudit traité dispose que la République Vénitienne est en droit
« d’envoyer à son gré à Constantinople un baille avec à sa suite suivant l’usage, lequel ait la
liberté de régir en matière civile, de gouverner et d’administrer la justice entre ses Vénitiens
de toutes conditions ».

45. Il en va différemment pour les rapports franco-ottomans. En effet, le premier traité entre
Français et Ottomans a été conclu sous Soliman 1er et François 1er en 1536132. Les premier et
deuxième articles de ce traité garantissaient aux premiers une véritable immunité de
juridiction qui leur assure la compétence de leur loi personnelle. Toutefois, et contrairement
aux accords turco-vénitiens, ces dispositions n’étaient pas bilatérales, en ce sens qu’elles ne
prévoyaient pas de privilèges identiques au profit des Ottomans qui trafiquaient en France. Il
faut cependant se garder d’en conclure qu’il s’agissait d’une véritable capitulation dictée au
souverain ottoman par la force.

46. L’explication en est toute simple. Si les musulmans étaient présents dans tous les ports
méditerranéens et notamment italiens, ils ne se déplaçaient pratiquement jamais dans les ports

125
J. Lafon, « Les capitulations ottomanes : un droit paracolonial », Droits 1998, p. 155, spéc. p. 157.
126
Qui signifie « faire une convention ».
127
Vocabulaire juridique, Association Henri Capitant, sous la direction de G. Cornu, Presses universitaires de France, 1987,
p. 116.
128
Dans une lettre datée du 6 octobre 1869 adressée par le Ministre des Affaires étrangères de France aux commissaires du
Gouvernement de l’Empereur à Alexandrie, on pouvait lire : « les capitulations, c’est-à-dire l’ensemble des règles qui
régissent les rapports des Puissances chrétiennes avec la Porte, ne se réduisent pas à la lettre des traités primitifs ; elles
comprennent encore toute une jurisprudence internationale qui a développé ces traités, toute une série de dispositions
complémentaires conçues dans le même esprit, conseillées par l’expérience, reconnues nécessaires, admises d’un accord,
consacrées par l’usage et garanties enfin par les plus récentes conventions », in Dictionnaire de la terminologie du droit
international, publié sous le patronage de l’Union Académique Internationale, préface de J. Basdevant, Sirey 1960, p. 101.
129
P. Arminjon, « Origines, sources et nature du droit des capitulations ottomanes », article précité, pp. 556-557.
130
J. de Hammer, Histoire de l’Empire ottoman depuis son origine jusqu’à nos jours, traduit de l’allemand par M. Dochez,
Imprimerie de Bethune et Plon, 1844, t. II, p. 174.
131
P. Arminjon, article précité, p. 559.
132
Hammer, « Mémoires pour les premières relations diplomatiques entre la France et La porte », Journal asiatique, 1827, p.
40.

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français. Les rapports commerciaux entre musulmans et français à cette époque avaient
exclusivement lieu sur le territoire ottoman133. D’où l’inutilité de clauses assurant aux sujets
ottomans un traitement réciproque en France. Cette analyse est d’ailleurs confirmée par les
autres accords signés entre la France et d’autres pays musulmans. Il en va ainsi du traité du 24
septembre 1631 signé entre la France et le Maroc134 dont l’article 9 dispose que « s’il arrivait
quelques différends entre les Maures marchands qui seront en France, l’ambassadeur de
l’Empereur du Maroc résidant en France les terminera135 ». Une disposition identique
permettait aux marchands français établis au Maroc de relever de leurs propres juridictions et
donc de leur loi personnelle136. Il y avait donc réciprocité. Partant, il serait plus exact de parler
de traités et non de capitulations.

47. Il serait fastidieux d’énumérer de façon exhaustive tous les nombreux traités passés par
l’Empire ottoman avec les Etats chrétiens. Il est en revanche notable que la présence en
Europe d’ambassadeurs étrangers faisant office de juges commençait à disparaître à partir du
XVIème siècle, ce qui allait de pair avec le renforcement du concept de l’Etat et la prise de
conscience par les pays européens du nécessaire exercice de la souveraineté nationale137.
Certes, ce mouvement ne s’est pas produit dans l’Empire musulman. Mais ce n’est pas parce
que l’Etat a été dans l’impossibilité de s’emparer du pouvoir législatif resté entre les mains
des fuqaha138.

48. Outre le fait qu’il n’est pas techniquement inconcevable que la chari’a puisse s’appliquer
à des non-musulmans139, l’évolution des pays musulmans contredit largement cette
explication. Si l’on excepte la Tunisie qui a unifié sa législation, le pluralisme des statuts
personnels continue d’être la règle dans tous les autres pays musulmans et ce bien que l’Etat
ait retiré le pouvoir législatif aux docteurs de la religion. Les réformes les plus récentes
confirment d’ailleurs ce pluralisme. C’est ainsi qu’au Maroc, le nouveau Code de la famille,
adopté à l’unanimité par le Parlement, maintient expressément les juifs marocains sous
l’empire de la loi hébraïque140. Il en va de même en Egypte où le législateur a réaffirmé son
attachement au pluralisme législatif par la loi du 29 janvier 2000141.

133
P. Arminijon, « Origines, sources et nature du droit des capitulations ottomanes », article précité, p. 565.
134
N’ayant jamais fait partie de l’Empire ottoman, le Maroc négociait indépendamment et souverainement ses traités
bilatéraux avec les nations chrétiennes.
135
L.-J.-D. Feraud-Giraud, De la juridiction française dans les échelles du levant et de Barbarie, op. cit., p. 195.
136
Ibid.
137
M. Charfi, « L’influence de la religion sur le droit international privé... », cours précité, p. 370.
138
Contra M. Charfi, Ibid : « cette évolution des Etats islamiques à contre-courant de l’évolution des autres Etats à la même
époque s’explique par une différence essentielle entre les deux. Alors que les Etats européens affirmaient de plus en plus leur
autorité face à l’Eglise, ou au moins à côté d’elle, l’Etat islamique s’appuyait davantage sur la religion pour se renforcer. Pour
cela, l’autorité publique s’est privée du pouvoir législatif. La loi de l’Etat islamique étant formulée par les docteurs de la
religion et non par le prince n’avait pas de vocation territoriale et était donc par sa nature même inadaptée pour s’appliquer à
des non-musulmans. Etant présentés et perçus comme des organes religieux, ils n’avaient aucune vocation de compétence
générale sur l’ensemble d’un territoire. Il y avait donc un vide législatif et juridictionnel que les capitulations ont
naturellement rempli ».
139
Voir supra, n° 26.
140
En vertu de l’article 2, alinéa 4-b, du nouveau Code marocain de la famille, « les Marocains de confession juive sont
soumis aux règles du statut personnel hébraïque marocain ». Les déclarations du Roi Mohammed VI sont très explicites à cet
égard. Après avoir rappelé les traditions libérales du droit musulman en matière du statut personnel, le Souverain du Maroc
réitère solennellement la tradition personnaliste de l’Islam. « Soucieux de préserver les droits de nôs fidèles sujets de
confession juive, nous avons tenu à ce que soit réaffirmé, dans le nouveau Code de la Famille, l’application à leur égard des
dispositions du statut personnel hébraïque marocain », Extraits du discours de Sa majesté le Roi Mohammed VI lors de
l’ouverture de la deuxième année de la 7ème législature, in Code de la Famille, Royaume du Maroc, Ministère de la Justice,
Collection des textes législatifs, n° 9, Imprimerie de Fedala, 2005, 2 ème édition, p. 142.
141
O. Abdel Al-’al, « Athar al-diyana fi qanoun al-a’hwal al-chakhssiya al-misri al-jadid » (L’impact de la religion sur le
nouveau droit égyptien du statut personnel), article précité, p. 96.

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En réalité, la présence prolongée de kystes juridictionnels et donc législatifs par


l’intermédiaire des capitulations en terre d’Islam trouve sa raison d’être dans l’indifférence
qu’éprouvent les musulmans à l’égard du statut personnel des étrangers appartenant aux
autres confessions monothéistes142 et non dans une quelconque incapacité de l’Etat à
moderniser sa législation.

49. Cette immunité quasi intégrale que certains nommaient naguère personnalité du droit143
dont jouissaient les étrangers vis-à-vis de l’ordre juridique établi dans les pays musulmans
devait se perpétuer sous la colonisation. Seulement, cette fois-ci, ce ne sont plus les consuls
qui officient comme intercesseurs, mais de véritables juridictions étrangères exportées dans
des Etats passés sous domination étrangère. Certes, la décolonisation a mis fin à leur présence.
Mais il n’en reste pas moins que cet épisode a été vécu comme une atteinte intolérable à la
souveraineté des pays musulmans. D’où des appels à l’abandon du principe de la personnalité
des lois.

B. Allal Al-Fassi et le renouveau des thèses territorialistes

50. Notons d’abord que les doctrines, qui avaient préconisé vers la fin du XXème siècle une
application généralisée du droit musulman, y compris en matière de statut personnel, et ce au
mépris d’une tradition ancrée dans les textes sacrés de l’Islam, ne sont pas nouvelles. Nous
avions déjà vu que les premiers commentateurs du Coran y étaient sensibles144. Au milieu des
années 50, elle a été préconisée en Egypte par Sayid Qotb145 connu pour son rigorisme
fondamentaliste. Deux décennies plus tard, la thèse a refait surface. Cette fois-ci au Maroc
sous l’impulsion de Allal Al-Fassi, nationaliste se réclamant ouvertement du salafisme146.

Prônant une solution radicale consistant dans l’application exclusive du droit musulman sur
l’ensemble du territoire marocain (1), l’auteur développe des thèses intéressant le droit
international privé qui rompent avec une tradition vieille de quinze siècle. Nous nous serions
volontiers contenté de signaler brièvement la proposition d’Al-Fassi, tant elle reflète
davantage l’esprit d’un militant nationaliste qu’un véritable courant de la doctrine
internationaliste marocaine, si elle n’avait pas influencé certains projets législatifs dont aucun
n’a vu le jour. Et pour cause : la thèse est loin d’être à l’abri de la critique (2).

1. Exposé de la thèse

51. Dans un article publié par Al-Fassi dans le quotidien marocain Al-’Alam du 12 mars
1974147, l’auteur part du postulat suivant : tandis que les Français établis au Maroc continuent
de jouir d’une immunité quasi absolue vis-à-vis de l’ordre juridique marocain en matière de
statut personnel, les marocains établis à l’étranger se trouvent dans l’impossibilité de se voir
appliquer le droit musulman. Le droit international privé français les soustrait à l’application
du droit marocain pour les soumettre à la loi française en vertu du principe de la territorialité

142
A. de Crouzet-Rayssac, Le régime des capitulations et la condition des étrangers au Maroc, Librairie Arthur Rousseau,
Paris, 1921, p. 11.
143
R. Jambu-Merlin, « Essai sur l’histoire des conflits de lois au levant et en Afrique du nord », article précité, p. 7.
144
Voir supra, n° 28.
145
Ses positions fondamentalistes lui avaient valu la peine capitale en 1966 sous la présidence de Gamel ’Abdel Nasser.
146
A. Laroui, Les origines sociales et culturelles du nationalisme marocain (1830-1912), Centre culturel arabe, Casablanca,
2001, 2ème édition, pp. 432-433.
147
A. Al-Fassi, « Fi zawaj al-muslima bilâjnabi massas bi al-siyada al-wataniya » (le mariage de la musulmane avec un
étranger est une atteinte à la souveraineté nationale), Al-’Alam du 12 mars 1974. Ce texte a été publié dans l’organe
francophone du même quotidien sous le titre « Le mariage mixte : une atteinte à la souveraineté nationale », L’Opinion du 16
mars 1974.

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des lois dans l’immense majorité des cas. L’auteur y voit la marque incontestable de
l’hégémonie néocolonialiste148 que seule une application généralisée du droit musulman, loi
de la résidence, à tous ceux se retrouvant sur le territoire marocain peut combattre
efficacement.

52. Pour appuyer sa proposition, l’auteur cite l’exemple du droit français. En vertu du principe
de la territorialité, « quiconque commet en France un délit sera obligatoirement jugé par une
juridiction française laquelle appliquera le droit pénal français abstraction faite de sa
nationalité. Il en va de même pour les obligations civiles et commerciales. Les litiges
auxquels celles-ci pourraient donner naissance relèvent systématiquement de la compétence
du droit français civil ou commercial selon les cas, que les plaideurs soient des nationaux ou
des étrangers149 » estime l’auteur. Le droit de la famille n’échapperait pas non plus à la
territorialité des lois. C’est ainsi qu’en France, l’acte de mariage ne serait pleinement valable
que s’il a été enregistré devant l’officier d’état civil. Un mariage polygamique ne pourra
jamais y être contracté. La dissolution du mariage ne saurait y avoir lieu sans l’intervention
préalable d’un organe judiciaire précise Al-Fassi.

53. En revanche, un Français non-musulman peut valablement conclure un mariage avec une
marocaine musulmane, et ce bien que cette union soit incompatible avec le droit et l’ordre
public marocains s’offusque Al-Fassi selon qui il y aurait là une atteinte intolérable à la
souveraineté nationale marocaine caractérisée par le défaut de réciprocité 150. « Le principe de
la territorialité des lois en cours en France démontre amplement l’indépendance de celle-ci
contrairement au droit marocain dont la vocation à s’appliquer est restreinte aux personnes de
confession musulmane comme s’il s’agissait de la législation d’une secte et non d’un droit
national. C’est un affront que de perpétuer cette situation qui répugne à tout nationaliste
fidèle151 » précise l’auteur.

54. D’où l’appel par Al-Fassi à un sursaut de l’Etat marocain. Pour lui, la solution serait la
conclusion de conventions bilatérales avec la France dont l’objectif serait d’y assurer le
respect intégral du statut personnel marocain. À défaut, soumettre toutes les personnes
résidant au Maroc au droit musulman, y compris les marocains de confession juive. L’idée de
réciprocité est ainsi explicitement avancée par l’auteur pour inciter les autorités marocaines à
réagir. Loin d’être une nouveauté, ce concept comme mesure de rétorsion a déjà été prôné par
d’autres avant lui en Europe continentale. En France par exemple, la condition de réciprocité,
comme condition préalable à l’application de la loi étrangère, a été proposée par J. P. Niboyet
« alors parvenu au vertigineux sommet de son nationalisme juridique152 ». S’appuyant sur
l’idée que l’application d’une loi étrangère doit avoir son pendant à l’étranger sous forme
d’une « contre-prestation identique » ou symétrique153, Niboyet proposait au lendemain de la
seconde guerre mondiale d’insérer dans l’avant projet de codification du droit international
privé français une règle selon laquelle le droit étranger désigné par la règle de conflit française
ne serait appliqué que si le rattachement étranger désignait dans la même hypothèse la loi

148
A. Al-Fassi explique que « la suprématie et la supériorité coloniales étrangères sont toujours évidentes chez nous, et
surtout en matière de droit et de son application. Le traitement discriminatoire et le privilège sont les caractéristiques
frappantes de plusieurs affaires relatives à la soumission de l’étranger à la juridiction nationale marocaine ».
149
A. Al-Fassi, « Difa’e ’an al-chari’a » (Défense du droit musulman), Manchourath muâssassath Allal Al-Fassi, Casablanca
1995, 3ème édition, p. 201. Inutile de s’appesantir sur l’inexactitude de ces affirmations...
150
A. Al-Fassi, « Fi zawaj al-muslima bilâjnabi massas bi al-siyada al-wataniya » (le mariage de la musulmane avec un
étranger est une atteinte à la souveraineté nationale), article précité.
151
Ibid.
152
B. Goldman, « Réflexions sur la réciprocité en droit international », Trav. Com. Fr. DIP. 1962-1964, p. 61, spéc. p. 65.
153
J.-P. Niboyet, « La notion de réciprocité dans les traités diplomatiques de droit international privé », Rec. cours Acad. dr.
inter.1935-II, t. 52, p. 251, spéc. p. 270.

27
Pr. ZAHER - 2020 - 2021 - S5 - Cours de Droit international privé - Fascicule n° 1

française. Difficile de ne pas relever que les partisans de la réciprocité en matière de conflit de
lois ont un dénominateur commun : le nationalisme154.

55. Il n’est pas inutile de noter que Al-Fassi formulait sa thèse avant la fameuse loi du 11
juillet 1975 « portant réforme du divorce » et édictant une règle de conflit unilatérale posée
par l’ancien article 310 du Code civil155 (devenu article 309), une disposition156 qui
« constitue un mélange inédit d’unilatéralisme nationaliste et d’unilatéralisme
internationaliste157 ». Alors que l’ancienne jurisprudence Rivière158 donnait une compétence
de principe à la loi nationale des époux en matière de divorce, le nouvel article prévoit un
rattachement unilatéral soumettant au droit français, non seulement les époux de nationalité
commune française, mais aussi les époux étrangers résidant en France, fussent-ils de
nationalité commune. Les Marocains vivant en France se sont trouvés de ce fait soumis à la
législation française pour tout ce qui concerne la dissolution du lien conjugal.

56. Certes Al-Fassi n’était plus de ce monde pour dénoncer ce changement important
affectant cette fois-ci directement le statut personnel des Marocains établis en France, lui qui
dénonçait naguère l’obligation pour ces derniers de s’y soumettre à une procédure judiciaire,
mais ses idées ont eu un écho considérable au Maroc. C’est ainsi que la nouvelle règle de
conflit française en matière de divorce a été perçue comme une atteinte grave aux principes
fondamentaux de l’identité des Marocains établis en France159. Un auteur a pu soutenir
qu’« obliger un Marocain à rompre le lien conjugal contre sa volonté et sa loi nationale, ce
serait le forcer à vivre dans un état qui froisserait ses convictions religieuses et troublerait sa
conscience160 ». Certes, l’évolution du droit marocain ne lui a pas donné raison en ce sens que
l’épouse peut désormais se délier du lien conjugal contre la volonté de son époux161, mais il
est difficile de ne pas déceler dans sa thèse l’influence des idées d’Al-Fassi. Pourtant, celles-ci
ne sont pas exemptes de tout reproche.

2. Appréciation critique

154
Al-Fassi, d’ailleurs, se considère lui-même comme tel, voir A. AL-Fassi, « Fi zawaj al-muslima bilâjnabi massas bi al-
siyada al-wataniya » (le mariage de la musulmane avec un étranger est une atteinte à la souveraineté nationale), article
précité.
155
Ph. Francescakis, « Le surprenant article 310 du Code civil sur le divorce international », Rev. crit. DIP. 1975, p. 553 ; J.
Foyer, « Tournant et retour aux sources en droit international privé », JCP. 1976. I. 2762 ; M. Simon-Depitre, « Le nouvel
article 310 du Code civil », Clunet 1976, p. 347.
156
En vertu de cette disposition, « le divorce et la séparation de corps sont régis par la loi française :
 lorsque l’un et l’autre époux sont de nationalité française ;
 lorsque les époux ont, l’un et l’autre, leur domicile sur le territoire français ;
 lorsque aucune loi ne se reconnaît compétence, alors que les tribunaux français sont compétents pour connaître du
divorce et de la séparation de corps ».
157
P. Mayer et V. Heuzé, op. cit., n° 578, p. 417.
158
C. cass., ch. civ., 1ère sect., 17 avril 1953, Rev. crit. DIP. 1953, p. 412, note H. Batiffol ; Clunet 1953, p. 860, note R.
Plaisant ; JCP. 1953. II. 7863, note J. Buchet ; Rabels Zeitschrift 1955, p. 520, note Ph. Francescakis ; Grands arrêts DIP.
Dalloz, 2006, 5ème édition, n° 26.
159
Voir cependant contra B. Alaoui, La loi personnelle dans les relations franco-marocaines en droit international privé
français et marocain, thèse, Paris II, 1978, p. 104. L’auteur soutient l’idée selon laquelle les divorces prononcés en France en
application du droit français entre conjoints de nationalité marocaine devraient pouvoir être reconnus au Maroc puisqu’il en
irait du respect même des droits acquis. Cette position ne saurait toutefois convaincre. Comme le relève un auteur, « dire
qu’il est souhaitable que de tels divorces soient reconnus au Maroc au titre du respect des droits acquis à l’étranger est un
vœux pieux exprimé en une ligne qui tourne vraiment court », J. Déprez, « Le droit international privé marocain à travers les
livres », Rev. jur. pol. éco. Maroc 1979, n° 5, p. 265, spéc. p. 268.
160
D. Chabi, La réforme du divorce international français et ses incidences juridiques sur le statut personnel des marocains
établis en France, Mémoire précité, p. 145. Ces idées ont été reprises cinq ans plus tard par le même auteur dans sa thèse
intitulée, Les relations franco-marocaines de droit international privé depuis la loi du 11 juillet 1975 sur le divorce, thèse
Strasbourg, 1987.
161
K. Zaher, conflit de civilisations et droit international privé, op. cit, n° 132 et suiv.

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57. Tout en se livrant à une analyse sereine des arguments d’Al-Fassi, M. Déprez n’a pu
s’empêcher d’y voir la marque de « la friction des systèmes juridiques, voire l’impossible
coordination de civilisations opposées162 ». Aussi, est-il besoin de rappeler que les
propositions de cet auteur restent un point de vue purement personnel et n’engagent pas une
civilisation entière. Certes, ils ont bien inspiré quelques projets législatifs restés sans
lendemain, mais il serait excessif de soutenir que cette thèse représente à elle seule la
civilisation musulmane. En effet, il est difficile de lui trouver le moindre relais dans la
doctrine internationaliste marocaine ou dans les autres pays musulmans. Et pour cause : la
tradition personnaliste y est plus que millénaire. La remarque est d’autant plus curieuse
qu’elle vient d’un auteur qui voit dans la subordination du statut personnel à la loi nationale
une pratique immémoriale des pays musulmans163. D’ailleurs, M. Déprez, lui-même,
reconnaît que ces thèses reflètent davantage la pensée d’un militant nationaliste qu’un
véritable courant doctrinal164. Partant, parler de conflit de civilisations sur le plan de l’échange
en droit international privé en ayant comme seule référence une opinion très isolée relève de
l’extrapolation.

58. Au delà de ces considérations d’ordre conceptuel, la proposition d’Al-Fassi repose sur une argumentation inexacte. Et ce
pour plusieurs raisons.

D’abord, il est sans doute excessif de dénoncer, à travers l’interdiction du mariage polygamique et la célébration des
mariages entre femmes musulmanes et non-musulmans, le non-respect par la France du statut personnel des Marocains qui y
sont établis. Car, si le statut personnel des Français résidant au Maroc est davantage respecté, il n’en résulte aucune
obligation identique pour l’Etat français. Aucun Etat au monde ne saurait assurer aujourd’hui une application intégrale des
lois étrangères de statut personnel sans compromettre les valeurs fondamentales sur lesquelles repose son ordre juridique.
Il est donc tout à fait normal que le juge français puisse déclencher l’exception d’ordre public à l’encontre des lois dont
l’application porterait atteinte à des principes qu’il considère comme fondamentaux. Il n’y a là qu’une manifestation somme
toute naturelle de la souveraineté française. Par conséquent, lui demander d’appliquer intégralement un droit étranger désigné
par sa règle de conflit, c’est l’inviter à abdiquer une part importante de cette même souveraineté dont on dénonce l’atteinte.
Or, aucun autre Etat ne peut s’estimer lésé par cela seul qu’un juge français (ou officier d’état civil) est passé outre les
interdictions d’ordre religieux imposées par sa législation. Il en allait jadis ainsi pour les lois espagnoles interdisant le
mariage d’un Espagnol avec une étrangère divorcée qui étaient systématiquement écartées au nom de l’ordre public
international français165. Le même sort a été réservé à l’ancienne loi suisse interdisant à un divorcé de se remarier pendant un
délai de deux ans en ce qu’elle porterait atteinte à la liberté matrimoniale166. On le voit bien, la législation marocaine n’est
pas la seule à être affectée par le fonctionnement normal des mécanismes de droit international privé. Le statut personnel des
étrangers non-musulmans établis en France subit aussi les exigences de l’ordre juridique du pays d’accueil. Aucune loi
religieuse ne jouit en France d’un statut privilégiée. Al-Fassi n’a donc pas perçu que, dans un pays où la laïcité et la liberté du
mariage sont considérées comme des valeurs non négociables, il est inconcevable que les autorités publiques interdisent aux
officiers d’état civil de célébrer des mariages sous prétexte du nécessaire respect des lois religieuses étrangères 167.

Ensuite, l’attitude respectueuse du droit international privé marocain des lois de statut personnel étrangères ne doit pas être
perçue comme une « atteinte à la souveraineté nationale marocaine » ou comme une séquelle du colonialisme reflétant la
domination étrangère. Au contraire, il a déjà été démontré que le principe de la personnalité des lois trouve son fondement
dans le texte sacré et qu’il s’agit d’une tradition qui n’a jamais été rompue dans l’histoire des pays musulmans même au
sommet de leur hégémonie168.

Enfin, soulever le défaut de réciprocité dans les relations franco-marocaines pour exiger du gouvernement marocain d’œuvrer
à établir un traitement identique des relations familiales dans les deux pays, c’est ignorer l’essence même du droit

162
J. Déprez, « Un aspect inattendu de l’ ‘‘échange inégal’’ en droit international privé ? Les relations de statut personnel
entre l’Islam et l’Europe vues à travers le cas franco-marocain », Rev. tun. dr. 1975, p. 19, spéc. p. 25.
163
J. Déprez, « Droit international privé et conflit de civilisations. Aspects méthodologiques (les relations entre systèmes
d’Europe occidentale et systèmes islamiques en matière de statut personnel) », Rec. cours Acad. dr. inter. 1988-IV, t. 211, p.
44.
164
J. Déprez, « Un aspect inattendu de l’ ‘‘échange inégal’’ en droit international privé ? Les relations de statut personnel... »,
article précité, p. 26.
165
Y. Loussouarn, P. Bourel, P. de Vareilles-Sommières, Droit international privé, Dalloz, 2004, 8ème édition n° 306, pp.
407-408 et les décisions citées.
166
TGI. Paris, 4 mars 1988, Rev. crit. DIP. 1988, p. 588, note P.-Y. Gautier.
167
J. Déprez, « Les évolutions actuelles du droit international privé français dans le domaine du droit familial en relation avec
les convictions religieuses », Rev. dr. canonique 1995, p. 7, spéc. pp. 16-17.
168
Voir supra, n° 28 et suiv.

29
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international privé. Certes, l’argument relatif à la réciprocité a été repris par certains projets législatifs. Ainsi, un projet de loi
consistant à réformer le droit international privé marocain prévoyait que « l’état et la capacité de l’étranger en résidence au
Maroc sont régis par sa loi nationale à moins qu’elle ne soit contraire à l’ordre public ou qu’elle ne garantisse pas au
Marocain résidant sur le territoire du pays dont l’étranger est ressortissant la réciprocité169 ». Il n’en reste cependant pas
moins que ce projet est resté sans lendemain. Et pour cause : l’idée de réciprocité qui l’inspire, elle même fondée sur la
volonté d’assurer170 aux nationaux l’application de leur loi personnelle à l’étranger, est mauvaise conseillère en matière de
conflit de lois. En effet, un Etat A, qui impose une condition de réciprocité par simple mesure de rétorsion en adoptant un
rattachement territorial, entend exercer une pression sur un autre pays B afin d’amener celui-ci à respecter le statut personnel
des ressortissants du pays A. Ce faisant, soumettre des relations d’ordre purement privé à la loi du for ressemblerait
davantage à une punition qu’à une nouvelle orientation réfléchie en matière de droit international privé. Cette mesure de
rétorsion est d’autant plus choquante qu’elle ne sanctionne pas l’Etat prétendument coupable du non-respect de la loi
étrangère, mais plutôt des individus qui voient leur statut personnel affecté par des éléments qui leurs sont totalement
extérieurs171. De surcroît, la rétorsion reste une mesure souvent inefficace en ce sens qu’elle peut rarement conduire un Etat à
revoir ses règles de conflit ou éventuellement leur mise en oeuvre.

59. Au delà de ces considérations, c’est l’esprit nationaliste qui se trouve au cœur même de
ces solutions qui peine à convaincre. En effet, parler de souveraineté nationale là où de
simples intérêts privés sont en jeu172, c’est méconnaître l’objectif même du droit international
privé à savoir la coordination des systèmes173. Le législateur marocain l’a bien compris et, à
juste titre, refusé d’adopter le projet de loi consistant à subordonner l’application des lois
personnelles des étrangers établis au Maroc à une quelconque condition de réciprocité.

Cette attitude témoigne de l’attachement des pays de tradition islamique à une tradition
ancestrale qu’est le principe de la personnalité des lois. Cette fidélité se manifeste non
seulement à travers l’adoption de la nationalité comme critère de rattachement en matière de
statut personnel, mais encore à travers la mise en oeuvre des règles de conflit modernes dans
les systèmes de droit international privé de ces mêmes pays.

169
Cité par J. Déprez, « Droit international privé et conflit de civilisations, aspects méthodologiques », cours précité, p. 198.
170
Il serait inexact de parler de protection des nationaux à l’étranger en les soumettant nécessairement à leur loi nationale.
Soumettre en France le divorce de deux époux de nationalité marocaine à leur loi nationale commune, à le supposer possible,
offrait notamment à l’époque un avantage considérable au mari qui pouvait ainsi se délier à bon compte du lien conjugal. La
protection ne pouvait donc pas concerner l’épouse. De même, une marocaine musulmane qui s’adresse à l’officier d’état civil
français afin de faire célébrer son mariage avec un non-musulman le fait en connaissance de cause. Par conséquent, prétendre
que le respect intégral de son statut personnel lui assurerait plus de protection reste à démontrer...
171
P. Lagarde, « La réciprocité en droit international privé », Rec. cours Acad. dr. inter. 1977-I, t. 154, p. 101, spéc. p. 162.
172
H. Batiffol et P. Lagarde, Traité de droit international privé, LGDJ, 1993, 7ème édition, t. I, n° 21, p. 33.
173
H. Batiffol, Aspects philosophiques du droit international privé, Dalloz, 2002, édition présentée par Y. Lequette, n° 46, p.
102 ; du même auteur, « Principes de droit international privé », Rec. cours Acad. dr. inter. 1959-2, t. 97, p. 429, spéc. p. 457.

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SECTION 3

LES SOURCES DU DROIT INTERNATIONAL PRIVE

L’enseignement des disciplines de droit est traditionnellement subordonné à l’étude de ses


sources. L’étude du droit international privé confirme cette tradition en lui donnant un relief
très particulier. Contrairement aux autres branches du droit marocain, le droit international
privé a des sources éparses et diverses ; celles-ci sont de deux ordres : internes ( §1) et
internationales (§2).

§1. LES SOURCES INTERNES

60. Les sources internes du droit international privé sont, à l’instar des autres branches du
droit, la loi (I), la jurisprudence (II) et, à un moindre degré, la doctrine (III).

I. La loi

Les dispositions législatives concernent le domaine du conflit de lois (A), celui des conflits de
juridictions (B), et le droit de la nationalité (C).

A. En matière de conflit de lois

61. Le texte fondamental en la matière demeure incontestablement le Dahir du 12 août 1913


sur la condition civile des français et des étrangers au Maroc (DCC)174 (1). D’autres textes, de
moindre importance en la matière, contiennent des règles dont la portée réduit presque à néant
le champ d’application de certaines dispositions du DCC. Il en est ainsi du Code de la famille
(2) et du Code de commerce (3).

1. Le DCC

62. Elaboré par les autorités françaises du protectorat, ce texte était considéré par ses
promoteurs comme « un véritable code de droit international privé175 ».

Contrairement à l’opinion répandue selon laquelle le DCC trouvait son fondement aussi bien dans l’acte d’Algésiras du 7
avril 1906 que dans l’accord franco-allemand du 4 novembre 1911176, seul ce dernier a servi de base à l’élaboration dudit
Dahir en permettant à la France d’instituer au Maroc une réglementation nouvelle et de modifier les règlements existants 177. Il
suffit de se reporter aux dispositions de l’acte d’Algésiras pour constater que cet accord, tout en instituant « le principe de
l’égalité économique sans aucune inégalité », conférait l’élaboration de ladite réglementation, non à la France à titre exclusif,
mais au corps diplomatique de toutes les puissances représentées à Algésiras178 et qui bénéficiaient déjà du régime des
capitulations179. Instaurant « une sorte de protectorat international sur la Maroc180 », l’acte d’Algésiras n’octroyait nullement
à la France le pouvoir exclusif d’édicter des lois au Maroc et, dès lors, ne pouvait servir de fondement à la promulgation du

174
Bulletin officiel, numéro spécial, hors série, du 12 septembre 1913, p. 77.
175
Rapport sur les travaux de la commission d’organisation judiciaire du protectorat français au Maroc, Bulletin officiel,
numéro spécial, hors série, du 12 septembre 1913, p. 1, spéc. p. 3.
176
Opinion exprimée par P. Decroux, Droit privé, t. I, Sources du droit, collection Manuels de droit d’économie du Maroc,
Éditions La Porte, Rabat, 1963, p. 20 ; aussi, F. Sarehane, et N. Lahlou-Rachdi, « Conflits de lois, conflits de juridictions »,
art. préc., n° 6.
177
Article 1er du Traité franco-allemand du 4 novembre 1911.
178
Articles 4, 18, 45, 59, 61, 63, 66, 70, 72, 73, 75, 76, 97, 98, 108, 110, 114, et 117.
179
A. de Laubadère, « Les obligations internationales du Maroc moderne », in La technique et les principes du droit public,
études en l’honneur de Georges Scelles, t. I, LGDJ, Paris, 1950, p. 315, spéc. p. 321.
180
J.-H. Lasserre-Bigorry, « Le mythe d’Algésiras, étude sur le statut international du Maroc en matière économique »,
Politique étrangère n° 3, 1950, 15ème année, p. 317, spéc. p. 320.

31
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DCC. D’ailleurs, le décret relatif à l’organisation judicaire du protectorat français du Maroc, tout en visant explicitement dans
ses motifs l’accord franco-allemand, ne fait nullement référence à l’acte d’Algésiras181. Quoi qu’il en soit, la réforme
judiciaire, pilier de la réorganisation administrative du protectorat au Maroc, constituait le préalable indispensable auquel
était subordonnée l’abrogation du système capitulaire dont bénéficiaient les puissances présentes au Maroc 182.

63. Afin d’étendre son pouvoir sur le Maroc, la France s’était engagée à garantir aux
ressortissants des autres puissances le respect intégral de leur loi nationale ainsi que la
jouissance des droits dont ils bénéficiaient sous le régime des capitulations. Ce respect quasi
sacré des lois étrangères de statut personnel constituait le principal fil conducteur de la
confection des règles du DCC.

Soucieux d’assurer aux français et étrangers établis au Maroc une application scrupuleuse de
leur loi nationale, le DCC renferme principalement des règles de conflits de lois. Il en est ainsi
par exemple de l’article 3 aux termes duquel « l’état et la capacité des français et des étrangers
sont régis par leur loi nationale » ; ou encore l’article 13 qui soumet les conditions de fond et
les effets des contrats à la loi d’autonomie de la volonté tout en instaurant un certain nombre
de présomptions hiérarchisées permettant de déterminer la loi applicable à défaut de choix par
les parties. D’autres dispositions concernent la nationalité des sociétés (art. 7), le divorce (art.
9), la forme des actes (art. 10), les délits et quasi-délits (art. 16), les biens (17) et les
successions (art. 18).

64. Présenté par la doctrine du protectorat comme « le Code de droit international privé
marocain183 », le DCC présente de nombreux défauts et anomalies. La remarque qui suit se
contente d’en rappeler la plus criante.

En vertu de l’article 1er du DCC, « les Français jouissent, dans le protectorat du Maroc, de tous les droits privés qui leur sont,
en France, reconnus par la loi française ». S’il est incontestable que chaque État réglemente le domaine, sensible, de la
condition des étrangers sur son territoire à l’aune de ses propres intérêts, il ne fait aucun doute que ce sont plutôt les intérêts
étrangers qui avaient présidé à l’élaboration du DCC comme en témoigne l’article premier184. Dire qu’il s’agit d’un « Code
de droit international privé marocain », comme le prétend Paul Decroux, relève, par conséquent, soit de la mauvaise foi, soit
d’une mise en perspective très tendancieuse.

2. Le Code de la Famille

65. Celui-ci prévoit une règle de conflit de lois contenue dans l’article 2 en vertu duquel :

« les dispositions du présent code s’appliquent :


1/ à tous les marocains même ceux portant une autre nationalité ;
2/ aux réfugiés y compris les apatrides conformément à la convention de Genève du
28/07/1951 relative aux statuts des réfugiés ;
3/ à toutes les relations entre deux personnes lorsque l’une d’elles est marocaine ;
4/ à toutes relations entre deux personnes de nationalité marocaine lorsque l’une d’elles est
musulmane ».

Cette règle consacre le principe de la primauté de la nationalité du for.

3. Le Code de commerce

181
Décret du 7 septembre 1913 du président de la république française sur l’organisation judiciaire du protectorat français du
Maroc, Bulletin officiel, numéro spécial, hors série, du 12 septembre 1913, pp. 8-9.
182
Rapport sur les travaux de la commission d’organisation judiciaire du protectorat français au Maroc, op. cit., p. 1.
183
P. Decroux, Droit privé, t. II, droit international privé, collection Manuels de droit d’économie du Maroc, Éditions La
Porte, Rabat, 1963, p. 104.
184
F. Sarehane, et N. Lahlou-Rachdi, « Conflits de lois, conflits de juridictions », art. préc., n° 8.

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66. Le Code de commerce renferme quelques règles qui s’appliquent aux rapports privés
internationaux abstraction faite de la nationalité de l’intéressé. Il en est ainsi de l’article 17
aux termes duquel, « la femme mariée peut exercer le commerce sans autorisation de son
mari. Toute convention contraire est réputée nulle ». Dès lors, la femme mariée pourrait
exercer des activités commerciales au Maroc quand bien même sa loi nationale
subordonnerait l’exercice du commerce par une femme mariée à une autorisation préalable de
son mari. L’article 16 constitue une règle d’application impérative.

B. En matière de conflits de juridictions

67. Le Code de procédure civile pose un certain nombre de règles de compétence territoriale
qui s’appliquent au droit international privé en vertu du principe de l’extension à l’ordre
international des règles de compétence territoriale interne. Ainsi, en vertu de l’article 27 du
CPC, « la compétence territoriale appartient au tribunal du domicile réel ou élu du défendeur.
Si le défendeur n’a ni domicile ni résidence au Maroc il pourra être traduit devant le tribunal
du domicile ou de la résidence du demandeur ou de l’un d’eux ».

En vertu de cette disposition, les juridictions marocaines sont donc compétentes lorsque le
domicile du défendeur est situé au Maroc.

En matière de l’exequatur, l’article 430 du CPC énonce que « les décisions de justice rendues
par les juridictions étrangères ne sont exécutoires au Maroc qu’après avoir été revêtues de
l’exequatur par le tribunal de première instance du domicile ou de la résidence du défendeur
ou à défaut, du lien où l’exécution doit être effectuée ».

C. En droit de la nationalité

68. Le texte de base est le Dahir n° 1-58-250 du 6 septembre 1958185 portant Code de la
nationalité marocaine modifié par la loi n° 62-06 du 23 mars 2007186. Divisé en sept chapitres,
le Code de la nationalité contient 46 articles. Il détermine les règles relatives à :
- l’attribution de la nationalité marocaine ; il s’agit ici d’octroyer cette nationalité à un
individu dès sa naissance sur la base de critères précis comme la filiation ou la naissance au
Maroc ;
- l’acquisition de la nationalité marocaine par un individu né non-marocain (mariage, kafala) ;
la réintégration dans la nationalité marocaine ; il s’agit ici d’un cas d’acquisition par des
personnes qui, ayant possédé la nationalité marocaine comme nationalité d’origine, l’avaient
perdue ( acquisition volontaire d’une nationalité étrangère, mariage de la femme marocaine
avec un étranger+acquisition de la nationalité de son mari+ autorisation par décret) ;
- la perte et la déchéance de la nationalité marocaine (crime contre la sûreté de l’État, acte de
terrorisme) ;
- la preuve et le contentieux en matière de nationalité.

Si le Code de la nationalité demeure le texte fondamental en la matière, d’autres textes


contiennent certaines dispositions en rapport direct avec la nationalité (nous n’en retiendrons
que deux). Il en est ainsi par exemple du Code de la famille dont l’article 2 dispose que celui-
ci (le Code) « s’applique :
1) à tous les marocains, même ceux portant une autre nationalité ;
185
Bulletin officiel n° 2493, du 12 septembre 1958, p. 1492.
186
Promulguée par le Dahir n° 1-07-80 du 23 mars 2007, Bulletin officiel n° 5514 du 5 avril 2007, p. 457.

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2) aux réfugiés, y compris les apatrides conformément à la convention de Genève du 28 juillet


1951 relative à la situation des réfugiés… »
Il en va de même pour la loi n° 37-99 du 3 octobre 2002 relative à l'état civil dont l’article 18
précise la procédure d’inscription sur les registres de l’état civil du ressortissant étranger qui
acquiert la nationalité marocaine.

II. La Jurisprudence

69. C’est une autre source du droit international privé. Elle consiste en droit international
privé marocain dans l’élaboration de certaines solutions relativement à des points à propos
desquels les règles applicables sont devenues caduques. La jurisprudence peut également être
à la base d’une œuvre créatrice du droit lorsque la nécessité de suppléer la loi, incomplète, se
fait sentir.

Après l’indépendance, les juges marocains ont élaboré un certains nombre de solutions qui
n’avaient pas droit de cité au cours de la période des tribunaux Français du protectorat. Il en
est ainsi en matière de conflits de juridictions. En effet, la Cour suprême a décidé dans un
arrêt du 5 juillet 1967 que l’exercice du pouvoir juridictionnel en tant qu’attribut de la
souveraineté marocaine ne peut être exercée par aucune autorité religieuse ou autre n’ayant
pas reçu une délégation du Roi pour le faire. Cette décision du 5 juillet 1967 est un simple
rappel d’un attribut fondamental de la souveraineté d’un État indépendant. Un autre arrêt
relatif aux conflits de lois a été rendu par la haute juridiction le 5 juillet 1974 dans le cadre
d’un litige relatif au partage de la succession d’un français décédé et qui s’était converti à
l’Islam juste avant sa mort. La règle alors applicable est l’article 18 du DCC qui soumet la
succession à la loi nationale du défunt. Or, la Cour suprême n’a pas appliqué dans ce cas le
droit français comme l’exige l’article 18 du DCC et a décidé de soumettre la succession aux
règles du statut personnel marocain en considérant que l’application des règles du Chraâ (droit
musulman) s’impose dès lors que cette conversion est intervenue sans fraude et qu’elle est
conforme aux règles de procédure légale.

III. La doctrine

70. La doctrine constitue une source informelle du droit international privé. Sous le
protectorat et même après, la « doctrine marocaine » était principalement representée par des
juristes français ayant oeuvré pour l’application et le respect sur le territoire marocain des
différentes lois étrangères.

Ils ont effectué un remarquable travail bibliographique en répertoriant les décisions judiciaires
qui consistent à éclairer le fonctionnement du DCC.

Après l’indépendance, un certain nombre de professeurs marocains ont commencé à se


spécialiser en droit international privé. Trois noms se dégagent que sont les professeurs
Moussa Abboud, Abderrazzak Moulay Rchid et Layachi Messaoudi.

Il faut toutefois signaler que cette doctrine est dispersée, son travail et rarement porté à la
connaissance du public et des spécialistes de la matière. Les conférences relatives au droit
international privé sont rarement suivies de la publication des travaux, ce qui est regrettable et
se fait cruellement sentir sur le terrain de la formation des étudiants, des avocats et des
magistrats.

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Aujourd’hui, on peut difficilement parler de doctrine marocaine en matière de droit


international privé.

§2. LES SOURCES INTERNATIONALES DU DROIT INTERNATIONAL PRIVE

I. Les Conventions multilatérales

71. Se sont des traités qui engagent plus de deux Etats. Il en est ainsi par exemple de la
Convention de New York du 10 juin 1958 relative à la reconnaissance et l’exécution des
sentences arbitrales étrangères ainsi que de la Convention de Hambourg du 31 mars 1978
relative au transport maritime. Ces conventions ont pour objet d’établir des règles
substantielles qui s’appliquent à la matière concernée comme l’arbitrage ou le transport
maritime. Chaque État contractant à l’obligation d’appliquer les règles de la convention au
lieu et place des règles de sa législation interne.

II. Les Conventions bilatérales :

72. Plusieurs conventions ont été conclues par le Maroc avec des pays comme par exemple
l’Algérie, la Tunisie, le Sénégal, la France. La plus ambitieuse est la convention Maroco-
française du 10 Août 1981 qui pose à la fois des règles de conflit de juridictions et des règles
de conflit de lois.
Antérieurement à la nouvelle la nouvelle Constitution, lorsqu’une convention internationale
entrait en conflit avec la loi interne, il n’y avait pas de dispositions inscrites dans la
constitution Marocaine, qui impose le principe de la supériorité des traités sur le droit interne.
Cependant, et malgré les décisions contradictoires rendues par la Cour suprême qui parle,
tantôt de la supériorité de la loi interne, tantôt de la primauté des traités, on peut affirmer
aujourd’hui qu’il y a un courant jurisprudentiel qui s’oriente nettement vers la consécration du
principe de la supériorité des traités sur le droit interne. A cet égard, on peut citer l’arrêt du
26/05/2000 de la Cour suprême qui parle expressément du principe de la supériorité des
traités sur le droit interne.

Depuis la révision constitutionnelle du juillet 2011187, le préambule du nouveau texte dispose


que « le Royaume du Maroc s’engage à […] accorder aux conventions internationales dûment
ratifiées par lui, dans le cadre des dispositions de la Constitution et des lois du Royaume, dans
le respect de son identité nationale immuable, et dès la publication de ces conventions, la
primauté sur le droit interne du pays, et harmoniser en conséquence les dispositions
pertinentes de sa législation nationale ».

187
Dahir n° 1-11-91 du 29 juillet 2011 portant promulgation du texte de la Constitution, Bulletin officiel n° 5964 bis du 30
juillet 2011.

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Titre I : Conflits de juridictions

En droit interne, on traite de la compétence des tribunaux sans avoir à se poser des
questions de DIP, car dans l’immense majorité des cas tous les éléments du litige sont
localisés au Maroc. Traditionnellement, on distingue entre la compétence d’attribution, et la
compétence territoriale, la première permet de départager à raison de la matière entre les
différents types de tribunaux d’un ordre juridique (TPI, Tribunaux de commerce, Tribunaux
administratifs) la deuxième permet de designer en raison de critères géographiques le tribunal
territorialement compétant.

Chapitre 1 : La compétence directe

Section1 : Règles de compétence judicaire internationale.


Le droit marocain ne contient pas de règles de compétence spécialement élaborées pour la
matière internationale, la seule règle prévue pour cette matière est celle contenue dans
l’article 27 du CPC, alinéa 2 et 3 en vertu de la quelle « si le défendeur n’a pas de domicile au
Maroc, mais y possède une résidence, la compétence appartient au tribunal de sa résidence, si
le défendeur n’a pas de domicile au Maroc ni résidence, il pourra être traduit devant le
tribunal du domicile ou de la résidence du demandeur ou l’un d’eux, s’ils sont plusieurs
(défendeurs).
Doctrine et jurisprudence sont unanimes à considérer que les règles de compétence
interne doivent être étendues à l’ordre internationale, c’est le principe de l’extension à l’ordre
international des règles de compétence territoriale interne, cette transposition génère un
principe général de compétence (I), des règles spécifiques de compétence (II) et des règles
exclusives de compétence (III).
I. Principe général de compétence

Le principe de l’extension à l’ordre international des règles de compétence territoriale


interne conduit naturellement à transposer le principe prévu par l’art 27 du CPC selon lequel
la compétence territoriale appartient au tribunal du domicile du défendeur, cette transposition
se traduit sur le plan international par la compétence des juridictions marocaines chaque fois
que le défendeur y possède un domicile. Par conséquent, la localisation au Maroc du domicile
du défendeur suffit à fonder la compétence des juridictions marocaines quelle que soit la
nationalité du défendeur.

II. Règles spécifiques de la compétence internationale.

La transposition à l’ordre international des règles de compétence territoriale interne


conduit à étendre l’art 28 du CPC. Ici on va se contenter d’en rappeler les plus importantes :
 En matière immobilière, l’action est portée devant le tribunal de la situation des
biens litigieux. Dès lors, si l’immeuble est situé au Maroc, la juridiction
marocaine est compétente même si l’immeuble appartient à une personne ou à
une société étrangère.

36
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 En matière de réparation des dommages, l’action est portée devant le tribunal


du lieu ou l’effet dommageable s’est produit ou devant celui du défendeur au
choix du demandeur.

 En matière de pension alimentaire l’action est portée devant le tribunal du


domicile ou de la résidence du défendeur ou du demandeur au choix de ce
dernier.

 En matière de divorce judiciaire, l’art 212 du CPC dispose que le tribunal de


1ère instance compétant est celui du lieu du domicile conjugal ou celui du
domicile de l’épouse ou du lieu de la conclusion du contrat de mariage.

III. Règles de compétence exclusive

 Les actions immobilières doivent obligatoirement être portées devant les


juridictions marocaines lorsque l’immeuble en question est situé au Maroc.
Cette règle est classique, et s’explique par des raisons d’utilité pratique car la
décision sera nécessairement exécutée en ce lieu.

 Les inscriptions sur les registres publics relèvent obligatoirement de la


compétence des tribunaux marocains lorsque les registres en question sont
tenus par des organismes marocains. Il en est ainsi en matière d’état civil. En
effet, l’article 36 de la loi du 3 octobre 2002 relative à l’état civil dispose que
les demandes de rectification des mentions des actes de l’état civil sont du
ressort du tribunal de 1ère instance du lieu du bureau de l’état civil où est
enregistré l’acte dont la rectification est demandée. Dans ce cas, il ya une
compétence exclusive pour les juridictions marocaines lorsque le bureau qui
tient le registre public est situé au Maroc.

 Les litiges relatifs à la validité ou à l’inscription des brevets, dessins et modèles


relèvent exclusivement de la compétence de l’état de dépôt ou de
l’enregistrement.

Section 2 : Dérogation aux règles de compétence internationale

Il s’agit des conventions d’arbitrage (I), et des clauses attributives de juridiction (II).
I- Convention d’arbitrage
Elles sont de deux sortes, le compromis et la clause compromissoire ; le compromis est
une convention par laquelle les partis s’engagent à soumettre à l’arbitrage un litige déjà né. La
clause compromissoire, elle, est la convention par laquelle les partis s’engagent à soumettre à
l’arbitrage un litige qui n’est pas encore né, et qui se rapporte à l’exécution de ce contrat. En
vertu de l’article 327 du CPC, lorsqu’un litige soumis à un tribunal arbitral est porté devant
une juridiction, celle-ci doit déclarer l’irrecevabilité de l’action à la demande du défendeur.
C’est en cela que les conventions d’arbitrage sont considérées comme des règles qui dérogent

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au régime de la compétence car elles tiennent en échec la compétence des tribunaux fondée
sur les règles de compétence territoriale.

II- Clauses attributives de juridiction

Ce sont des conventions qui ont pour objet de permettre aux parties de déterminer le
tribunal compétent pour statuer sur un litige relativement à l’exécution d’un contrat. L’article
12 du dahir relatif aux juridictions de commerce permet aux parties de désigner le tribunal de
commerce territorialement compétent en matière interne. Toutefois, le problème reste entier
en matière internationale.
Faute de dispositions spécialement prévues à cet effet, la jurisprudence de la cour d’appel
de Casablanca, s’appuyant sur la pratique internationale en la matière, a considéré les clauses
attributives de juridiction comme étant licites en matière internationale. Cependant la cour de
cassation marocaine, dans un arrêt du 20 janvier 2011, a opté pour la position contraire et a
décidé de ne pas donner effet aux clauses attributives de juridiction conclues en matière
internationale en considérant celles-ci comme un privilège auquel l’intéressé peut renoncer.
Cette jurisprudence est critiquable car une clause attributive de juridiction est le fruit d’un
accord de volonté qui ne saurait se transformer par une simple qualification en un privilège.
De surcroit, la pratique internationale plaide pour la validité de ces clauses. Il serait paradoxal
de permettre aux commerçants de conclure des clauses attributives de juridiction en matière
interne toute en déclarant ou en refusant de leurs faire produire des effets en matière
internationale qui exigent beaucoup plus de souplesse.
Cette position ne favorise pas ni n’encourage les investisseurs étrangers à venir s’installer
au Maroc en les privant de la possibilité de saisir des juridictions étrangères par le biais des
clauses attributives de juridiction.
Fort heureusement, la haute juridiction a modifié sa position dans un arrêt rendu par la
chambre commerciale le 9 juin 2011 en donnant effet à une clause attributive de juridiction
insérée dans un contrat international conclu entre une société espagnole et une entreprise
marocaine.

Chapitre2 : Les effets de la reconnaissance et de


l’exequatur

Pour produire leur effet au Maroc (section 4) les décisions étrangères doivent être
susceptible de reconnaissance et des exéquaturs (section 1), suivre une procédure très précise
(section 2) et respecter un certain nombre de conditions relatives à la régularité internationale
(section 3)
Section 1 : Décisions susceptibles de reconnaissance et d’exequatur

Les jugements étrangers susceptibles de reconnaissance et d’exequatur sont ceux rendus


ou non d’un Etat étranger. Ceci implique, que les sentences arbitrales internationales, qui ne
sont pas prononcées au nom d’un Etat souverain, mais plutôt par des personnes privées, ne
sont pas soumises au même régime que les décisions judiciaires étrangères. La reconnaissance
et l’exequatur des sentences arbitrales internationales sont donc soumis à un régime distinct
prévu par les articles 327 - 46 du CPC.

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Pour déployer ses effets au Maroc, la décision étrangère doit être rendue relativement à
un rapport de droit privé. Autrement dit, les décisions étrangères rendues en matière pénale,
fiscale ou administrative ne sont pas susceptibles de produire des effets au Maroc.

Section 2 : la procédure de contrôle des décisions étrangères

En vertu de l’article 430 alinéa 1 du CPC, « les décisions de justice rendues par les
juridictions étrangères ne sont exécutoires au Maroc qu’après avoir été revêtues de
l’exequatur par le tribunal de 1ère Instance du domicile ou de la résidence du défendeur ou, à
défaut, du lieu où l’exécution, doit être effectuée. »

La demande d’exequatur doit donc être formée par voie de requête auprès du tribunal de
1ère instance ( ou tribunal de commerce selon les cas) du domicile du défendeur ou auprès du
tribunal du lieu de l’exequatur (lieu de la situation des bien à saisir).

A défaut des conventions bilatérales conclues entre le Maroc et l’Etat dont la décision est
originaire, l’intéressé doit, comme l’exige l’article 431 CPC, joindre à sa demande les pièces
suivantes :

1. Une expédition authentique de la décision ;


2. L’original de la notification ou de tout autre acte en tenant lieu ;
3. Un certificat de greffe compétent constatant qu’il n’existe contre la décision ni
opposition, ni appel, ni pourvoi en cassation ;
4. Éventuellement, une traduction complète en langue arabe des pièces énumérées
ci-dessus certifiées conformes par un traducteur assermenté.

En droit conventionnel, on retrouve les mêmes pièces à fournir (Exemple, article 28 de la


convention Maroco-espagnole du 30 mai 1997 ; articles 23 de la convention Maroco-italienne
du 12 février 1971).

Section 3 : Conditions d’efficacité internationale des décisions étrangères.

En vertu de l’article 430 alinéa 2 du CPC, le tribunal saisi de l’exequatur doit s’assurer de
la régularité de l’acte et de la compétence de la juridiction étrangère de laquelle il émane. Il
vérifie également si aucune stipulation de cette décision ne porte atteinte à l’ordre public
marocain.

Il ressort de cette disposition, que les conditions de régularité internationale des décisions
étrangères sont au nombre de trois. Il s’agit de la régularité de l’acte (I), de la compétence de
la juridiction étrangère (II) et de la conformité à l’ordre public marocain (III). Toutefois, en ce
qui concerne les décisions étrangères rendues en matière de dissolution du lien conjugal.
L’article 128, alinéa 2 du code la famille ajoute une quatrième condition : pour recevoir

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l’exequatur au Maroc, la décision étrangère ne doit pas être fondée sur des motifs
incompatibles avec ceux prévus par le code marocain de la famille (IV).

I- Régularité de l’acte

Cette condition impose au juge de l’exequatur de vérifier deux points :

 La décision doit avoir respecté le principe du contradictoire et les droits de la


défense. Les parties doivent avoir été légalement convoquées, représentées ou
déclarées défaillantes. Il est inconcevable d’accorder l’exequatur à une décision
d’étrangère, si les pièces du dossier ne permettent pas d’établir qu’une partie en
litige n’a pas été convoquée ou en mesure de faire valoir ses droits. Ainsi la cour
suprême marocaine a refusé dans un arrêt en date du 12 décembre 2004 d’accorder
l’exequatur à une décision belge ayant condamné l’époux à payer une pension
alimentaire sans que celui-ci ait été en mesure de faire valoir ses droits.

 La décision étrangère doit avoir acquis la force de la chose jugée (qu’il ne faut pas
confondre avec l’autorité de la chose jugée).
Il s’agit de l’efficacité acquise par une décision de justice lorsque elle n’est plus
susceptible d’aucun voie de recours (appel , pourvoi en cassation).

Il est tout-à-fait normal qu’un juge marocain refuse d’accorder l’exexquatur à une
décision étrangère non encore définitive car elle pourait être infirmé en appel ou
cassée par la cour de cassation dans le pays d’origine.

II- Compétence internationale des juridictions étrangères

L’article 430 alinéa 2 du CPC impose au juge marocain de s'assurer de la compétence de


la juridiction étrangère ayant rendu la décision mais sans lui donner de directives. S’agit-il
donc de vérifier cette compétence selon les règles de compétence étrangères ou selon les
règles de compétence marocaines ? L’article 430 du CPC reste muet et la doctrine, quant à
elle, est divisée.

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 Une partie, (Moussa Aboud, Serhane et Rachdi) estime que la compétence du juge
étranger doit être vérifiée d’après les règles du juge de l’exequatur, c'est-à-dire selon la
règle de compétence du juge marocain, il s’agit ici du critère dit critère de la
bilatéralité simple.

 L’actuel projet de réforme du Code de procédure civile prévoit que la compétence du


juge étranger doit être appréciée d’après les règles de compétence du juge ayant rendu
la décision, ce critère est dit critère de l’unilatéralité simple.

Les conventions ratifiées par le Maroc, elles, n’ont pas opté pour un seul critère :

Il y a des conventions qui ont adopté le critère de la bilatéralité simple, selon lequel la
compétence est appréciée d’après la règle de compétence de juge de l’exequatur c'est-à-dire le
juge marocain (Convention avec la France et avec l’Italie). D’autres conventions (avec
l’Algérie, la Tunisie et le Sénégal) ont adopté le critère de l’unilatéralité simple. Ces deux
critères ne sont pas pertinents.

En réalité, le juge de l’exequatur doit s’assurer si la décision étrangère n’a pas été rendue
relativement à une matière où la compétence des juridictions marocaines est exclusive. Il en
est ainsi dans les matières suivantes :

 Litiges portant sur des immeubles


 Inscription sur les registres publics
 Exécutions des décisions
 Les litiges relatifs à la validité ou à l’inscription des brevets.
En dehors de ces matières, le juge de l’exequatur doit seulement s’assurer si le litige
présente un lien prépondérant avec le juge étranger ayant rendu la décision. Si c’est le cas, il
doit considérer la condition de la compétence indirecte comme étant remplie.

III - Conformité à l’ordre public

Le juge de l’exequatur doit s’assurer que la décision étrangère ne contient rien de


connaitre à l’ordre public international marocain. Il s’agit de l’ensemble des principes
politiques, économiques, sociaux et moraux considérés comme fondamentaux par l’ordre
juridique du for. Si l’exequatur pourrait consacrer une situation incompatible avec l’ordre
public marocain, le juge devrait refuser de l’accorder. Ainsi, par exemple, la cour d’appel de
casa, le 30 décembre 1996, a statué pour la non reconnaissance d’un divorce par
consentement mutuel entre deux marocains prononcé en France. De même, certaines
juridictions marocaines se sont prononcées contre l’exequatur des décisions étrangères ayant
condamné des pères marocains à payer une pension alimentaire à leurs enfants naturels.

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IV-Spécificité des décisions étrangères en matière de divorce : la condition relative à


l’équivalence des causes (motifs) du divorce.

En vertu, de l’article 128, alinéa 2, du code de la famille, les décisions étrangères


prononcées en matière de dissolution du mariage « sont susceptibles d’exécution s’elles sont
rendues par un tribunal compétent et fondées sur des motifs qui ne sont pas incompatibles
avec ceux prévus par le présent code en matière de la dissolution de la relation conjugale. Il
en est de même pour les actes conclus à l’étranger devant les officiers et les fonctionnaires
publics compétant, après que ces jugement et actes aient satisfait aux procédures légales
relatives à l’exequatur, conformément aux dispositions des articles 430,431et 432 du CPC ».

Cette disposition a souvent été mal interprétée par certaines juridictions. La pratique a
révélé que les décisions (tribunal de 1ère instance + cour d’appel) accordant l’exequatur à des
décisions rendues à l’étranger en application des lois étrangères entre ressortissants marocains
faisaient systématiquement l’objet de recours initiés par le ministère public sous prétexte que
le juge étranger a violé les dispositions prévues par le code de la famille (cour suprême 30mai
2005 + cour suprême 15 juin 2005). Deux reproches sont adressés à ces décisions. Le 1er
relatif à la non application par le juge étranger de la loi désignée par la règle de compétence
marocain. Le 2ème est relatif à la non application par le juge étranger des dispositions
marocaine code de la famille.

Dans les deux décisions précitées, la cour suprême a rejeté les pourvois formés par le
ministère public en relevant que les deux divorces prononcés aux pays bas ont pour cause la
mésentente des époux qui a constitué un motif équivalent à la discorde prévue par le code de
famille.

D’ailleurs, le guide pratique du code de la famille publié par les soins du ministère du
justice fournit un important éclairage à cet égard en insistant sur le fait que le tribunal
marocain ne doit pas se fonder sur l’absence de références aux dispositions marocaines
relatives à la dissolution du lien conjugal, ce qui implique que la non – applicabilité par le
juge étranger du droit marocaine désigné par la règle de compétence marocaine ne constitue
par un motif de nature à fonder le refus de l’exequatur.

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De même le guide pratique indique que le juge marocain n’est pas fondé à refuser
l’exequatur sous prétexte que la décision étrangère n’a pas retenu les mêmes causes que celles
prévues en droit marocain pour prononcer le divorce. Pour obtenir l’exequatur, il suffit que la
décision étrangère ait retenu des motifs équivalents à ceux prévus par le droit marocain.

L’incompatibilité en tant que motif de refus de l’exequatur prévue par l’art 188, alinéa 2,
du code de la famille signifie une absence totale d’équivalence entre la cause du divorce
retenue par le tribunal étranger et celle prévu par le droit marocain. Exemple : la séparation de
corps ne trouve aucune cause équivalente dans le code de la famille, c’est pourquoi la cour
suprême dans son arrêt du 5 décembre 2007 a jugé que la séparation de corps prononcée par
un tribunal espagnole n’était équivalente au divorce par consentement mutuel prévu par l’art
114 du code de la famille alinéa 4 et, portant insusceptible de recevoir l’exequatur.

Section 4 : Les effets de la reconnaissance et de l’exequatur.

Les effets de l’exequatur sont de deux ordres :

1. L’autorité de la chose jugée : c'est-à-dire en ce qui concerne le rapport de droit privé


qui a été objet de la décision, aucune autre juridiction n’a la possibilité de statuer à nouveau
sur le même rapport de droit privé, qu’il s’agit du pays d’origine c'est-à-dire le pays qu’a vu
naître la décision ou le pays du juge accueil, c'est-à-dire le Maroc. C’est pour cela que l’on dit
que la décision a acquis l’autorité de la chose jugée, qu’il faut absolument distinguer de la
force de la chose jugée, qui signifie que la décision est devenue définitive.

2. La force exécutoire : c'est-à-dire, qu’une fois le juge marocain accorde la formule


exécutoire à la décision étrangère, dès lors, les autres juges marocains ont l’obligation de la
traiter comme il s’agissait exactement d’une décision rendue par un juge marocain.

Il faut retenir que lorsqu’on accorde l’exécutoire à une décision étrangère, on ne serait
pas devant une création d’un nouveau droit, mais il s’agit tout simplement de la
reconnaissance de la consécration d’un droit qui a été créé à l’étranger et dont on demande
l’exécution sur le territoire marocain. La différence est fondamentale car de la distinction peut
découler un certain nombre de conséquences sur le plan de la pratique, en particulier sur la
date à partir de laquelle la décision étrangère peut produire ses effets sur le territoire
marocain.

La jurisprudence marocaine est claire à cet effet et considère que la décision étrangère qui
a obtenu l’exequatur au Maroc produit ses effets à partir de la date fixée par le dispositif de la
décision étrangère, et non pas à partir de la date du prononcé de l’exequatur ou de la date de
son prononcé, (Cour suprême 13 septembre 2006 + cour suprême 14 janvier 2009).

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