COLETTE, Sido (1930) suivi de Les vrilles de la vigne (1908).
Extrait n°1 - LE CAPITAINE1 Les genêts jaunes, bottelés, faisaient queue de paon derrière nous dans la capote de la vieille voiture. Mon père, en approchant du village, reprenait son fredon défensif, et nous avions sans doute l’air très heureux, car l’air heureux était notre suprême et mutuelle politesse… Soir commençant, fumées courantes sur le ciel, fiévreuse première étoile, est-ce que tout, autour de 5 nous, n’était pas aussi grave et aussi tremblant que nous-mêmes ? Un homme, banni des éléments qui l’avaient jadis porté, rêvait amèrement… Amèrement, – maintenant j’en suis sûre. Il faut du temps à l’absent pour prendre sa vraie forme en nous. Il meurt, – il mûrit, il se fixe. « C’est donc toi ? Enfin… Je ne t’avais pas compris. » Il n’est jamais trop tard, puisque j’ai pénétré ce que ma jeunesse me cachait autrefois : mon brillant, 10 mon allègre père nourrissait la tristesse profonde des amputés. Nous n’avions presque pas conscience qu’il lui manquât, coupée en haut de la cuisse, une jambe. Qu’eussions-nous dit à le voir soudain marcher comme tout le monde ? Ma mère elle-même ne l’avait connu qu’étayé de béquilles, preste, et rayonnant d’insolence amoureuse. Mais elle ignorait, faits d’armes exceptés, l’homme qui datait d’avant elle, le Saint- 15 Cyrien beau danseur, le lieutenant solide comme un « bois-debout » – ainsi l’on nomme, dans mon pays natal, l’antique billot, la rouelle de chêne au grain serré que n’entame pas le hachoir. Elle ignorait quand elle le suivait des yeux, que ce mutilé avait autrefois pu courir à la rencontre de tous les risques. Amèrement, le plus ailé de lui-même s’élançait encore, lorsqu’assis, et sa chanson suave aux lèvres, il restait aux côtés de « Sido ». 20 L’amour, et rien d’autre… Il n’avait gardé qu’elle. Autour d’eux, le village, les champs, les bois, – le désert… Il pensait qu’au loin ses amis, ses camarades continuaient. D’un voyage à Paris, il revint l’œil voilé, parce que Davout d’Auerstaedt, grand chancelier de la Légion d’Honneur, lui avait enlevé son ruban rouge pour le remplacer par une rosette. – Tu ne pouvais pas me la demander, vieux ? 25 – Je n’avais pas demandé le ruban non plus, répondit légèrement mon père. Mais il nous conta la scène d’une voix enrouée. Où situer la source de son émotion ? Il portait cette rosette, généreusement épanouie, à sa boutonnière. Le buste droit, le bras posé sur la barre de sa béquille, il paradait, dans notre vieille voiture, dès l’entrée du village, pour les premiers passants de la Gerbaude. Rêvait-il aux divisionnaires qui marchaient sans étais et déifiaient sur 30 des chevaux, Février, Désandré – Fournès qui l’avait sauvé et le nommait encore, délicatement, « mon capitaine » … Un mirage de Sociétés savantes, peut-être de politique, de tribunes, de chatoyante algèbre… Un mirage de joies d’homme… – Tu es si humain ! lui disait parfois ma mère, avec un accent d’indéfinissable suspicion. 35 Elle ajoutait, pour ne le point trop blesser : – Oui, tu comprends, tu étends la main pour savoir s’il pleut.
1 Le livre de poche p.89 sqq, coll. « les classiques pédago »