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Georges Friedmann

Enseignement et culture de masse


In: Communications, 1, 1961. pp. 3-15.

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Friedmann Georges. Enseignement et culture de masse. In: Communications, 1, 1961. pp. 3-15.

doi : 10.3406/comm.1961.914

http://www.persee.fr/web/revues/home/prescript/article/comm_0588-8018_1961_num_1_1_914
Georges Friedmann

Enseignement et culture de masse

J'entends par « culture de masse » l'ensemble des biens de consommation


culturels mis à la disposition du public (dans le sens le plus large du terme
et au delà de toute distinction d'après des catégories de revenus ou d'occu
pations) par les communications de masse dans la civilisation technicienne.
Cette dernière — notion fondamentale liée à celle de « milieux tech
niques x » — est constituée par Y agrégat complexe des « faits de civilisation »
(concept emprunté à Marcel Mauss) communs aux diverses sociétés indust
rialisées par-dessus les différences, même radicales, de leurs structures
et celles de leurs régimes économiques. Parmi ces faits de civilisation,
nommons ici, sans commentaires : organisation scientifique du travail,
production en grande série, techniques d'automation, communications
de masse, attitudes consommatrices et hédonistiques et, plus généralement,
modes nouveaux de comportement hors travail, etc..
Ces agrégats présentent, dans chaque société, elle-même insérée dans
un contexte (historique, ethnique, culturel) particulier, des visages diffé
rents qu'expliquent la distribution et la pondération inégales des éléments
communs. Il est clair qu'on ne doit pas confondre aujourd'hui la culture de
masse développée dans les pays de capitalisme plus ou moins libéral et
celle mise à la disposition des citoyens dans les sociétés, elles-mêmes
diverses, régies par des économies planifiées. Nous réservons toutefois le
problème de leur comparaison, de leurs tendances variables à la conver
gence ou à la divergence, de l'indiscutable pression, par exemple, que la
culture de masse occidentale exerce d'ores et déjà sur la jeunesse soviétique,
polonaise ou yougoslave. Nous n'oublions pas davantage que la culture
de masse tout récemment surgie dans les pays du Tiers Monde, en sautant
par dessus l'étape de l'alphabétisme (literacy), offre des traits originaux
par rapport à celle des pays où l'industrie est implantée de longue date ;

1. Cf. Préface à la lre édition des Problèmes humains du machinisme industriel,


1946 ; Rapport au IXe Congrès international des sciences historiques, t. I, pp. 367-381,
Armand Colin, 1950 ; et parmi mes publications récentes, « Le loisir et "la civilisation
technicienne », Revue internationale des sciences sociales, n° 4, 1960.
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dans cette perspective, il importe de distinguer nettement les sociétés en


transition et les sociétés dites modernes * : c'est à ces dernières, exclu
sivement, que se rapportent les pages qui suivent. Nous nous y référerons
surtout à l'expression occidentale et nord- américaine, prise en bloc, de la
culture de masse, en nous souvenant que, là comme dans d'autres sociétés,
elle se trouve organiquement liée à l'ensemble de la civilisation techni
cienne dont elle constitue un des principaux éléments.
Sans l'étude des communications de masse et, en particulier, sans la
connaissance de leurs modes d'action et dé leurs effets, la régulation cons
ciente, la maîtrise du milieu technique vers quoi tendent aujourd'hui
toutes les nations industriellement évoluées (quels que soient leur régime
économique et leurs procédés d'intervention) sont impensables. Dans le
domaine des mass media comme dans d'autres, devant l'étendue et la
rapidité des changements auxquels doivent faire face les sociétés humaines
qui toutes, même les plus modernes, sont plus ou moins en « transition »,
qui toutes sont confrontées à la nécessité d'harmoniser leurs institutions
à ces changements, les sciences sociales détiennent une responsabilité sans
précédent : celle de permettre cette adaptation aux moindres dommages
matériels et moraux pour la collectivité et l'individu. Elles doivent
l'assumer d'autant plus lucidement qu'elles sont elles-mêmes jeunes et,
en certains cas, encore mal préparées à ce rôle. Mon propos n'est que de
souligner en ces brèves notes — introduction à des analyses plus poussées
— un aspect pratique, particulièrement important, des études sur la
culture de masse : leur utilité pour la réadaptation des systèmes d'enseigne
ment (et, plus généralement, de formation) au nouveau milieu de la civi
lisation technicienne.

II

Tous les systèmes d'enseignement s'adaptent plus ou moins vite, plus


ou moins complètement, à la société dont ils sont, observait Durkheim,
à la fois un déterminant et un effet par rapport aux représentations
collectives qui la caractérisent 2. De la longue histoire des doctrines péda
gogiques en Occident, on peut dégager, dans la perspective qui est la
nôtre, deux grandes étapes. Le système d'enseignement classique princ
ipalement influencé par le legs littéraire et artistique de l'Antiquité gréco-
romaine façonne ses programmes, ses objectifs d'après les exigences de
classes sociales considérées comme « supérieures » aux travaux manuels de
transformation de la matière, aussi bien qu'aux opérations commerciales
d'échange et de distribution. Les tâches, jadis serviles,. d'exécution,

1. Cf. Daniel Lerner, The Passing of traditional society, Free Press, 1958, et sur
tout chap, ii, pp. 52-75.
2. E. Durkheim, L'évolution pédagogique en France, 2 vol., nouv. edit., P.U.F.
Enseignement et culture de masse

l'artisanat et même le commerce x demeurent à travers le Moyen Age


féodal concentrées dans des couches inférieures de la société, et cela jus
qu'au développement par le capitalisme, à partir du xvie siècle, de l'esprit
d'entreprise. L'Église elle-même institue des distinctions, parmi les ordres
réguliers, entre ceux qui étudient, copient les manuscrits, enrichissent
et transmettent les connaissances, ceux qui méditent, font oraison, con
templent, et d'autres qui défrichent et œuvrent de leurs mains. En bref,
la culture est essentiellement conçue pour des hommes situés au delà du
travail, exempts de travail — clercs, nobles, soldats.
Peu à peu, avec le développement du capitalisme, des bourgeoisies,
l'entrée dans l'ère des révolutions industrielles, la pénétration croissante
des milieux naturels par les milieux techniques, le système d'enseignement
classique fondé sur les langues anciennes est concurrencé par la gamme
toujours plus étendue et complexe de connaissances qu'exige la prépa
ration à la vie professionnelle dans une société complexe : connaissances
qui comprennent des éléments théoriques et pratiques périodiquement
révisés (ou qui devraient l'être) en fonction des progrès techniques, de
l'évolution des professions dans les diverses branches et aux divers niveaux
de l'industrie, du commerce, de l'agriculture, de l'administration. L'his
toire de l'enseignement, et particulièrement depuis le début du xixe siècle,
montre en Occident, dans les pays d'industrie évoluée, à travers des
doctrines et des établissements variés, à travers les innombrables disputes
entre <c culture désintéressée » et « culture orientée », à travers des épisodes
contrastés, des avances et des reculs, — la pression croissante, sur les
institutions pédagogiques, de Yhomme au travail. On lui accorde, en France
surtout, une base de culture générale (conçue dans les collèges, au niveau
inférieur et moyen de l'enseignement technique, comme une amorce de
polyvalence) en même temps qu'une préparation, plus ou moins précoce
ment spécialisée, à la profession.
C'est au cours de cette étape que nous nous trouvons, dans notre pays.
Les rapports entre l'enseignement inspiré des humanités classiques, encore
vivace dans beaucoup de programmes, et l'orientation professionnelle
accentuée par les exigences d'une société de plus en plus industrialisée
demeurent souvent conflictuels. Marqués d'une incompréhension et parfois
même d'une méfiance réciproques, ils montrent que l'évolution est loin
d'être achevée.
Mais cette évolution même est déjà traversée et compliquée par l'appa
rition d'une nouvelle phase qui correspond au développement de la civil
isation technicienne, à la mécanisation accélérée, à la diffusion de la culture
de masse, à la réduction de plus en plus marquée de la semaine du travail.
Les spécialistes des communications de masse, en séparant celles-ci de
l'ensemble des autres faits de civilisation auxquels elles sont étroite-

1. Sauf pour quelques familles traitant de grandes affaires internationales.


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ment liées, risqueraient de dangereusement fausser la plupart des problèmes


qui les concernent.
Dans le contexte où elles sont tissées, on reconnaît d'ores et déjà, à
divers signes, que l'éthique traditionnelle du travail s'affaiblit et s'amen
uise.' Comment s'en étonner ? Sans entrer ici dans une analyse détaillée,
rappelons seulement que le travail, à la fois sous l'influence de rapides
progrès techniques et de l'évolution sociale, est dans une période de
profonde transformation, dont les tendances ne cessent de s'accentuer.
Les tâches d'exécution, impliquant une transformation directe de la
matière par la main de l'homme, occupent un secteur de plus en plus
réduit par la mécanisation et l'automatisation. De nouvelles tâches appa
raissent dont beaucoup sont de surveillance, de contrôle, de réaction à des
signaux, de réparation et d'entretien d'équipements complexes, de pro
grammation. Les activités tertiaires se multiplient et pénètrent au sein
même des entreprises industrielles. L' automation renforce ce courant en
transférant souvent des opérateurs d'assemblage ou d'usinage individuel
sur machines vers des postes de contrôle sur des unités de production
automatisées — impliquant une attention continue ou discontinue et une
nouvelle forme d'intégration par équipes. L'importance numérique, poli
tique et mystique du a prolétariat » en tant que classe spécifique, englo
bant tous les « travailleurs », missionnaire, porteuse de l'histoire, a, dans
les sociétés que nous envisageons, considérablement décru par rapport
à celle d'autres groupes de salariés occupés à des tâches non manuelles
effectuées dans tous les secteurs de l'économie y compris dans les ateliers
eux-mêmes.
En même temps s'accroît la durée dont dispose l'individu hors de son
travail, temps « libéré » (sinon temps « libre ») au cours duquel il est de
plus en plus largement et intensément stimulé par les communications
de masse. Les valeurs du passé et même d'un passé lointain, héritées des
premiers systèmes socio-pédagogiques, continuent de nourrir les opinions
dévalorisantes de certains milieux à l'égard du travail manuel. Les préoccu
pations pédagogiques (qui ont été et n'ont cessé d'être les miennes) d'un
humanisme du travail irradiant, rajeunissant, renouvelant les classiques
« humanités » et, réciproquement, nourri de leur sève incorruptible,
demeurent actuelles. Néanmoins, et c'est là où nous voulions en venir, il
faut d'ores et déjà repenser les problèmes de l'enseignement, ses cons
tantes et nécessaires remises en question, par rapport aux exigences de
Vhomme-d'après-le-travail, c'est-à-dire de l'homme exposé (dans tous
les sens du terme) à la culture de masse. C'est à cet endroit que se place
la convergence entre d'une part, les préoccupations les plus actuelles, les
plus pressantes aussi de la pédagogie, de l'autre, l'investigation scientifique
des communications de masse, en particulier de leurs effets psychologiques
et sociaux sur la collectivité et les individus. Sachons reconnaître, en toute
lucidité, l'importance, la responsabilité qu'assument nos études, vues
dans cette perspective.
Enseignement et culture de masse

III

L'intérêt que présente, pour la sociologie, la culture de masse ne doit


pas obnubiler notre esprit critique et nous faire perdre de vue la nécessité,
pour les praticiens, hommes d'action et particulièrement les adminis
trateurs de l'instruction publique et les pédagogues, de disposer de cri
tères nouveaux qui permettent d'y établir, comme dans toute culture,
des échelles de valeurs. Or la culture de masse étant engendrée par la
civilisation technicienne (dont on pourrait dire qu'elle présente la face
culturelle) est en même temps un phénomène industriel, caractérisé par
une poussée vers le conformisme et le produit standard, mais aussi par
des ouvertures permises à la création artistique et à la libre invention 1.
Dans le cadre des économies capitalistes où de puissants courants tendent
actuellement à l'homogénéisation des couches sociales et à une consom*
mation maxima des biens produits, le conformisme et la standardisation
sont, me semble-t-il, les courants dominants. Mais ils suscitent des contre-
courants, que manifestent et expriment les œuvres considérées comme
d'un niveau « plus élevé ». Le financement capitaliste, dans la mesure où
il demeure non contrôlé (ce qui engendre le meilleur et le pire), peut
libérer l'art des contraintes de l'Etat. Ajoutons que celui-ci, s'il agit par
des organismes éclairés, est susceptible d'imposer la réalisation de pro
ductions de qualité.
Par ailleurs, la culture de masse constitue un immense creuset où se
fondent, en se simplifiant 2, les œuvres originales, les inspirations régionales
et nationales, les emprunts au folklore. Il en résulte un syncrétisme et
une homogénéisation des produits culturels auxquels correspond un
brassage homologue des attitudes de consommation par-delà (et c'est un
fait dont on ne saurait surestimer l'importance sociologique et politique)
les différences des catégories professionnelles. Certes, nous n'oublions
pas qu'à l'intérieur des collectivités de travail s'affirment des distinctions
et des niveaux dans le choix des produits de la culture de masse 3» Néan-

1. Les principaux traits descriptifs de la culture de massé que nous indiquons ici
ont été mis en relief par Edgar Morin (Études sociologiques, Bulletin des étudiants
de sociologie de l'Université de Paris, juin 1960, pp. 18-55) et seront analysés de plus
près dans son prochain livre.
2. La tendance à la simplification, mise en lumière dans l'adaptation des œuvres
littéraires au cinéma (Leister Asheim, George Bluestone), se retrouve, impératif commun,
diversement traduit, diversement lié à des stéréotypes, dans beaucoup de produits des
communications de masse : rédaction d'articles dans la grande presse quotidienne et
hebdomadaire, texte et musique de chansons à succès, théâtre radiophonique, émissions
d'information et documentaires télévisés. Une étude approfondie de cette tendance,
de ses expressions variées selon les produits culturels, est inséparable d'une réflexion
efficace sur les problèmes d'un enseignement adapté à l'homme-d'après-le-travail.
3. Michel Crozier, Petit» fonctionnaires au travail, Paris, Ed." du C.N.R.S., 1955,
pp. 112-119.
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moins, dans la perspective qui est ici la nôtre, ces observations ne sup
priment pas les effets de la culture de masse sur les exigences d'un enseigne
ment renouvelé.
Les travaux récemment consacrés à la culture de masse ont beaucoup
fait pour l'accréditer comme un des faits sociologiques les plus importants
de cette seconde moitié du xxe siècle. En même temps, ils ont définitiv
ement marqué à la fois comme désuète et passionnelle l'attitude, encore
fort répandue, des intellectuels qui, au nom des valeurs classiques (dont à
nos yeux, le prestige, la permanence ne sont pas en cause), rejettent en
bloc la culture de masse dans l'enfer de la vulgarité et du kitsch. Au reste,
même frappée de cette condamnation globale, elle n'en demeurerait pas
moins -un champ précieux d'investigation pour l'observateur de notre
temps.
Ceci dit, il serait fâcheux que la réaction motivée contre une prise de
position émotionnelle conduisît à son tour l'observateur scientifique,
transformé en partisan, à obnubiler sa lucidité et à perdre son sang-froid.
Les traits spécifiques de la culture de masse, précédemment mentionnés,
et particulièrement son caractère industriel, impliquent la diffusion, par
le réseau mondial des communications de masse, de produits situés à des
niveaux de qualité très différents. L'action de ces produits sur les com
portements, sur les valeurs morales et esthétiques, sur la formation de la
personnalité et du goût a déjà suscité de nombreuses recherches mais plus
encore de jugements prématurés, comme l'a montré la recension analy
tique que vient d'en faire, aux Etats-Unis, J. T. Klapper 1. Par exemple,
les effets des scènes de violence, au cinéma, à la télévision, ne sont pas
tels que les dénoncent des censeurs trop pressés. Ils existent néanmoins,
sur certaines catégories d'enfants, d'adolescents et d'adultes prédisposés 2.
De même la projection des tendances erotiques dans les films, les magaz
ines, la publicité, les faits divers, appelle des études approfondies et ne
saurait être dogmatiquement traitée dans un sens ou dans l'autre. La
dialectique de la présence et de Y absence ? chez l'usager de la radio, de la
télévision, du cinéma appelle des recherches, une réflexion informée avant
que puisse être évaluée, sous cet angle, la valeur — positive ou négative —
de la culture de masse pour la formation de la personnalité individuelle.
Dans quelles conditions l'assistance fréquente à la télévision peut-elle
élever ou abaisser le goût des téléspectateurs 4 ? D'après un des meilleurs

1. Joseph T. Klappeb, The Effects of mass communications, Glencoe, Free Press,


1960. On trouvera, plus loin un compte rendu de cet important ouvrage.
2. J. T. Klapper, Ibid., pp. 135-165.
3. Dont nous avions souligné l'importance dans un exposé fait au Club d'essai de la
R.T.F. : « Sociologie des communications : introduction aux aspects sociologiques de la
radio-télévision », Cahiers d'études de la R.T.F. , 1956, n° 5, pp. 3-17.Oxford'
4. Hilda T. Himmelweit a montré (Television and the Child, University
Press, 1958) que lorsque les usagers disposent d'une seule chaîne, émettant un. pr
ogramme de qualité, ils le suivent même lorsqu'ils le trouvent trop « difficile » et finissent,
au bout d'un certain temps, par l'apprécier. Une consommation semi-contrainte a
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Enseignement et culture de masse

spécialistes des mass media, I. de Sola Pool, « l'accroissement dans la


circulation de produits culturels inférieurs ne s'est pas fait aux dépens
d'une culture plus élevée ». Il ajoute, néanmoins : « l'augmentation de&
produits de haute qualité est faible par rapport à celle, globale, de la
diffusion des communications de masse * ».
Reconnaissons donc que la culture de masse soumet l'individu, dans
la civilisation technicienne, à un flux diurne et nocturne de stimulations
qu'il est très rarement préparé à recevoir et à sélectionner. Le sociologue
ne peut se désintéresser des problèmes pratiques impliqués par le désordre
où se débattent aujourd'hui la production et la consommation de la
culture de masse. Ils lui imposent d'associer ses recherches à celles de la
psychologie, de la pédagogie, pour que soient repensés, sur une base à la
fois élargie et solide, les programmes et les méthodes de l'enseignement,
surtout aux niveaux élémentaire et moyen, — pour que soient forgés et
garantis à l'homme-d'après-le-travail les instruments du choix, insépa
rables de tout progrès culturel.

IV

On peut distinguer dans l'instruction publique donnée par l'État


moderne trois fonctions essentielles : a) former des individus, épanouir
autant que possible des personnalités : tâche qui est, selon la perspective
choisie, psychologique ou morale ; b) former des citoyens : tâche sociale ;.
c) préparer à la profession et au métier : tâche économique. En fait, ces
trois aspects sont intimement liés, comme les attributs d'une même subs
tance. En accomplissant à fond l'une quelconque de ces tâches, on investit
et on assume les autres. Par exemple, une formation professionnelle comp
lète (si, bien entendu, elle correspond à une juste orientation) développe
la personnalité et met en jeu des qualités sociales 2. Ces trois fonctions,
éthico-psychologique, sociale, économique, constituent, d'un point de vue
évolutif, l'essence du progrès culturel dans les sociétés industrielles. On
comprend qu'en divers pays les pédagogues les plus éclairés aient insisté
sur la nécessité d'un enseignement général qui assure au futur ouvrier,
agent technique, cadre, employé de bureau, un souple ensemble de con
naissances lui permettant de dominer, d'humaniser sa formation profes
sionnelle. De ce point de vue, notre pays, dont le système d'enseignement
demeure, considéré sous d'autres angles, très suranné et critiquable, a

progressivement développé leur goût. Mais, d'une part, la tendance à multiplier les
chaînes, de l'autre, la répulsion des régimes libéraux pour toute contrainte, fût-ce au
service de fins culturelles, diminue la portée pratique de ces résultats. Cf. l'intéressante
discussion que leur consacre I. de Sola Pool, Public Opinion Quarterly, vol. XXIV,
n° 1, 1960, pp. 21-22.
1. I. de Sola Pool, art. cité, p. 20.
2. Nous avons développé ces thèmes dans Où va le travail humain ? IIIe part.,
chap, iv, « Humanisme du travail et humanités ».
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suivi depuis trente ans une ligne juste grâce à l'orientation persévérante
de son Enseignement technique, dont la doctrine a été et est encore nourrie
par les valeurs d'un humanisme du travail. Celui-ci, en tant qu'orientation
de l'enseignement général, préparation à la polyvalence et à de futurs
transferts professionnels en fonction du progrès technique (et, en parti
culier, de la tendance à l'automatisation) demeure fondé. Néanmoins,
confronté aux profondes mutations en cours dans la civilisation techni
cienne, il ne saurait offrir l'inspiration unique — à la fois nécessaire et
suffisante. En particulier il ne saurait équiper l'homme-d'après-le-travail
des armes nécessaires et suffisantes pour affronter la culture de masse.
Le travail manuel, éclairé de technologie, dirigé selon une progression
rationnelle, est une valeur culturelle indéniable. Mais il n'est plus possible,
désormais, en fonction de la transformation des métiers industriels, préc
édemment évoquée, d'accorder une place prépondérante à la « pensée tech
nique », au sens où je la comprenais naguère en m'inspirant d'éminents
spécialistes et de mes propres expériences d'atelier. Voici, par exemple,
un beau texte (1947) de M. H. Montagnan, Inspecteur général de l'En
seignement technique : « Le travail manuel [...] est école de caractère et
de décision car il est fait d'une lutte souvent âpre entre l'homme et la
matière qui lui oppose son inertie, quelquefois ses caprices mystérieux et
déconcertants. Il faut toujours recommencer l'œuvre imparfaite malgré
la peine qu'elle a exigée, jusqu'à ce qu'elle réponde aux conditions de
qualité requises. On ne peut mentir dans le domaine de la matière. Le
mensonge y est toujours sanctionné par un échec ou par une catastrophe 1. »
Reconnaissons que « la lutte âpre entre l'homme et la matière », en
tant que lutte directe, est de plus en plus dépassée dans les sociétés indust
rielles évoluées • : elle s'est transposée en lutte entre l'homme et la nature
sur d'autres plans, avec des moyens de plus en plus puissants, des médiat
ions de plus en plus complexes. Un enseignement fondé, dans sa triple
finalité, sur des valeurs du travail inspirées de l'artisanat serait, aujour
d'huiet plus encore demain, désadapté, inefficace et même dangereux.
M. Gustave Monod voyait plus loin lorsqu'il insistait, dès 1949, sur l'a
ccroissement du secteur tertiaire qui, disait-il, « est évidemment — et par
définition — un secteur professionnel, mais n'est pas un secteur tech
nique, c'est-à-dire exigeant de ceux qui l'occupent un passage préalable
à l'atelier % ». En fait, il faut encore nuancer cette remarque : le secteur
technique diminue par le déclin des tâches manuelles d'exécution mais il
s'étend, sur d'autres frontières, par la complexité croissante des connais
sances exigées des professions qualifiées et des cadres dans l'industrie
et dans l'agriculture. Le milieu de notre civilisation est technique, c'est-à-
dire scientifique. En ce sens, les conditions nouvelles du travail exigent

1. Revue de l'Enseignement technique, janvier 1947.


2. L'Éducation nationale, 24 septembre 1949. M. Monod était alors Directeur général
de l'Enseignement du second degré.

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Enseignement et culture de masse

la diffusion d'un enseignement professionnel diversifié à tous les échelons


et conçu en étroite liaison avec les transformations de la production.
Les incidences du milieu technique sur la pédagogie sont nombreuses.
Mentionnons sommairement quelques-unes d'entre elles dans la mesure où
elles entrent ici dans le cadre de nos réflexions.
Des travailleurs, en grand nombre, aussi bien dans les ateliers que dans
les bureaux, continuent à souffrir des tâches à cadence rapide, « en
miettes ». Il faut accentuer la réduction des horaires de travail, mais aussi
contrôler les rythmes des cycles d'opération, le bruit, la tension nerveuse
pour que l'homme-d'après-le-travail puisse bénéficier du temps libéré, des
activités de loisir et, avant tout, des magnifiques possibles offerts par la
culture de masse. Les effets psychologiques de certains nouveaux postes
de travail, surgis des développements de l'automation, où l'attention est
soit continue, soit plus ou moins discontinue (surveillance, tableaux,
signaux, etc..) ne sont pas encore assez étudiés pour qu'on puisse tirer ici
des conclusions.
L'évolution rapide des techniques, exigeant de beaucoup d'ouvriers
une fréquente réadaptation, implique la condamnation de toute spéciali
sationprécoce. Peut-être même la formation professionnelle des adultes
est-elle d'ores et déjà, pour certains métiers, plus rationnelle que l'appren
tissagedes adolescents 1. En tout cas la prolongation de la période scolaire,
reportant aussi tard que possible, et au-delà de quinze ans, la formation
professionnelle élémentaire, l'introduction soigneuse et souvent révisée
d'un enseignement général (scientifique et littéraire) sont dès maintenant
des principes solidement justifiés.

L'accent mis sur l'enseignement général ne signifie pas, tant s'en faut,
qu'on rompe ses liens avec la profession. Il faut néanmoins que ces liens
soient souples, adaptés aux caractéristiques psychologiques et sociales des
adolescents, à leur orientation. Tout lien fixe, étroit, fatal avec une activité
économique présupposée et prédéterminée doit être banni. C'en doit être
fini, c'en est fini, déjà, espérons-le, des anthologies de la forge à travers
les âges pour l'apprenti forgeron. Il ne s'agit pas de renoncer entièrement
aux lectures et rédactions (dont on a tant abusé) sur la grandeur, la res
ponsabilité, voire les « joies » du travail. Mais le moment est venu, dans
l'histoire de notre civilisation, où il faut, dès l'école, faire comprendre à
l'adolescent la responsabilité, la noblesse, la grandeur du loisir et l'y
préparer. Pendant longtemps certains, dont j'ai été, ont bataillé par la
plume et l'action pour que se compénètrent, s'enrichissent l'une par

1. R. Bonnardel, « Regards sur la psychologie appliquée », Le Travail Humain,


1952» n« 1.

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Georges Friedmann

l'autre et s'harmonisent l'humanisme du travail et les humanités. Désor


maisun troisième terme doit leur être adjoint, l'humanisme du loisir qui
pose, par ses relations réciproques avec les deux autres, de redoutables
problèmes aux psychologues et surtout aux pédagogues.
Voyons d'un peu plus près quelques-uns d'entre eux.
Les programmes de français, d'histoire, de géographie, de sciences
doivent, dans les écoles primaires et les centres d'apprentissage, s'appuyer
sur l'attrait des jeunes pour des questions d'actualité, miser sur leur sociab
ilité, en même temps que sur leur curiosité pour des expressions variées
de la culture de masse. L'enseignement populaire s'orienterait ainsi, non
vers une profession ou une spécialisation prématurées, mais vers les con
naissances de base, historiques, géographiques, économiques, sociales,
capables d'éclairer, au regard des jeunes, les réalités du monde contemp
orain, de les préparer à y œuvrer, y vivre, à les armer, autant que possible,
pour l'équilibre et le bonheur *. '
Le maniement de machines et d'appareils toujours plus complexes
exige, au préalable, une solide formation générale. La spécialisation doit
être retardée mais est indispensable 2 à une étape ultérieure où elle bénéficie
des enseignements généraux. Pour qu'à la spécialisation corresponde une
véritable maîtrise, pour que cette population croissante de techniciens
possède la technique au lieu d'être (comme c'est le plus souvent le cas)
possédée par elle, il faut que la technique se fonde dans un ensemble de
connaissances et de valeurs constituant le nouveau viatique du jeune saisi
par le nouveau milieu, celui de la civilisation technicienne et de la culture
de masse.
C'est ici que nous retrouvons ■ l'apport des humanités, au sens le plus
large : pas seulement classiques, mais étendues par des contacts directs,
vivants, aux grands livres de la littérature mondiale, situant les auteurs
et les œuvres dans l'histoire, montrant la valeur toujours actuelle de
leurs problèmes, nourrissant les jeunes de leur poésie et de leur sagesse.
Pour que l'adolescent, qui sera quelques années plus tard l'homme-

1. Nous n'oublions certes pas l'enseignement artistique dont la place, dans le viatique
remis, sous forme d'éducation, aux jeunes de la civilisation technicienne serait impor
tante : dessin, certes, mais aussi autres enseignements d'arts plastiques selon les apti
tudes et les goûts. Par ailleurs, un enseignement musical, obligatoire, devrait être
donné dès les débuts de l'école primaire par des maîtres ayant eux-mêmes reçu une
valable formation de pédagogie musicale, comme le demande la campagne « Pour que
la musique vive » des Jeunesses musicales de France (Journal musical français, 6 avril
1961). Le développement du goût et du besoin de la musique chez un nombre croissant
de jeunes, l'extension de la base démographique de la musique (plus étroite en France
que dans la plupart des autres pays d'Europe occidentale) créeraient des conditions
favorables, chez l'adulte exposé aux communications de masse, à l'utilisation des
« . instruments du choix ».
2. L'industrie française, dans beaucoup de branches, manque non seulement de
techniciens, mais aussi d'ouvriers qualifiés. Les Centres d'apprentissage publics ont,
faute de place, refusé en septembre 1961 environ quatre- vingt mille élèves. Une cir
culaire ministérielle (16 mai 1961) prévoit Un vaste programme de coopération entre
l'Éducation nationale et l'industrie pour la formation en commun d'ouvriers qualifiés.
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Enseignement et culture de masse

d'après-le-travail, puisse affronter et dominer la culture de masse,


les œuvres conçues par les plus grands esprits des civilisations tradi
tionnelles sont-elles efficaces ? Les textes de civilisations scripturales
peuvent-ils constituer des bases pour la formation du goût dans la pre
mière civilisation « audio-visuelle », peuvent-ils être dans cette nouvelle
étape la matière précieuse où, une fois de plus, se forgeront les instruments
du choix ? Marc-Aurèle, Eschyle, Montaigne, Shakespeare, Goethe, Baudel
aire,Whitman doivent- ils préparer nos jeunes à se frayer la voie dans les
fourrés où se mêlent, parfois inextricablement, fleurs odorantes et méchantes
herbes ? La lecture, je veux dire celle des bons livres, quels qu'ils soient,
dans la langue de l'auteur ou en traduction, implique l'attention continue,
un certain silence, maintient, à l'encontre des « adaptations », la complex
ité de l'œuvre originale. Doit-elle, comme j'y incline pour ma part, être
vigoureusement défendue, implantée par l'enseignement populaire au
cœur d'un réseau de communications de masse cosmopolite, homogénéisant,
simplificateur, non pas en tant qu'antidote (comme le réclament les cen
seurs les plus sévères et les moins informés), mais en tant que propé-
deutique et complément 1 ?
Nous nous trouvons, en tout cas, contraints de repenser sur un nouveau
plan, selon une Aufhebung exigée par les nouvelles antithèses apparues
au sein de. la civilisation technicienne, les rapports dialectiques entre
formation générale et spécialisation professionnelle. Faute d'avoir évolué
adéquatement et à temps, la pédagogie est aujourd'hui en France, dès
l'école primaire, non seulement inadaptée au nouveau milieu mais souvent
en contradiction avec lui, alors qu'elle devrait le devancer afin de former
des hommes et des citoyens pour l'avenir immédiat, en scrutant, avec l'aide
des autres sciences sociales, les lignes de force, les fonctions et besoins
inédits. Ce serait une erreur grave de l'enseignement professionnel que de
préparer désormais les jeunes à un certain « monde du travail » qui décline
à notre horizon, à certaines formes de contact, de « lutte » avec les maté
riaux dont ils seront, en fait, frustrés, voire à des spécialisations (sanction
nées par des C. A. P.) qui disparaissent des ateliers et des chantiers.
L'inadaptation de la pédagogie, dont ce n'est là qu'un aspect, explique,
et tout particulièrement dans les grands centres urbains, bien des cas
d'inadaptation scolaire observés par les médecins et les psychologues.
Seule une pédagogie audacieusement mise au courant des réalités de la
civilisation technicienne (travail et vie hors travail, tourisme, culture de
masse, etc.) peut éviter ces contradictions qui entraînent beaucoup de

1. Les relations réciproques entre la lecture et l'usage assidu des mass media, et
particulièrement du cinéma et de la télévision, selon les sexes, les âges et les milieux
socio-culturels, seront attentivement examinées dans Communication sur la base des
faits connus et d'enquêtes en cours. Cf. le bilan provisoire, donnant d'utiles indications
et références, dressé par J. Dumazedier et J. Hassendorfer dans le Bulletin des
Bibliothèques de France, n° 6, juin 1959 : « Le loisir et la lecture », et dans le Courrier
de la recherche pédagogique, n° 12, oct. 1960 : « Sociologie de la lecture et sociologie de
l'éducation ».

13
Georges Friedmann

déséquilibres, ratages, pertes de temps et d'énergie pour les élèves et les


maîtres aux divers niveaux de l'instruction primaire, secondaire et même,
parfois, dans des établissements d'enseignement supérieur.
Plusieurs des traits caractéristiques, entre 1958 et 1961, de la « nouvelle
vague » ne sont pas sans liens avec cette désadaptation de l'enseignement
(et plus généralement de l'éducation) par rapport au milieu social et cul
turel dont s'imprègne la vie quotidienne des jeunes et qui conditionne leurs
réactions. Par exemple, il leur est de plus en plus difficile de rattacher,
en tout cas dans l'optique traditionnelle, les valeurs implicites de l'e
nseignement qu'ils reçoivent à une éthique du travail ou à d'autres grands
systèmes de valeurs en pleine transformation, voire en pleine crise (famille,,
Etat, religion). En ce qui concerne la culture de masse, ses contenus, où
se mêlent à dose variée des éléments ludiques, erotiques, hédonistiques,
nihilistes, sont certainement en corrélation avec le déclin de ces systèmes
et particulièrement avec celui qui nous intéresse particulièrement ici, à
savoir le déclin de l'éthique du travail.

VI

A cet endroit, certains négateurs de la culture de masse, qui expliquent


ses fonctions par des interprétations plus ou moins psychanalysantes
(évasion, compensation à toute la gamme des frustrations auxquelles
l'individu est soumis dans son nouveau milieu), objecteront qu'elle se
réduit essentiellement au divertissement. Elle n'inclut, disent-ils, aucun
élément enrichissant et ce serait par abus que l'on parlerait de « culture »
de masse : occasions de se distraire, de s'amuser (fun), non de se cultiver
ou de s'instruire.
Sans entrer dans une discussion qui est hors de notre propos, rappelons
seulement ici les recherches classiques de Herta Herzog sur les day time
serials et soap operas, aux États-Unis x : elles ont prouvé que beaucoup
d'auditeurs, même dans les programmes de niveau le plus bas, sont per
suadés et se réjouissent d'apprendre quelque chose, que des feuilletons
radiophoniques comme- The Goldbergs ou Aunt Jenny les aident à faire
face à des problèmes réels de leur vie : c'est, disent-ils, une des principales
gratifications qu'ils en retirent. On peut s'instruire, s'éduquer, en se diver
tissant. Les communications de masse contiennent, bien plus qu'on ne le
croit ordinairement, des éléments cognitifs absorbés par des couches de
la population qui, auparavant, étaient à l'écart de toute information, de
toute culture.

1. Herta Herzog, « What do we really know about day-time serial listeners », in


P. F. Lazarsfeld et F. N. Stanton (éd.), Radio Research 1942-1943, New York, 1944.
Ces résultats ont été confirmés, à l'aide d'autres méthodes (interviews et tests projectifs),
par W. Lloyd Warner et W. E. Henry, « The Radio day-time serial : a symbolic
analysis », Genetic Psychology Monographs, XXXVII, 1948.
14
Enseignement et culture de masse

Remarquons aussi que si l'on admet, sans lui attribuer de valeur péjo
rative, cette . assimilation de la culture de masse au divertissement, si
même on la revendique comme un accomplissement en tant que tel, une
nécessaire évasion au bout de nous-mêmes, on ne supprime pas la distinction
qualitative entre les divertissements selon leur valeur esthétique, d'une
part, de l'autre, selon la nature de leurs répercussions psychologiques
sur la personnalité et le comportement. A moins, bien entendu, d'adhérer
préalablement à une philosophie « aristocratique » pour qui la dégradation
des masses est indifférente, voire souhaitable, et sans préjuger de class
ements plus fins, nous savons, d'intuition certaine, que Dario Moreno,
Tino Rossi, Jean Nohain sont au-dessous de Charles Trenet, Edith Piaf,
Yves Montand ; que Les Étrangleurs de Bombay ou Le Feu sous la Peau
sont au-dessous de Don Camillo ou de La Rivière Kwai.
Dans toute société industriellement évoluée où (quels que soient le
régime économique, la part de ressources investies dans ce but, leur
efficacité) l'État tend à répandre égalitairement l'instruction à travers la
population et à élever son niveau culturel, l'élaboration de critères sélectifs
adaptés aux produits de la culture de masse s'impose aujourd'hui. Sans
eux, éducateurs et pédagogues ne peuvent affronter les problèmes urgents
dont nous avons fait un rapide survol. Les critères lentement affinés, durant
des siècles, pour l'appréciation des œuvres conçues durant les civilisations
de l'écriture sont-ils valables — et dans quelle mesure — pour les produits
de la civilisation audio-visuelle ? Le cinéma, la radio, la télévision appellent-
ils d'autres moyens d'évaluation, originaux, spécifiques, ou admettent-
ils une souple application des anciens moyens à de nouveaux champs
d'activité créatrice ? Ces questions relèvent essentiellement de l'esthétique.
Mais, en ce qui nous concerne ici, l'analyse du contenu des communications
de masse doit tenir compte de cette perspective et assumer la tâche d'éva
luerles productions d'après leur potentiel d'information et leur charge
de connaissance.
L'étude scientifique des loisirs de l'homme- d'après-le-travail est
l'indispensable prélude à celle de sa formation, dans toute la plénitude
du terme. Sur ce terrain comme sur tous les autres, la régulation cons
ciente dès sociétés est illusoire et impensable sans l'apport des sciences
sociales. Celles-ci doivent jouer auprès des hommes d'État et grands
administrateurs de notre « second xxe siècle » le rôle que Platon assignait
à la philosophie dans sa République. Oserons-nous dire que les relations
entre enseignement et culture de masse suffiraient à démontrer l'exigence,
dans l'étape de la civilisation technicienne où nous sommes entrés, de
nouvelles formes de despotisme éclairé ?

Georges Friedmann.

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