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Friedmann Georges. Enseignement et culture de masse. In: Communications, 1, 1961. pp. 3-15.
doi : 10.3406/comm.1961.914
http://www.persee.fr/web/revues/home/prescript/article/comm_0588-8018_1961_num_1_1_914
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1. Cf. Daniel Lerner, The Passing of traditional society, Free Press, 1958, et sur
tout chap, ii, pp. 52-75.
2. E. Durkheim, L'évolution pédagogique en France, 2 vol., nouv. edit., P.U.F.
Enseignement et culture de masse
III
1. Les principaux traits descriptifs de la culture de massé que nous indiquons ici
ont été mis en relief par Edgar Morin (Études sociologiques, Bulletin des étudiants
de sociologie de l'Université de Paris, juin 1960, pp. 18-55) et seront analysés de plus
près dans son prochain livre.
2. La tendance à la simplification, mise en lumière dans l'adaptation des œuvres
littéraires au cinéma (Leister Asheim, George Bluestone), se retrouve, impératif commun,
diversement traduit, diversement lié à des stéréotypes, dans beaucoup de produits des
communications de masse : rédaction d'articles dans la grande presse quotidienne et
hebdomadaire, texte et musique de chansons à succès, théâtre radiophonique, émissions
d'information et documentaires télévisés. Une étude approfondie de cette tendance,
de ses expressions variées selon les produits culturels, est inséparable d'une réflexion
efficace sur les problèmes d'un enseignement adapté à l'homme-d'après-le-travail.
3. Michel Crozier, Petit» fonctionnaires au travail, Paris, Ed." du C.N.R.S., 1955,
pp. 112-119.
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moins, dans la perspective qui est ici la nôtre, ces observations ne sup
priment pas les effets de la culture de masse sur les exigences d'un enseigne
ment renouvelé.
Les travaux récemment consacrés à la culture de masse ont beaucoup
fait pour l'accréditer comme un des faits sociologiques les plus importants
de cette seconde moitié du xxe siècle. En même temps, ils ont définitiv
ement marqué à la fois comme désuète et passionnelle l'attitude, encore
fort répandue, des intellectuels qui, au nom des valeurs classiques (dont à
nos yeux, le prestige, la permanence ne sont pas en cause), rejettent en
bloc la culture de masse dans l'enfer de la vulgarité et du kitsch. Au reste,
même frappée de cette condamnation globale, elle n'en demeurerait pas
moins -un champ précieux d'investigation pour l'observateur de notre
temps.
Ceci dit, il serait fâcheux que la réaction motivée contre une prise de
position émotionnelle conduisît à son tour l'observateur scientifique,
transformé en partisan, à obnubiler sa lucidité et à perdre son sang-froid.
Les traits spécifiques de la culture de masse, précédemment mentionnés,
et particulièrement son caractère industriel, impliquent la diffusion, par
le réseau mondial des communications de masse, de produits situés à des
niveaux de qualité très différents. L'action de ces produits sur les com
portements, sur les valeurs morales et esthétiques, sur la formation de la
personnalité et du goût a déjà suscité de nombreuses recherches mais plus
encore de jugements prématurés, comme l'a montré la recension analy
tique que vient d'en faire, aux Etats-Unis, J. T. Klapper 1. Par exemple,
les effets des scènes de violence, au cinéma, à la télévision, ne sont pas
tels que les dénoncent des censeurs trop pressés. Ils existent néanmoins,
sur certaines catégories d'enfants, d'adolescents et d'adultes prédisposés 2.
De même la projection des tendances erotiques dans les films, les magaz
ines, la publicité, les faits divers, appelle des études approfondies et ne
saurait être dogmatiquement traitée dans un sens ou dans l'autre. La
dialectique de la présence et de Y absence ? chez l'usager de la radio, de la
télévision, du cinéma appelle des recherches, une réflexion informée avant
que puisse être évaluée, sous cet angle, la valeur — positive ou négative —
de la culture de masse pour la formation de la personnalité individuelle.
Dans quelles conditions l'assistance fréquente à la télévision peut-elle
élever ou abaisser le goût des téléspectateurs 4 ? D'après un des meilleurs
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progressivement développé leur goût. Mais, d'une part, la tendance à multiplier les
chaînes, de l'autre, la répulsion des régimes libéraux pour toute contrainte, fût-ce au
service de fins culturelles, diminue la portée pratique de ces résultats. Cf. l'intéressante
discussion que leur consacre I. de Sola Pool, Public Opinion Quarterly, vol. XXIV,
n° 1, 1960, pp. 21-22.
1. I. de Sola Pool, art. cité, p. 20.
2. Nous avons développé ces thèmes dans Où va le travail humain ? IIIe part.,
chap, iv, « Humanisme du travail et humanités ».
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suivi depuis trente ans une ligne juste grâce à l'orientation persévérante
de son Enseignement technique, dont la doctrine a été et est encore nourrie
par les valeurs d'un humanisme du travail. Celui-ci, en tant qu'orientation
de l'enseignement général, préparation à la polyvalence et à de futurs
transferts professionnels en fonction du progrès technique (et, en parti
culier, de la tendance à l'automatisation) demeure fondé. Néanmoins,
confronté aux profondes mutations en cours dans la civilisation techni
cienne, il ne saurait offrir l'inspiration unique — à la fois nécessaire et
suffisante. En particulier il ne saurait équiper l'homme-d'après-le-travail
des armes nécessaires et suffisantes pour affronter la culture de masse.
Le travail manuel, éclairé de technologie, dirigé selon une progression
rationnelle, est une valeur culturelle indéniable. Mais il n'est plus possible,
désormais, en fonction de la transformation des métiers industriels, préc
édemment évoquée, d'accorder une place prépondérante à la « pensée tech
nique », au sens où je la comprenais naguère en m'inspirant d'éminents
spécialistes et de mes propres expériences d'atelier. Voici, par exemple,
un beau texte (1947) de M. H. Montagnan, Inspecteur général de l'En
seignement technique : « Le travail manuel [...] est école de caractère et
de décision car il est fait d'une lutte souvent âpre entre l'homme et la
matière qui lui oppose son inertie, quelquefois ses caprices mystérieux et
déconcertants. Il faut toujours recommencer l'œuvre imparfaite malgré
la peine qu'elle a exigée, jusqu'à ce qu'elle réponde aux conditions de
qualité requises. On ne peut mentir dans le domaine de la matière. Le
mensonge y est toujours sanctionné par un échec ou par une catastrophe 1. »
Reconnaissons que « la lutte âpre entre l'homme et la matière », en
tant que lutte directe, est de plus en plus dépassée dans les sociétés indust
rielles évoluées • : elle s'est transposée en lutte entre l'homme et la nature
sur d'autres plans, avec des moyens de plus en plus puissants, des médiat
ions de plus en plus complexes. Un enseignement fondé, dans sa triple
finalité, sur des valeurs du travail inspirées de l'artisanat serait, aujour
d'huiet plus encore demain, désadapté, inefficace et même dangereux.
M. Gustave Monod voyait plus loin lorsqu'il insistait, dès 1949, sur l'a
ccroissement du secteur tertiaire qui, disait-il, « est évidemment — et par
définition — un secteur professionnel, mais n'est pas un secteur tech
nique, c'est-à-dire exigeant de ceux qui l'occupent un passage préalable
à l'atelier % ». En fait, il faut encore nuancer cette remarque : le secteur
technique diminue par le déclin des tâches manuelles d'exécution mais il
s'étend, sur d'autres frontières, par la complexité croissante des connais
sances exigées des professions qualifiées et des cadres dans l'industrie
et dans l'agriculture. Le milieu de notre civilisation est technique, c'est-à-
dire scientifique. En ce sens, les conditions nouvelles du travail exigent
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L'accent mis sur l'enseignement général ne signifie pas, tant s'en faut,
qu'on rompe ses liens avec la profession. Il faut néanmoins que ces liens
soient souples, adaptés aux caractéristiques psychologiques et sociales des
adolescents, à leur orientation. Tout lien fixe, étroit, fatal avec une activité
économique présupposée et prédéterminée doit être banni. C'en doit être
fini, c'en est fini, déjà, espérons-le, des anthologies de la forge à travers
les âges pour l'apprenti forgeron. Il ne s'agit pas de renoncer entièrement
aux lectures et rédactions (dont on a tant abusé) sur la grandeur, la res
ponsabilité, voire les « joies » du travail. Mais le moment est venu, dans
l'histoire de notre civilisation, où il faut, dès l'école, faire comprendre à
l'adolescent la responsabilité, la noblesse, la grandeur du loisir et l'y
préparer. Pendant longtemps certains, dont j'ai été, ont bataillé par la
plume et l'action pour que se compénètrent, s'enrichissent l'une par
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1. Nous n'oublions certes pas l'enseignement artistique dont la place, dans le viatique
remis, sous forme d'éducation, aux jeunes de la civilisation technicienne serait impor
tante : dessin, certes, mais aussi autres enseignements d'arts plastiques selon les apti
tudes et les goûts. Par ailleurs, un enseignement musical, obligatoire, devrait être
donné dès les débuts de l'école primaire par des maîtres ayant eux-mêmes reçu une
valable formation de pédagogie musicale, comme le demande la campagne « Pour que
la musique vive » des Jeunesses musicales de France (Journal musical français, 6 avril
1961). Le développement du goût et du besoin de la musique chez un nombre croissant
de jeunes, l'extension de la base démographique de la musique (plus étroite en France
que dans la plupart des autres pays d'Europe occidentale) créeraient des conditions
favorables, chez l'adulte exposé aux communications de masse, à l'utilisation des
« . instruments du choix ».
2. L'industrie française, dans beaucoup de branches, manque non seulement de
techniciens, mais aussi d'ouvriers qualifiés. Les Centres d'apprentissage publics ont,
faute de place, refusé en septembre 1961 environ quatre- vingt mille élèves. Une cir
culaire ministérielle (16 mai 1961) prévoit Un vaste programme de coopération entre
l'Éducation nationale et l'industrie pour la formation en commun d'ouvriers qualifiés.
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Enseignement et culture de masse
1. Les relations réciproques entre la lecture et l'usage assidu des mass media, et
particulièrement du cinéma et de la télévision, selon les sexes, les âges et les milieux
socio-culturels, seront attentivement examinées dans Communication sur la base des
faits connus et d'enquêtes en cours. Cf. le bilan provisoire, donnant d'utiles indications
et références, dressé par J. Dumazedier et J. Hassendorfer dans le Bulletin des
Bibliothèques de France, n° 6, juin 1959 : « Le loisir et la lecture », et dans le Courrier
de la recherche pédagogique, n° 12, oct. 1960 : « Sociologie de la lecture et sociologie de
l'éducation ».
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Remarquons aussi que si l'on admet, sans lui attribuer de valeur péjo
rative, cette . assimilation de la culture de masse au divertissement, si
même on la revendique comme un accomplissement en tant que tel, une
nécessaire évasion au bout de nous-mêmes, on ne supprime pas la distinction
qualitative entre les divertissements selon leur valeur esthétique, d'une
part, de l'autre, selon la nature de leurs répercussions psychologiques
sur la personnalité et le comportement. A moins, bien entendu, d'adhérer
préalablement à une philosophie « aristocratique » pour qui la dégradation
des masses est indifférente, voire souhaitable, et sans préjuger de class
ements plus fins, nous savons, d'intuition certaine, que Dario Moreno,
Tino Rossi, Jean Nohain sont au-dessous de Charles Trenet, Edith Piaf,
Yves Montand ; que Les Étrangleurs de Bombay ou Le Feu sous la Peau
sont au-dessous de Don Camillo ou de La Rivière Kwai.
Dans toute société industriellement évoluée où (quels que soient le
régime économique, la part de ressources investies dans ce but, leur
efficacité) l'État tend à répandre égalitairement l'instruction à travers la
population et à élever son niveau culturel, l'élaboration de critères sélectifs
adaptés aux produits de la culture de masse s'impose aujourd'hui. Sans
eux, éducateurs et pédagogues ne peuvent affronter les problèmes urgents
dont nous avons fait un rapide survol. Les critères lentement affinés, durant
des siècles, pour l'appréciation des œuvres conçues durant les civilisations
de l'écriture sont-ils valables — et dans quelle mesure — pour les produits
de la civilisation audio-visuelle ? Le cinéma, la radio, la télévision appellent-
ils d'autres moyens d'évaluation, originaux, spécifiques, ou admettent-
ils une souple application des anciens moyens à de nouveaux champs
d'activité créatrice ? Ces questions relèvent essentiellement de l'esthétique.
Mais, en ce qui nous concerne ici, l'analyse du contenu des communications
de masse doit tenir compte de cette perspective et assumer la tâche d'éva
luerles productions d'après leur potentiel d'information et leur charge
de connaissance.
L'étude scientifique des loisirs de l'homme- d'après-le-travail est
l'indispensable prélude à celle de sa formation, dans toute la plénitude
du terme. Sur ce terrain comme sur tous les autres, la régulation cons
ciente dès sociétés est illusoire et impensable sans l'apport des sciences
sociales. Celles-ci doivent jouer auprès des hommes d'État et grands
administrateurs de notre « second xxe siècle » le rôle que Platon assignait
à la philosophie dans sa République. Oserons-nous dire que les relations
entre enseignement et culture de masse suffiraient à démontrer l'exigence,
dans l'étape de la civilisation technicienne où nous sommes entrés, de
nouvelles formes de despotisme éclairé ?
Georges Friedmann.