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André Glucksmann

Les effets des scènes de violence au cinéma et à la télévision


In: Communications, 7, 1966. pp. 74-119.

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Glucksmann André. Les effets des scènes de violence au cinéma et à la télévision. In: Communications, 7, 1966. pp. 74-119.

doi : 10.3406/comm.1966.1097

http://www.persee.fr/web/revues/home/prescript/article/comm_0588-8018_1966_num_7_1_1097
ANALYSE

André Glucksmann

Rapport sur les recherches concernant les effets

sur la jeunesse des scènes de violence


au cinéma et à la télévision1

INTRODUCTION

Le but de ce rapport est de permettre l'utilisation efficace de l'abondante


littérature consacrée aux effets sur la jeunesse, des scènes de violence dans les
films cinématographiques et les émissions de la télévision.
Nous sommes devant un ensemble de livres et d'articles dont la lecture exhaust
ive dépasserait infiniment les moyens du spécialiste de l'enfance et de l'adoles
cence,et le temps dont il dispose : si la bibliographie de l'U. N. E. S. C. 0. retient
déjà 500 titres, la bibliographie le Film et la Jeunesse de Karl Heinrich, publiée
en 1959, recense 2 500 ouvrages. Encore n'est-elle pas complète : les débats sur
l'influence du cinéma commencent avec la naissance de ce dernier, les premières
campagnes de presse contre les « Nickels Odeons » datent de 1909 (U. S. A.) et
de 1912 (France) et le premier procès est instruit en 1916 (Contre le cinéma école
du vice et du crime, pour le cinéma école d'éducation moralisatrice et vulgarisatrice
par E. Poulain, Paris, 1916). Notre première tâche a donc été de définir les critères
d'une sélection adéquate.
La sélection est en elle-même périlleuse. On ne peut en effet choisir les ouvrages
en fonction de leur vérité. Contrairement à ce qui se passe dans les sciences
exactes, aucune vérité même partielle ne fait ici l'accord des chercheurs :

« De nombreuses recherches ont été faites en vue de déterminer si le cinéma cor


rompt ou non la jeunesse, mais les méthodes employées sont différentes et les résultats
obtenus contradictoires. »

constate le rapporteur de l'U. N. E. S. C. 0. 2. De même l'accord des chercheurs :


n'a pu se faire sur les procédés objectifs qui permettraient d'analyser le problème
« La méthodologie qui inspire les études sur la réaction de l'enfant au cinéma est
encore assez mal précisée. De nombreux écrits ne sont que des opinions professées
par leurs auteurs. »

1. Nous remercions le Ministère de la Jeunesse et des Sports d'avoir bien voulu nous
autoriser à publier ce rapport. N. D. L. R.
_ 2. U. N. E. S. C. 0., a L'influence du cinéma sur les enfants et les adolescents, »
bibliographie internationale annotée, Étude* et documents, 31, 1963.
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Les effets des scènes de violence au cinéma et à la télévision

montre M. Veillard dans son rapport au Centre International de l'Enfance K


Enfin, il n'y a pas non plus de division du travail. Chaque chercheur, qu'il
soit physiologue, psychologue, médecin, sociologue etc., se donne pour tâche
de répondre au problème dans son ensemble. La multiplicité des points de vue
semble arbitraire : il n'y a aucune corrélation entre les projets de recherche.
On comprend dès lors une remarque du recensement fait par l'U. N. E. S. C. 0. :

« Tout ce que nous savons en toute certitude sur le cinéma, c'est que nous ne savons
pas grand-chose de certain. »

De quelle manière sélectionner alors les ouvrages importants dans cet amas
de recherches désorganisées, où le savoir et l'opinion se mêlent confusément?
Il faut faire de nécessité vertu et multiplier les critères de sélection. Un certain
nombre d'enquêtes et de recherches font autorité même si elles n'apportent pas
de solutions définitives : on ne peut plus discuter des effets de la violence sans
tenir compte des données qu'apportent Himmelweit, Schramm, Bogart, Steiner,
Keilhacker et bien d'autres. Il y a des avis qui paraissent plus fondés que d'autres
par l'expérience à laquelle ils se réfèrent, qu'elle soit psychologique, sociologique
juridique, pédagogique, médicale etc.. 2. C'est donc moins les thèses proposées
que la manière de les illustrer, voire de les démontrer qui a permis la sélection
que nous proposons.
L'ensemble des études ainsi déterminé fait apparaître un certain nombre de
directions majeures ; à les suivre, le champ de la recherche se laisse découper
en six grands secteurs qui sont les six perspectives prises jusqu'à maintenant
sur notre problème.
1) Les opinions générales: toute recherche part de thèses simples sur l'effet
du cinéma et de la télévision, ou espère y parvenir. De plus chacune de ces thèses
est affirmée pour elle-même par une partie de l'opinion. Il est donc possible à
la fois de les recenser et d'étudier leur distribution dans les différentes couches de
la population.
2) L'impact du cinéma et de la télévision. Les opinions ont toutes leur origine
dans certains faits que le public ressent et que les chercheurs ont analysés :
l'importance du cinéma et de la télévision, qui s'illustre par l'ampleur de leur
public, et l'importance quantitative des scènes de violence dans les films et les
émissions télévisées.
3) L'étude sociologique des effets. Les scènes de violence ne sont pas seulement
« émises » par le cinéma et la télévision, elles sont aussi « reçues » par un public
hétérogène — la sociologie, par ses méthodes statistiques et ses considérations
globales, permet : a) de préciser la nature de cet effet en comparant le compor-

1. M. Veillard, Le cinéma et l'enfant, Séminaire sur la prévention de l'inadaptation,


Centre international de l'Enfance, décembre 1961.
2. Cf. en particulier : H. T. Himmelweit, A. N., Oppenheim, P. Vince, Television
and the Child, London, Oxford University Press, 1958, 522 p.— W. Schramm, J. Lyle,
E. B. Parker., Television in the Lives of Our Children, Stanford University Press, 1961,
324p. — L. Bogart., The Age of Television, New York, Frederick Ungar Publishing Co.,
1956, 348 p. — Martin. Keilhacker, « Der Gegenwârtige Stand der deutschen und
auslândischen Forschung ûber Wirkungsweise und Einflûsse des Films auf Kinder und
Jugendliche », Vierteljakr — fiirWissensch. Padagogik, 30, 1954, 192-305. — T. Furu.,
« Die Rolle des Fernsehens im Leben der Kinder », Rundfunk und Fernsehen, 1962, 4,
325-367.

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André Glucksmann

tement des spectateurs assidus et celui des non-spectateurs ; b) de différencier


la nature de l'effet en fonction des différentes couches de public.
4) La détermination des mécanismes psychologiques: les scènes de violence,
en tant précisément qu'elles sont mises en scène par un intermédiaire particulier
(l'image animée), agissent sur le public en fonction des caractères propres à cet
intermédiaire. Quand on parle de la fascination que provoquent les images de
la violence, on fait intervenir l'idée de mécanismes originaux qui commandent
le rapport du spectateur à des média aussi spécifiques que le cinéma et la télé
vision. Les hypothèses qui permettent de théoriser le rapport spectateur-image
introduisent ainsi de nouvelles variables dans la considération des effets des
scènes de violence.
5) Les études expérimentales « in vitro ». Les considérations précédentes ont
fait surgir un certain nombre de problèmes en termes suffisamment précis pour
qu'on tente de les résoudre par des expériences artificielles (études, par les pro
cédés de la psychologie expérimentale, d'une petite population sélectionnée).
On essaie alors de spécifier par des tests l'effet de chacune des variables que l'on
peut isoler et maîtriser.
6) Les études culturelles: de même que l'effet des scènes de violence dépend
de la nature propre du médium qui les transmet, il dépend aussi du contexte
narratif. Les enquêtes sociologiques semblent montrer que la violence n'est pas
ressentie de la même façon selon qu'elle se présente dans un western, dans un
film policier ou dans un film d'épouvanté. Il faut donc faire leur place aux consi
dérations qualitatives qui distinguent les « genres » et s'essaient à dégager leur
signification latente.
L'ensemble des recherches citées semble ainsi s'organiser de façon cohérente ;
un schéma inspiré de la théorie de la communication pourrait assembler les six
types d'approches que nous avons mentionnés. Le problème des effets des scènes
de violence est en fait un problème de transmission : nous pouvons définir un
certain input, ce qui entre dans le système de transmission (c'est à-dire les scènes
de violence et les caractéristiques de leur impact ) ; nous pouvons le comparer
à un output, ce qui sort du système (les comportements des spectateurs tels que
la sociologie les différencie) ; nous pouvons aussi définir des mécanismes de
transmission propres au système (hypothèses psychologiques de la fascination,
de la passivité, de la projection et de l'identification) ; nous pouvons encore
créer des modèles réduits de ce système pour en contrôler les variables (psychologie
expérimentale) ; nous pouvons enfin considérer les contenus du message (étude
culturelle) et leur rapport avec la société dans son ensemble.
Il peut paraître étrange qu'à la question très simple qui leur est posée, les
chercheurs répondent d'une façon aussi diversifiée et complexe. Remarquons
provisoirement que si les réponses ne sont pas aussi simples que les questions,
il n'est pas nécessaire de conclure à la seule déficience de celui qui tente de
répondre. Il est des questions « grosses comme des coups de poing » et le chercheur
qui « divise la difficulté » apporte peut-être moins une solution définitive qu'il
n'aiguise la prudence de celui qui veut, ou qui doit, juger.

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Les effets des scènes de violence au cinéma et à la télévision

I. PANORAMA DE L'OPINION

Consacrer une bibliographie aux effets des scènes de violence filmées ou télévisées
suppose que ces effets dépendent pour une part des qualités propres aux deux
media employés. Les auteurs s'accordent en effet pour noter que par le truche
mentdu film ou de la télévision ces scènes de violence prennent une importance
particulière :
a) parce qu'elles sont transmises par des moyens de communication de masse
à un public beaucoup plus ample (tant par le nombre que par les couches sociales
et les classes d'âge qui s'y mêlent) que ne l'est le public des spectacles tradition
nels : c'est par ce caractère massif de l'effet que les juristes justifient le régime
spécial de la censure cinématographique, si différent par exemple de la légis
lation en matière de théâtre x.
b) parce que les qualités propres à l'animation de l'image font supposer que
son influence sera spécifique : la plupart des études conviennent que pour un
contenu analogue le cinéma influencera plus le comportement des jeunes spec
tateurs que, par exemple, les bandes illustrées.
Ce deuxième point impliquerait un examen de toutes les théories faites à propos
du cinéma en général 2. Pour ne pas alourdir infiniment cette bibliographie
nous avons choisi de restreindre les références théoriques aux seuls travaux
consacrés aux effets des scènes de violence.
Mais on ne peut négliger de dresser un rapide bilan des opinions professées
sur l'influence du cinéma et de la télévision, ni aborder les études des spécialistes
avant d'avoir interrogé l'opinion publique et ses représentants qualifiés :
a) parce que ces opinions ont valeur de témoignage dans le procès instruit
contre la violence au cinéma et à la télévision ;
b) parce que c'est l'inquiétude de l'opinion publique qui a motivé les travaux
des chercheurs : en particulier les premières grandes enquêtes des Payne Fund
Studies (1930) ;

« C'est le souci de réformer la société qui s'exprimait dans l'intérêt porté par les
sciences humaines à des symptômes de désorganisation sociale tels que les maladies
mentales, les conflits familiaux, la délinquance juvénile ou le crime. Les chercheurs
qui étudiaient l'influence des mass media sur les jeunes avaient tendance à poser le
problème en ce contexte : le cinéma et la radio étaient considérés — au même titre
que les taudis — comme la source du désordre social *. »

II convient donc d'examiner si l'opinion met toujours sur le même plan taudis
et communications de masse : que reproche-t-on au cinéma et à la télévision,
qui s'accorde à faire ces reproches?

1. C. Mattheos, La protection de la jeunesse par la censure cinématographique en


France et à l'étranger, Diplôme de Criminologie, Université de Paris, Mars 1965.
2. Cf. en particulier : £. Morin, Le Cinéma ou l'homme imaginaire, Paris, Ed. de
Minuit, 1956, 250 p. ; C. Metz, c Le cinéma : langue ou langage ? » Communications,
4, 1964.
3. L. Bogart, oucr. cité, p. 334.

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A. IMPORTANCE ET NATURE DE LA VIOLENCE CRITIQUÉE

Les reproches faits au cinéma et à la télévision sont multiples (dégradation


du goût, déformation du sens des valeurs etc..) et relèvent d'idéaux variés (esthé
tiques, moraux, pédagogiques ou politiques) ; pourtant ils convergent tous en :
« cette critique première : qu'on voit trop de violence à la télévision *.»
G. Steiner, étudiant statistiquement les opinions des Américains sur l'influence
de la télévision, retrouve ce même reproche au tout premier rang des doléances
publiques 2 et Klapper note que c'est la question principale soulevée par les
lettres des auditeurs aussi bien que par les sondages d'opinion 3.
Les accusations sont identiques, non seulement en ce qui concerne le cinéma
et la télévision, mais pour tous les mass media :

« Ces charges retenues contre la télévision ressemblent étroitement à celles retenues


auparavant contre chaque moyen de communication de masse lorsque sa puissance
sur les adultes et sur les enfants commençait à se manifester *.»
Qu'appelle-t-on violence ? Il semble que la critique vise différents aspects et
certains codes, officiels ou officieux, tentent d'en préciser les principaux. Ainsi
e célèbre code Hayes, auto-censure des producteurs américains, sanctionne la
brutalité, la vulgarité, l'obscénité, la cruauté contre les animaux, le blasphème
etc.. 6. Le code de la B. B. C. note qu'une liste noire de types de violence à
éviter serait inutilisable :
« La torture est normalement inadmissible, cependant dans le film Jésus de Nazareth
la crucifixion a été dramatisée : dans un contexte particulier, de nombreux sujets qui
paraissent dangereux pour de jeunes yeux peuvent être justifiés *.»
Ce même code indique qu'il est nécessaire de faire des distinctions : «la brutalité
n'est pas identique à la violence et la violence n'est pas la même chose que le
combat. Cependant, le combat qui est chose saine et la brutalité qui ne l'est
pas contiennent tous deux de la violence et sont confondus ». Sous le terme
« scène de violence » l'opinion publique critique une série d'actes qui vont de la
brutalité physique à la transgression morale :
c Le pire n'est peut-être pas la violence, mais la violation »
note le même code. Nous verrons que certaines études, rares, tendent à définir
et à préciser différents types de violence et leur nocivité respective et nous en

1. Report of the Committee on Broadcasting (1960), London, H. M. Stationery Office,


1962, p. 29.
2. G. A. Steiner., The People Look at Television, New York, A. Knoff, 1963, p. 92.
3. J. T. Klapper., The Effects of Mass Communication, Glencœ, (111.)., The Free
Press, 1960, pp. 135-136.
4. L. Bogart, ouvr. cité, p. 275.
5. Cf. La Cinèmatographie française, n° 1558, 6 mars 1954. Le Bulletin du C. N. C,
n° 28-29, 1954. Et pour sa dernière révision Cinémonde, n° 1168, 27 décembre 1956.
6. Report... ouvr. cité, p. 48.
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Les effets des scènes de violence au cinéma et à la télévision

dresserons le catalogue dans notre conclusion. La « violence » qui est en général


et sans distinctions critiquée, qualifie toute conduite présentée au cinéma et à
la télévision qui, si elle était exécutée réellement, serait soit illégale, soit immorale
soit simplement brutale. C'est cette notion générale qui est au centre de toutes,
les critiques faites au cinéma et à la télévision :
« La télévision est instrument de pression intense qui persuade l'esprit pas encore
formé que la violence est une façon de se conduire acceptable. » (le juge P. J. Krœnberg,
cité par Wertham1).

B. LE PARTAGE DES OPINIONS

Les débats et les campagnes de presse concernent a) la nature de cette influence,


b) son importance. La première question vise l'effet moral et pédagogique de la
violence de l'écran : est-il bon, est-il mauvais ? La seconde vise sa fonction sociale :
l'expérience de la violence filmique est-elle un facteur primordial ou simplement
secondaire de la formation (socialisation, Bildung) de l'adolescent? En fait les
principales discussions surgissent avec la première question.
Une première thèse, que nous appellerons extrême pour les besoins de la
classification, a été défendue vigoureusement par Frédéric Wertham. Après avoir
dénoncé l'influence néfaste des journaux illustrés cet auteur s'est attaqué à la
télévision, il l'accuse de faire de la publicité en faveur de la violence :

« Lorsque les jeunes voient de la danse, ils ont envie de danser, s'ils voient des
friandises, des boissons alléchantes ou des desserts ils veulent les acheter. On ne peut
pas affirmer d'une façon sensée que les enfants qui voient la violence sur l'écran n'en
acquièrent pas un certain goût, même s'ils n'en sont pas tout à fait conscients *. »

Cette thèse a été reprise par maintes personnalités responsables.


A l'autre extrême on affirmera que le véritable problème n'est pas celui des
effets dangereux du cinéma sur la jeunesse mais plutôt celui de l'idée dangereuse
que se font les différentes autorités des prétendus effets néfastes du cinéma.
On trouvera dans ce camp d'abord les esthètes qui considèrent que le cinéma
est avant tout un art et qu'il ne relève que d'une critique esthétique :
« La notion en soi de censure contre un art est une stupidité. La seule limitation
concevable est celle qui concerne la jeunesse, encore est-ce prendre le problème à
l'envers que de croire qu'il y a des blousons noirs parce qu'il y a des films sur les
blousons noirs. Il y a des blousons noirs parce qu'il y a des taudis, une crise du logement,
des guerres coloniales, le cinéma n'y est pour rien » (J. Doniol Valcroze )*.

S'y joignent des sociologues qui estiment que l'existence d'un effet présumé
dangereux du cinéma n'a pas du tout été démontrée :
c II n'est du reste nullement dans notre ligne de promouvoir une interdiction quelle
qu'elle soit. L'examen du problème de l'influence pernicieuse du cinéma nous conduit
à rejeter toute justification à la censure dans ce domaine. Les véritables fondements

1. F. Wertham., « The scientific Study of Mass Media Effects, American Journal


of Psychiatry, 119 (4), 1962. Cf. également G. A. Steiner., ouvr. cite, p. 121 s. ; L. Bogart
ouvr. cité., op. 263 s.
2. F. Wertham., ouvr. cité.
3. In C. Matthkos, ouvr. cité.

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sociologiques de la censure plongent bien plus profond que toutes les justifications
secondaires et les prétextes avancés. Son royaume est celui des tabous politiques de
l'ordre établi et des tabous magiques qui rejettent dans la nuit sacrée l'horreur de
la décomposition des cadavres et la frénésie de l'acte amoureux, la nudité de la mort
et de la sexualité » (Edgar Morin *).

soit : la société rationalise ses angoisses lorsqu'elle prétend agir pour la sauve
garde de l'enfance et de la jeunesse : elle ne veut pas comprendre que le cinéma
est un facteur positif de « l'initiation de l'adolescent à la vie adulte ».
Entre ces thèses « extrêmes, une série d'opinions « moyennes » ont pu être
développées. Certaines introduisent des nuances en distinguant différents types
de violences plus ou moins néfastes, neutres ou bénéfiques. Ainsi le professeur
Heuyer, parle, à propos du cinéma policier, d' « intoxication psychologique
impunément entretenue 2 ». Cependant il reconnaît l'influence positive et « cathar-
tique » des films d'aventure sur les adolescents. D'autres auteurs remettent en
cause l'importance accordée aux communications de masse, ainsi S. et E. Gluek
dans leur étude consacrée à la jeunesse délinquante :

« Ce n'est pas en les privant de toute expérience des fléaux de la vie moderne que
les enfants seront rendus meilleurs. Ce n'est pas ainsi que se forge le caractère. Ce
n'est pas en le privant de cinéma, de cirque et d'autres spectacles amusants que l'on
résoudra les problèmes fondamentaux... Si un gaillard ressent le besoin de telles
distractions il les trouvera d'une manière ou d'une autre. L'en priver n'est pas une
thérapeutique • ».

On peut tirer deux conclusions de ce rapide survol de toutes les thèses en pré
sence :
1) que toutes les opinions imaginables à partir des deux problèmes que nous
avons circonscrits ont trouvé des défenseurs ;
2) que toutes ces thèses s'appuient sur des postulats que nous aurons à exa
miner séparément et qui concernent soit des corrélations sociologiques, soit des
mécanismes psychologiques.
Il nous reste à examiner comment l'opinion publique se partage devant des
avis si divers.

c. l'opinion divisée

Des sondages ont été opérés dans différentes couches de la population et les
experts ont été invités à soumettre leur avis à différentes commissions. Les
questionnaires étaient plus ou moins nuancés selon les cas et nous n'en faisons
qu'un relevé indicatif.
Une commission officielle a présenté un rapport au Parlement britannique en

1. E. Morin, « Le problème des effets dangereux du cinéma, » Revue internationale


de Filmologie, 14-15, 1953, p. 231.
2. Journées de Défense Sociale de Bordeaux, (1956) Reçue de Science Criminelle,
janvier-mars 1957, p. 214 s.
3. S. et E. Gluek, Délinquants en herbe, trad. Verdun, Lyon, E. Vitte, 1956, 274 p.
— Par contre le même Gluek déclarait devant le comité Kefauver que la répétition
de la présentation excitante des crimes « doit avoir un effet corrosif sur l'esprit de la
jeunesse ».
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Les effets des scènes de violence au cinéma et à la télévision
1950 1. Il fut demandé à cette occasion à 1344 personnalités compétentes — pro
fesseurs, directeurs de cliniques pour enfants, spécialistes des tribunaux — si à
leur avis il existait un rapport :
1) entre la fréquentation du cinéma et la délinquance ;
2) entre la fréquentation du cinéma et le « relâchement moral ».
On put compter 600 réponses positives contre 618 négatives en ce qui concerne
la délinquance, 500 positives et 714 négatives pour le relâchement moral. Parmi
ceux qui affirmaient l'existence d'un lien entre le cinéma et le relâchement moral,
la plus grande majorité affirmait ce lien comme plutôt faible, sauf en ce qui con
cerne les jeunes filles de 12 à 16 ans.
On retrouve la même hésitation indécise dans les avis des experts cités par le
sous-comité du Sénat des États-Unis dirigé par Kefauver. Le rapport conclut
que le comité :

e ... a été incapable d'établir un lien de causalité directe entre les spectacles d'actes
criminels et l'accomplissement effectif de tels actes. Mais il n'a pas non plus décou
vertla preuve irréfutable que les jeunes ne sont pas influencés négativement dans
leur comportement du fait d'être exposés à des films et à des épisodes fondés sur des
thèmes sous-jacents d'illégalité et de crime et se complaisant dans la peinture de la
violence humaine *. »

Les familles ne sont pas moins partagées. Priés de dire s'ils considéraient que
la télévision était bonne ou non pour les enfants, 65 % des hommes et 58 % des
femmes ont répondu par l'affirmative (1963) 8. Par contre un Gallup plus an
cien (1954) signale que 70 % des adultes considèrent que les films policiers sont
un facteur de délinquance *. Connaissant la forte part des films violents dans les
programmes américains (Partie II) il faut conclure ici aussi à une incertitude de
l'opinion publique. La tendance semble pourtant être celle d'une diminution de
l'inquiétude : une enquête américaine montre que 76 % des parents estiment
simplement éphémères les effets de la télévision (1962, Steiner) tandis qu'une
enquête française (1961) montre que 80 % des familles aisées et 50 % des familles
de travailleurs manuels estiment que la télévision est un bienfait (pour, dans le
deuxième cas, 40 % d'indécis). Et si 90 % des parents jugent certaines émissions
mauvaises pour les enfants, 70 % n'interdisent pas à leurs enfants de les regarder 5.
Des interprétations différentes peuvent être données de ces contradictions,
soit que les parents ne croient pas sérieusement au danger qu'ils dénoncent,
soit qu'ils perdent leur autorité. Il reste qu'ici aussi l'indécision est
manifeste.
Signalons que les enfants dans leur grande majorité (2/3) ne croient pas aux
dangers de la télévision et du cinéma 6. Ce qui prouve soit qu'ils sont trop intoxi-

1. Report of the departmental Commitee on Children and the Cinema (May 1950
London, H. M. Stationery Office, 1951.
2. U. S. Senate Commitee on the Judiciary, Television and Juvenile Deliquency, Interim
Report of the Subcommitee to Investigate Juvenile Deliquency, Government Printing
Office, Washington, 1955.
3. G. A. Steiner, ouvr. cité, p. 82.
4. L. Bogart, ouvr. cité, p. 273.
5. H. Gratiot-Alphandery, S. Rousselet, La télévision et la famille, École des
Parents, 3, Janvier 1961, p. 29-35.
6. L. Bogart, ouvr. cité, p. 274. — W. Schramm, ouvr. cité, p. 54. — H. Himmel-
weit, ouvr. cité, p. 353.

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André Glucksmann

qués pour s'apercevoir du danger, soit qu'ils se sont découvert une immunité,
que les adultes conçoivent avec peine 1.
Les pédagogues se montrent plus sévères. Au congrès international de la Presse
du Cinéma et de la Radio pour enfants qui s'est tenu à Milan en 1952 :

c ... il a été particulièrement frappant de constater avec quelle unanimité et quelle


vigueur les 600 congressistes, représentant les tendances les plus variées se sont mis
d'accord pour dénoncer les méfaits des c comics » et les ravages causés dans la jeunesse
par ces films innombrables qui, sous les formes les plus variées, constituent une
permanente provocation au crime *. »

C'est un des seuls exemples d'unanimité que nous possédions.


On pourra se référer à des enquêtes semblables menées en d'autres pays ou
concernant des couches différentes de la population, elles témoignent de la même
hésitation. Ce n'est pas de ce type de référendum qu'il faut attendre une réponse
définitive à notre problème : d'une part la technique même du questionnaire
semble prédéterminer souvent les réponses de façon plus ou moins nuancée 8 ;
d'autre part, les réponses correspondent souvent à des stéréotypes plus qu'à des
expériences valables : le fait que différentes catégories sociales professent sur la
télévision des opinions fort distinctes semble introduire une forte variable so
ciologique dans le jugement. C'est donc moins des affirmations définitives qu'une
position du problème qu'il faut extraire de ce panorama de l'opinion.

D. CONCLUSIONS

(1) L'importance du cinéma et de la télévision, de leur influence sur la jeunesse


est rarement mise en doute. Deux corollaires accompagnent ordinairement
cette évidence : d'une part l'enfant et l'adolescent seraient par leur immaturité
plus a marqués » par la violence physique et morale diffusée par les mass media ;
d'autre part ces mass media véhiculeraient, comme le postulait H. Forman en
1930:

« ... Un système d'éducation surimposé, avec lequel les insitutions établies,


telles que l'école et l'église, ne peuvent entrer en compétition quant à l'attraction. »

On retrouve ici le thème du chevauchement entre enseignement et culture


de masse 4.
(2) La violence dont on fait reproche à la télévision et au cinéma est rarement
définie avec précision. Il s'agit d'une violence à la fois physique et morale,
étant généralement sous entendu que l'une entraîne l'autre. Comme nous le
verrons par la suite les spécialistes essayeront de distinguer différents aspects
de cette violence.

1. L. T. Klapper, ouvr. cité, p. 145.


2. H. Gratiot-Alphandery, École des Parents, 3, 1952-1953.
3. M. Chastaing, « Le questionneur questionné », Esprit, 285, 1960, p. 1060-1068.
4. G. Friedm ann, a Enseignement et culture de masse, Communications,!, 1961,p. 3-15;
G. Friedmann, œ Communications de masse et culture », École des Parents,
1964, 7, p. 2-6; C. Bremond ,« Culture scolaire et culture de masse», Communications,
5, p. 52-87.
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Les effets des scènes de violence au cinéma et à la télévision

(3) Toutes les thèses en présence se réfèrent à l'existence de mécanismes sous-


jacents qui gouvernent le rapport du jeune spectateur avec le spectacle visuel. Le
plus souvent on part de la postulation de ces mécanismes (par exemple, la « fas
cination » par les images ) pour conclure au rôle positif ou négatif du spectacle
visuel.
(4) Les « faits » sont eux-mêmes interprétés de façon contradictoire, la corré
lation de l'influence du cinéma et de la télévision avec des conduites immorales
et criminelles n'est pas une évidence reconnue par l'ensemble de la population.
Par contre l'inquiétude soulevée par ce problème est générale. Elle se reproduit
avec l'irruption dans la vie sociale de toute nouvelle technique de diffusion col
lective et tend à décroître par la suite ; elle concerne actuellement essentiell
ement la télévision.
On comprend, devant l'incertitude de l'opinion publique, qu'on fasse appel
aux spécialistes, psychologues ou sociologues, à charge pour eux d'établir les
faits objectifs et la théorie des mécanismes qui gouvernent le rapport du jeune
avec l'écran.

IL VIMPACT DES SCÈNES DE VIOLENCE

L'inquiétude de l'opinion publique surgit à partir de deux additions fort


simples : il suffit de considérer le total des scènes de violence diffusées en un nombre
donné de films ou d'émissions télévisées, puis de dresser en regard le temps
moyen que leur consacre le jeune spectateur : on en concluera que deux chiffres
aussi énormes ne peuvent pas ne pas emporter la conviction du témoin
objectif. La conjonction de ces deux données fait diagnostiquer un effet néfaste
du cinéma et de la télévision. C'est l'avis de nombreux critiques et notamment
de W. Lippmann 1. C'est aussi l'avis des premiers chercheurs inquiets devant
leurs découvertes — Après avoir analysé le contenu de 500 films (entre 1920
et 1930) E. Dale écrivait :

« Cette procession fiévreuse d'actes ou de tentatives criminelles, comment peut-on


la désigner autrement que comme une véritable école du crime. Tout particulièrement
pour certains types de garçons et de filles *. »
Nous reviendrons sur la restriction que suggère, sans la justifier, le dernier
membre de cette phrase ; laissons parler les chiffres.

a. l'assiduité de la jeunesse au cinéma et a la télévision

1) Les chiffres les plus précis concernent la télévision, ils expliquent que l'ac
cent soit mis dans les pays anglo-saxons sur le danger de la télévision plutôt
que sur celui du cinéma. En effet, aux États-Unis, et à un degré moindre en

1. L. Bogart, owr. cité, p. 277.


2. E. Dale, The Content of Motion Pictures, New York, Payne Fund Studies, Mac
Millan, 1933.
83
André Glucksmann

Grande-Bretagne les programmes de la télévision sont permanents ou tendent


à l'être ; ils sont de plus beaucoup plus nombreux et moins contrôlés que les
programmes français.
Les enquêtes de Witty en 1950 x, de Schramm en 1960 confirmées par de
nombreuses autres 2 montrent que l'enfant américain, à trois ans, a une moyenne
de vision quotidienne de 45 minutes, à cinq ans il regarde la télévision 2 heures
par jour en moyenne, de six à douze ans 2 h. 1/2 par jour ; sa moyenne augmente
jusqu'à dix-sept ans ; elle peut atteindre des sommets de trois heures par jour
pour décroître plus tard (entre lh. 1/2 et 2 h. pour l'adulte).
a De trois à seize ans, l'enfant consacre plus de temps à la télévision qu'il n'en
passe à l'école. Pendant toute cette période, il passe devant la télévision un sixième
de son temps de veille *. »

Pour l'Angleterre, Himmelweit donne une moyenne de deux heures par jour ;
de même T. Furu pour le Japon. Les chiffres sont semblables pour tous les pays
économiquement développés qui ont un réseau suffisamment dense. Les varia
tions semblent dépendre du nombre de programmes susceptibles d'être captés.
Les grands adolescents semblent plus détachés du spectacle télévisuel que leurs
parents. Lors de l'installation d'un premier poste de télévision,

« contrairement à ce qui a été dit ou écrit, ce sont les adolescents, puis les enfants,
qui commencent à faire des efforts pour échapper à l'envoûtement ; les adultes,
quoiqu'ils s'en défendent, paraissent beaucoup plus longs à réagir *. »

Pour les critiques ce sera aller de Charybde en Scylla ; échappant au foyer et


à la télévision, les jeunes courent au cinéma.
2) Le degré de fréquentation du cinéma par les jeunes est plus difficile à
établir. Parmi les nombreuses enquêtes il faut retenir celles de Maletzke et de
Zôchbauer 5 pour la République Fédérale Allemande, celles de Himmelweit et
de Belson 6 pour la Grande-Bretagne, les enquêtes de la M. P. A. A. pour les
États-Unis. Lunders 7 a discuté les méthodes employées dans de nombreuses
recherches, qui conduisent toujours à surestimer la fréquentation cinématogra
phique des adolescents. Une récente enquête du C. N. C. 8 rassemble, pour la
France, des données extrêmement précises et sérieuses : les jeunes des villes
(15-25 ans) vont en moyenne deux fois par mois au cinéma, les jeunes ruraux plus
d'une fois toutes les trois semaines (la moyenne des adultes « urbains » étant de
4,3 fois par an, s'ils possèdent la télévision, de 9 fois s'ils ne la possèdent pas).
La présence d'une télévision au foyer familial n'introduit dans cette moyenne
qu'une variation, extrêmement faible, de 2 %.

1. P. Witty, « Children and T. V., a Fifth Report », Elementary English, Oct. 1954, p.9.
2. L. Bogart, ouvr. cité, p. 245 s.
3. W. Schramm, ouvr. cité, p. 30.
4. H. Gratiot-Alphandery, J. Rousselet, art. cité.
5. G. Maletzke, Fernsehen im Leben der Jugend, Hans Bredow Verlag, 1959, 298 p.
F. Zôchbauer, Jugend und Film, Emsdetten, Verlag Lechte, 1960, 203 p.
6. W. A. Belson, « Measuring the Effects of Television », Public Opinion Quarterly,
22 (1), 1958, pp. 11-18.
7. L. Lunders, L'attitude actuelle des jeunes devant le cinéma, Paris, Office Général du
Livre, 1963, 190 p.
8. Centre National de la Cinematographic, Cinéma français, Perspectives 1970,
Février 1965.
84
Les effets des scènes de violence au cinéma et à la télévision

Ces chiffres concordent dans l'ensemble avec les données des autres pays éc
onomiquement développés : les jeunes représentent environ 45 % des acheteurs
de billets de cinéma et les enfants de 8 - 14 ans : 9 %. La même enquête statis
tique indique que dans l'ensemble de la jeunesse urbaine et rurale, 6,7 % des
jeunes vont au cinéma deux fois et plus par semaine, 24,5 % y vont une fois,
21 % deux fois par mois.
Si les jeunes sont de grands spectateurs de la télévision et du cinéma il faut
maintenant analyser ce qu'ils voient.

B. ANALYSE DE CONTENU :
LA PROPORTION QUANTITATIVE DE SCÈNES DE VIOLENCE

II faut remarquer d'abord que les jeunes ne sont pas seulement de grands
spectateurs, mais qu'ils voient souvent les spectacles pour adultes. Les chiffres
ici varient selon ce qu'on intitule spectacle adulte, pourtant l'accord se fait pour
considérer que la moitié du temps de télévision des enfants est consacré à
des spectacles destinés aux adultes 1.
Les données les plus anciennes sont fournies par E. Dale (1935). Elles comptent
la « quantité » de violence : dans 115 films policiers, 406 crimes étaient commis
et 45 de ces films mettaient en scène un meurtre. Un relevé fait en 1951 par Mi-
rams 2 compte 659 crimes ou actes de violence pour 100 longs métrages soit une
moyenne de 6,6 par films. La télévision aux États-Unis transmet un acte de
violence ou une menace violente toutes les dix minutes en moyenne 8. Étudiant
les moyens métrages réalisés spécialement pour la télévision, Head y découvre 4
3,7 actes « d'agression ou de transgression morale » par émission, il en
découvre plus dans les films destinés aux enfants (7,6) que dans les films poli
ciers (5,1). Himmelweit note que 20 % des programmes diffusés aux heures
où les enfants regardent le plus sont consacrées à la violence et à l'agres
sion 8.
Des enquêtes semblables ont été consacrées aux personnages. Elles montrent
toutes que la violence est un des thèmes préférés de l'écran : un
personnage sur cinq dans les films télévisés observés par Smythe est un
criminel. L'inquiétude des observateurs trouve ici ses motifs les plus
évidents :

« L'image du monde adulte, aux heures où les jeunes regardent la télévision est
lourde de violences physiques, légère en échanges intellectuels et profondément
envahie par les crimes. Il est hors de doute que cette image inclut une proportion
anormalement élevée de femmes a sexy », d'actes violents et de solutions extra-légales
aux problèmes posés par la loi *. »

1. W. Schramm, ouvr. cité, p. 42. — J. T. Klapper, ouvr. cité, p. 208.


2. G. Mirams, < Drop that Gun », Quarterly of Film, Radio and Television, 6, 1951, pp.
1-19. -
3. D.W. Smythe, « Dimensions of Violence », Audio-Visual Communication Review,
3, 1955, 58-63.
4. J. W. Head, c Content Analysis of Television Drama Programs, » Quarterly of
Film, Radio and Television, 9, 1954, 2, pp. 175-194.
5. H. Himmelweit, ouvr. cité, p. 168-191.
6. W. Schramm, ouvr. cité, p. 155.
85
André Glucksmann

c. l'interprétation de ces données

Peut-on conclure que cette grande violence dans la fiction entraîne un com
portement effectivement violent du jeune spectateur lorsqu'il retourne à la
réalité?
À/ De nombreux auteurs pensent qu'en effet la quantité de violence seule
compte et qu'elle ne peut pas être sans effets, Mirams par exemple pense que :

« la réitération des actes violents doit créer un modèle de comportement qui peut
en certaines circonstances (par exemple lorsqu'on a trop bu) devenir une sorte de
réflexe conditionné chez certains individus. »

Cette théorie très largement répandue suppose (1) que la violence présentée
par les mass media compte plus par sa quantité que par ses différentes valeurs
contextuelles (ses qualités), (2) que de l'écran à la réalité, du personnage imagi
naire au spectateur, il y ait un lien (imitation, réflexe conditionné) qui entraîne
la répétition et la réalisation des actes de violence. Bloch et Flynn 1 notent qu'un
nombre considérable de spécialistes partagent cette opinion qui permet de dé
finir ainsi un « effet brut » de la télévision et du cinéma.
B/ Mais peut-être faut-il tenir compte de la qualité de la violence, non de la
quantité, le principe d'une pure comptabilité des actes de violence a lui-même
été critiqué. Les psychologues et les sociologues s'accordent souvent à dégager
chez l'enfant une perception « qualitative ». Les enfants interrogés par
Himmelweit ne se montrent pas du tout effrayés par la violence du western, un
peu plus par celle du film policier, beaucoup par celle des films d'épouvanté.
Cela montre au minimum que l'« impact » des scènes de violence varie selon
le contexte. D'autres variables ont été introduites qui permettent au moins de
suggérer que l'effet des scènes de violence n'est pas homogène : il faut tenir
compte de la présentation matérielle de l'acte violent :

« L'usage des armes à feu, la lutte sur le sol ne troublent pas beaucoup le spectateur
mais le combat au couteau ou au poignard est plus impressionnant ; les épées et les
autres armes occupent une place intermédiaire *. »

De même il faut tenir compte de la présentation morale de l'acte ; une violence


justifiée (comme elle l'est le plus souvent dans les westerns) n'est pas identique
à une violence injustifiée ; un certain nombre d'études ont été faites pour tester
la fonction de la moralité du film (cf. partie IV). Enfin il faut tenir compte aussi
des genres (Western, film policier etc.) qui confèrent aux scènes de violence un
climat spécifique :

« En général, la violence dans les westerns est abstraite, stylisée et rendue très accep
table parce que le héros n'hésite jamais à l'utiliser et parce que ses suites morales ne
sont jamais soulignées. En dehors des moments de tension, la violence est déguisée, elle
parait lointaine et sans conséquences : en fait c'est un jeu *. »

1. H. A. Bloch, F. I. Flynn, Delinquency : the Juvenile Offender in America Today,


New York, Random House, 1956.
2. H. Himmelweit, ouvr. cité, p. 210.
3. Ibid., p. 184.
86
Les effets des scènes de violence au cinéma et à la télévision

Pour Himmelweit et d'autres auteurs l'analyse quantitative de contenu (1)


compare l'incomparable en additionnant des scènes de violence spécifiquement
différentes * (p. 191) — (2) néglige d'autres facteurs : ainsi les enfants inter
rogés se sont montrés plus effrayés par les violences des actualités et des
documentaires que par la violence des films de fiction et plus touchés par les
violences verbales que par les violences de l'image 2. Himmelweit distinguera
donc entre une violence innocente, celle stéréotypée des westerns et une
violence plus grave, parce que «réaliste», celles des films policiers et des document
aires.
L'influence du cinéma et de la télévision dépendrait moins selon ces auteurs
de la quantité de violence présentée que de V image du monde en général qu'ils
proposent aux jeunes spectateurs. Ce que critiquent ces auteurs est moins le
fait et la quantité de la violence que la valeur que lui attribuent les mass media.
De même c'est l'habitude que prennent les spectateurs de considérer la vio
lence comme un état de chose normal qui est visée ; soit que les jeunes con
sidèrent comme conforme à la réalité l'image anormalement violente du monde
que présente la fiction, soit qu'ils considèrent comme fictif et pur spectacle
tout acte réel de violence :
« La violence à la télévision ne détruit pas les sentiments naturels des enfants ; bien
plutôt elle empêche les enfants de saisir la réalité de la violence. Même pendant des
actualités la violence est pour eux fictive, irréelle •. »

Les partisans de l'analyse quantitative de la violence jugent de son effet


« brut » en termes de comportement réel : la brutalité de l'écran crée des modèles
de comportement. Les partisans de l'analyse qualitative de la violence évaluent
plutôt son « effet moral », les mass media agissent alors sur le comportement effec
tif moins directement qu'indirectement, en influençant le sens des valeurs du
jeune spectateur. Tandis que les premiers supposent une relation d'imitation ou
de conditionnement entre le comportement vu et la conduite réelle, les seconds
postulent que le jeune spectateur confond le monde de la fiction avec le monde
réel et conclut de l'un à l'autre.
C/ D'autres auteurs refusent toute valeur aux considérations fondées sur la
quantité de violence :
« On dit toujours que tant et tant de crimes sont commis en tant et tant de temps à
l'écran... Comme si on comptait pour Shakespeare : Hamlet = 7 morts 4. »

II ne suffit pas de tenir compte de la a qualité » de la violence, il faut la mettre


en rapport avec la vie intérieure de l'adolescent : « On doit tenir compte de
ce que la vie imaginaire, toujours en crise, de l'âge pubertaire a toujours une aff
inité avec le crime6. » Donc la violence imaginaire fournit à l'adolescent moins un
modèle de la réalité qu'une représentation de ses propres conflits intimes.

1. Témoignage de £. Maccoby devant le Comité Kefauver : « II est important non


seulement de savoir combien de meurtres l'enfant voit à la télévision, mais de savoir
qui les commet, pourquoi il les fait, et quel en est le résultat. »
2. H. Himmelwbit, ouvr. cité, p. 203-204.
3. Ibid., p. 216.
4. E. Wasem, « Der Erzieher und der Wildwestfilm », Jugend, Film, Fernsehen,
6, 1962, 1, pp. 27-31.
6. Ibid.

87
André Glucksmann

Himmelweit aussi bien que Mirams et Dale jugent cette violence avec les cri
tères employés par les tribunaux pour juger la violence réelle. Au contraire,
selon ce dernier groupe d'auteurs il faut juger la violence fictive en fonction :
(1) de la vie psychologique profonde des adolescents, de leurs besoins, de leurs
crises et de leurs problèmes intimes.
(2) de la signification cachée qu'ont pour eux les différents types de fiction ;
ainsi pour Wasem, l'influence du western peut en certains cas non seulement
être neutre en tant que sa violence est stéréotypée (Himmelweit), mais même
positive en tant qu'à travers une histoire apparemment banale elle exprime « la
destruction du destructeur » et permet la sublimation des tendances agressives
des adolescents (cf. partie VI).
Il faut noter que si tous ceux qui postulent l'influence positive et cathartique
au cinéma font partie de ce troisième groupe, la réciproque n'est pas vraie : on
peut critiquer l'influence du cinéma à partir de considérations qui relèvent de la
psychologie « profonde » de l'adolescent.

D. CONCLUSION

II est hors de doute que la télévision et le cinéma présentent beaucoup de vio


lence, physique et morale. C'est un fait, mais les jugements qu'on prétend tirer
de ce seul fait sont des interprétations qui postulent toutes un certain nombre
de mécanismes psychologiques. Il faudra donc examiner ces mécanismes pour
pouvoir se prononcer (Partie IV). Auparavant il convient de se demander s'il
ne suffit pas de comparer deux faits : le contenu violent des mass media et le
comportement de la jeunesse qui goûte ces mass media.

III. VEFFET GLOBAL


ET SES VARIABLESSOCIOLOGIQUES

II ne suffit pas de souligner le contenu violent des mass media pour en déter
miner l'effet sur le public : Shakespeare aussi est violent. Il faut retrouver dans
le comportement du public la preuve objective que cette violence fait effet : ici
l'analyse de contenu cède le pas à l'étude comparative des audiences. Il ne suffit
pas de recenser ce que voit l'adolescent, il faut savoir ce qu'il en fait 1.
Une preuve souvent avancée de l'effet néfaste du cinéma et de la
télévision se satisfait d'une simple corrélation statistique. Ainsi F. Wertham *
compare la courbe (croissante) de la délinquance juvénile avec celle (non moins
croissante) des techniques de diffusion massive. De même Mrs Bower se déso
lidarise du rapport prudent de la commission anglaise sur le cinéma et la déli
nquance juvénile :
« En Angleterre environ 70 000 jeunes furent reconnus coupables d'atteinte à la loi.
Cela représente, 2,15 % des trois millions d'enfants spectateurs réguliers. En Ecosse où
contrairement à l'Angleterre aucune loi n'interdit la vision des films de catégorie A

1. J. T. Klapper, ouvr. cité, p. 160.


2. F. Wertham, art. cité.
88
Les effets des scènes de violence au cinéma et à la télévisicn
(« pour adultes seulement ») et H (« horrifies »), les 18 600 jeunes contre qui des charges
furent relevées représentent 3,92 % des 425 000 enfants spectateurs réguliers K »
Sur cette base Mrs Bower estime avoir établi une corrélation nette.
On a pu concevoir une utilisation moins sommaire des méthodes statistiques
et des considérations sociologiques. Elle ne consiste pas à mettre en parallèle
deux courbes de croissance (toutes les courbes statistiques sont en un sens ou en
l'autre croissantes) et à décréter que l'une est cause de l'autre ; au contraire, il
s'agit d'isoler, par comparaison avec des groupes de contrôle, la variable indiquant
l'effet spécifique du cinéma et de la télévision. On considère donc dans toutes
ces études le cinéma et la télévision comme une cause constante dont on déter
minera l'effet global sur des publics précis.
Il peut sembler 2 que l'on néglige la variable que constitue tel film opposé
à tel autre. Pourtant il peut y avoir quelque « gain » à se tenir à un tel niveau
d'abstraction d'autant que c'est celui que l'on suppose lorsque l'on parle de
« la télévision » ou du « cinéma » en général. On peut ici rappeler que le public
parle aisément de « la » télévision en général, elle est « le moins spécialisé des
mass media 8 ». Étant donné le fort pourcentage de violence dans l'ensemble
des productions cinématographiques et télévisées, l'effet global de ces media recè
lerait aussi l'effet propre aux scènes de violence.
L'analyse du contenu violent avait fait surgir deux hypothèses : celle d'un
effet direct sur le comportement réel, celle d'un effet indirect sur le sens des
valeurs des spectateurs. Nous nous demanderons si les résultats des analyses
comparatives permettent de confirmer ou de contredire chacune de ces hypot
hèses.

A. Y A-T-IL UN EFFET DIRECT?

L'effet de la violence en général du cinéma et de la télévision, s'il se manifeste


directement, sera décelé dans le comportement agressif du spectateur. Une
telle agressivité se laisserait isoler soit en comparant l'agressivité du spectateur
à celle du non spectateur, soit en comparant celle du spectateur assidu (le « fan »
de la télévision ou du cinéma) à celle du spectateur moyen.
1) L'agressivité en général : elle est testée dans les études « Avant-Après »
où l'on compare les caractéristiques d'un même public avant puis après l'intr
oduction de la télévision. Diverses précautions sont prises pour éliminer le fac
teur temps etc.. 4. Toutes les études s'accordent pour conclure que l'enfant
qui voit la télévision n'est pas plus « agressif » que l'enfant qui ne la possède pas
(l'agressivité étant déterminée par des tests de type divers : test de mots, tests
projectifs, etc) :
« Dans notre examen nous n'avons pas trouvé plus de comportements agressifs,
désadaptés ou délinquants. Le fait de voir la violence à la télévision ne transforme pas
des enfants bien adaptés en délinquants agressifs. Il faut chez eux une prédisposition
pour être affectés de la sorte •. »

1. Report 1950, ouvr. cité, annexe.


2. W. Schramm, ouvr. cité, p. 93.
3. G. Steiner, ouvr. cité, p. 48.
4. T. Furu, ouvr. cité.
5. H. Himmelweit, ouvr. cité, p. 215.

89
André Glucksmann

Plus précisément on peut affirmer qu'il n'y a pas de relations directes entre le
comportement des acteurs à l'écran et celui des spectateurs dans la réalité.

« Les enfants ne transposent pas en général dans la réalité le spectacle de la télévi


sion.Cela n'arrive qu'en des cas extrêmes (et très rares) et même dans les cas extrêmes
l'influence de la télévision est petite » (Ibid).

Les résultats des enquêtes menées selon un principe analogue au Japon sont
identiques *. De même au Canada où Schramm a comparé les enfants d'une
ville sans télévision ( oc Radiotown » )et ceux d'une ville où il y a la télévision
( « Télétown » ) :

« L'absence de toute différence significative entre les scores d'agressivité de Radio-


ville et de Téléville exclut la possibilité d'expliquer les niveaux d'agressivité par l'i
nfluence de la télévision. ■ »

2) La personnalité conflictuelle des spectateurs assidus : ici l'ensemble des


chercheurs indique une nette corrélation entre vision assidue et situation conflic
tuelle :

a Nous avons observé que contrairement à notre attente ce n'est pas l'enfant soli
taire ou l'enfant dont la mère part au travail qui est un spectateur plus assidu que la
moyenne, mais c'est l'enfant qui n'est pas en sécurité, celui qui éprouve des difficultés
à se faire des amis. * »

Ainsi les enfants qui regardent le plus longtemps la télévision sont ceux qui
ont les parents les plus autoritaires et les plus frustrants 4. De même l'usage de la
télévision dépend des relations que les enfants ont avec leurs « pairs » 5 : l'enfant
qui vit plus dans sa famille et moins avec des camarades d'âge regarde plus
la télévision :

« Plus il y a de conflits, plus il y a de télévision *. »

Les auteurs mentionnés ne pensent pas trouver ici la preuve d'une influence
néfaste de la télévision, ils indiqueraient plutôt inversement que si les enfants
s'attachent à la télévision c'est pour échapper aux difficultés, en particulier aux
conflits familiaux : Maccoby a étudié le cas particulier des familles ouvrières
qui regardent beaucoup la télévision : ici l'enfant en conflit regarde très peu la
télévision tandis que l'enfant des classes moyennes, dans la même situation
conflictuelle, a tendance à exagérer le temps passé avec une télévision que sa
famille regarde beaucoup moins. La situation conflictuelle est la cause (constante),
l'amour de la télévision est l'effet (variable, qui dépend des circonstances sociales).

1. T. Furu, ouvr. cité, p. 344-346.


2. W. Schramm, ouvr. cité, p. 122.
3. H. Himmelweit, ouvr. cité, p. 388.
4. E. Maccoby, « Television : Its Impact on School Children, » Public Opinion Quarterly,
15, 1951, pp. 421-444. Ibid., « The Effect of Television on Children » in *The Science of
Human Communication, W. Schramm, éd., New York, Basic Books, 1963, p. 116-127.
5. M. W. Riley, J. W. Riley, « Sociological Approaches to Communication Research»,
Public Opinion Quarterly, 15, 1951, pp. 445-460.
6. W. Schramm, ouvr. cité, p. 172.

90
Les effets des scènes de violence au cinéma et à la télévision

B. Y A-T-IL UN EFFET INDIRECT ?

On se souvient que certains chercheurs avaient émis l'idée que la violence


du cinéma et de la télévision agit surtout sur le sens des valeurs et la « conception
du monde » des adolescents. Ici aussi on peut essayer d'en trouver une confi
rmation statistique en étudiant successivement les attitudes des spectateurs
opposés aux non-spectateurs, celles des spectateurs assidus opposés aux spec
tateurs moyens.

1. L'effet culturel en général : V effet de déplacement.


L'influence de la télévision sur les activités culturelles du jeune spectateur se
manifeste avant tout par ce que Himmelweit a désigné comme « effet de déplace
ment ». Les études « Avant-Après » montrent que la télévision : (1) se substitue à
d'autres mass media et que son installation amène là diminution de l'écoute
radiophonique, de la lecture des journaux illustrés et de la fréquentation des
cinémas ; (2) entraîne une redistribution des fonctions des différents media : la
radio, et le cinéma se transforment pour s'adapter à la situation nouvelle : (3)
implique que le temps consacré par l'enfant à l'ensemble des mass media s'accroît.
En ce qui concerne l'effet de la télévision sur le sens des valeurs il faut distinguer
le déplacement des activités du jeune spectateur et celui du contenu culturel
proprement dit :
a) La télévision n'entraîne pas une diminution des activités « intellectuelles »,
elle mord sur le temps « libre » non sur le temps auparavant consacré à la lecture :
l'enfant spectateur lit autant que les autres *. Le nombre des livres achetés par
les jeunes américains ne dépend en rien de la télévision 2. Ces études sont confi
rméespar les enquêtes japonaises *, allemandes 4 et françaises :

« Les grands lecteurs sont aussi de grands consommateurs de cinéma, alors que les
jeunes qui fréquentent peu le cinéma sont en même temps de petits lecteurs *. »

b) Les informations culturelles dont disposent les jeunes spectateurs sont


essentiellement les mêmes que celles diffusées par d'autres media:

a Nous n'avons pu trouver un nombre significatif d'informations qui ne pouvaient


être aussi bien connues du groupe contrôle (sans télévision) — indication nouvelle qui
montre l'identité du matériel transmis par les différents mass media *. »

1. H. Himmelweit, « Television revisited », New Society, 1, Novembre 1962. Ibid,


in La télévision, 27 ème semaine sociale universitaire, Bruxelles, Institut de Sociologie.
Solvay, 1961, 250 p.
2. D. B. Parker, « The Effect of Television on Public Library Circulation », Public
Opinion Quarterly, 27 (4), 1963, pp. 578-590.
3. T. Furu, ouvr. cité.
4. G. Maletzke, Fernsehen im Leben der Jugend, Hans Bredow Verlag, 1959, 208 p.
5. B. Zazzo, « Une enquête sur le cinéma et la lecture chez les adolescents, » Enfance,
Mai-juin 1957, pp. 389-411.
6. H. Himmelweit, ouvr. cité, p. 291.

91
André Glucksmann

Ainsi semble-t-il, la télévision et le cinéma déplacent les activités mais ne


déplacent pas les valeurs. En particulier la télévision n'introduit pas la violence,
elle ne fait que prendre le relai des « comics » et de la radio *.

2. L'effet culturel sur la personnalité du spectateur assidu.


On peut interroger non plus le public moyen mais les grands consommateurs,
les « fans » du cinéma et de la télévision. Ici l'ensemble des chercheurs s'accorde
à penser qu'il y a une corrélation entre des traits de caractère précis et le taux
élevé de fréquentation. Ils tombent aussi d'accord pour signaler que la relation
cause-effet n'est pas à sens unique mais qu'il y a co-adaptation du spectateur
et du spectacle, interaction.
Les études les plus anciennes portent sur « le comportement social et les
conduites des fanatiques de cinéma » (May et Shuttleworth, 1930). Tandis que
le spectateur moyen est considéré comme plus « moral », les grands spectateurs
sont classés plus souvent comme « excellents camarades » par l'ensemble des
adolescents :
« Les réponses des uns manifestent peut-être ce que l'on appelle ce un bon petit cœur »
mais peut-être aussi un certain conformisme d'éducation religieuse. Les autres en ind
iquant la liberté individuelle et la liberté comme, le bien le plus précieux, semblent
vivre plus intensément dans la participation active au groupe et l'affirmation de soi *. »

Des enquêtes plus récentes décrivent des phénomènes analogues tant pour
le cinéma que pour la télévision. Les études anglaises montrent que la télévision
semble produire chez l'ensemble des spectateurs,

« ..une prise de conscience plus rapide de la complexité et des difficultés essentielles


à la vie... beaucoup moins de spectateurs que de non spectateurs acquiescent par exemp
le à l'affirmation que « les braves gens arrivent toujours directement au but qu'ils se
proposent ■. »
Ces différences sont plus importantes chez les filles que chez les garçons et
tendent à s'abolir avec l'âge. Cette conscience plus aiguë des problèmes du monde
adulte semble s'accompagner d'une combativité plus grande :

« L'idée de courage a été particulièrement soulignée dans les jugements de valeur des
jeunes spectateurs *. »

De même Bailyn 5 découvre chez le spectateur assidu une a indépendance


rebelle » qui lui semble statistiquement caractéristique.
Ces données montrent que la télévision et le cinéma accélèrent une certaine
maturation du jeune spectateur :

« La télévision est la plus accessible des portes d'entrée dans le monde adulte *. >

1. W. Schramm, ouvr. cité, p. 21.


2. E. Morin, < Le problème des effets dangereux..., art. cité, p. 229.
3. H. Himmelweit, ouvr. cité.
4. T. Furu, ouvr. cité, p. 365.
5. L. Bailyn, «Mass Media and Children, i Psychological Monographs, 73. (1), 1959,
pp. 1-48
6. W. Schramm, ouvr. cité, p. 37.
92
Les effets des scènes de violence au cinéma et à la télévision
i Les pièces pour adultes de la télévision laisent peu de choses intactes dans les confor
tablesphilosophies de l'enfance, où tout est blanc ou tout noir 1. »

Si les auteurs sont d'accord pour reconnaître ce facteur de maturation, certains


s'inquiètent de

« cette accélération artificielle de l'emprise de l'environnement adulte sur l'enfant


qui l'oblige à une sorte de maturité prématurée, marquée par la brutalité, le manque de
confiance à l'égard des adultes une approche superficielle des problèmes des adultes
voire même le refus de devenir adulte *. »

Stûckrath et Schottmayer font part de craintes semblables 3.


D'autres, comme Morin, Riley, Thomson 4 etc.. insisteraient plutôt sur l'aspect
positif de cette socialisation: si l'enfant se détache de ses parents, c'est pour
mieux se lier avec ses camarades et s'il se méfie du monde adulte c'est qu'il
apprend à distinguer l'apparence et le réel, ce que les adultes disent et ce qu'ils
font : la violence des mass media aurait une fonction initiatrice.

Avant de rassembler les résultats obtenus, il nous faut mentionner d'autres


études de caractère sociologique qui concernent l'influence du cinéma et de la
télévision sur deux groupes particuliers.

C. CINÉMA, TÉLÉVISION ET JEUNES DÉLINQUANTS

L'affirmation de la corrélation entre la délinquance et l'influence du cinéma


et de la télévision est un des arguments les plus fréquents dans nos débats.
Pourtant rien n'est plus difficile à établir. Trois types de considérations inter
viennent, selon que l'on étudie la fréquentation cinématographique des jeunes
délinquants, la corrélation statistique entre les deux phénomènes ou l'expérience
des tribunaux pour enfants.

1. La fréquentation des jeunes délinquants.


Les premières enquêtes des Payne Fund Studies avaient montré que 22% des
délinquants vont trois fois par semaine ou plus au cinéma contre 14% seulement
des non-délinquants. On pourrait ainsi dégager l'influence :

« .. de l'attirante personnalité et des activités romantiques des gangsters, héros de


l'écran •. »

On peut se demander si une telle corrélation est toujours vérifiée et si oui,


ce qu'elle signifie.

1. H. Himmelweit, ouvr. cité, p. 249.


2. J. T. Klapper, ouvr. cité, p. 231.
3. F. Stûckrath, « Das Fernsehen als Faktor der Kindheit », Film-Bild-Ton, 11, 1961.
4. E. Morin, art. cité ; J. W. Riley, art. cité ; R. J. Thomson, Television Crime
Drama, Its Impact on Children and Adolescents, Melbourne, F. W., Cheshire, 1960, 197 p.
5. P. G. Cressey, F. M. Trasher, Boys Movies and City Streets, Payne Fund Studies,
New York, Mac Millan, 1933.

93
André Glucksmann

Tandis que J. Garcia Yagûe1 a confirmé cette corrélation, P. Le Moal et


H. de Lalande sont moins affirmatifs ; dans leur communication au Congrès
International de Filmologie (1955, Paris), ils constatent que la différence n'est
sensible qu'au niveau de la très haute fréquentation (27% de jeunes délinquantes
contre 17% pour la moyenne générale vont au cinéma plus de deux fois par
semaine).
L'interprétation de ces données soulève beaucoup de discussions. La force
probante de la corrélation a été mise en doute par le R. P. Lunders :

« II va sans dire que ces chiffres ne permettent aucune conclusion en ce qui concerne
l'influence du cinéma sur la délinquance juvénile. Même si l'on peut établir une relation
entre la délinquance et la haute fréquentation cinématographique, il ne s'ensuit pas
nécessairement qu'elle soit une relation de causalité *. »

La plupart des auteurs pensent que c'est parce qu'il est plus détaché du milieu
familial que le jeune délinquant use plus fréquemment d'une des seules distrac
tionsque lui offre la rue. L'enquête de Chevilly-Larue confirme en effet que
seulement 30% des délinquantes (contre 60% des « normales ») manifestent pour
le cinéma un « vif intérêt » et A. Sicker 8 remarque que les affirmations des jeunes
délinquants qui invoquent l'influence du cinéma pour trouver des excuses
sont à prendre avec beaucoup de réserves j il conclut en affirmant que le taux de
fréquentation cinématographique est un phénomène qui accompagne parfois
la délinquance juvénile mais ne la cause pas. Les auteurs américains (Bogart et
Klapper) et anglais * concluent dans le même sens.

2. La corrélation statistique.
Les statistiques montrent en général une augmentation de la délinquance
juvénile. Pour la France 6 :

— 1937 11 900 délinquants mineurs devant les tribunaux


— 1943 34 800 délinquants mineurs devant les tribunaux
— 1954 13 504 délinquants mineurs devant les tribunaux
— 1960 26 894 délinquants mineurs devant les tribunaux
— 1961 30 829 délinquants mineurs devant les tribunaux

Les statistiques étrangères montrent une progression égale ou supérieure.


La coïncidence de cette augmentation avec la diffusion des mass media entraîne
pour certains l'affirmation d'une relation de cause à effet, ainsi pour Wertham
déjà cité et pour le juge espagnol Casso y Romero qui attribue 37% des cas de
délinquance juvénile entre 1944 et 1953 à l'influence malfaisante du cinéma en
notant que certains de ses collègues vont jusqu'à lui attribuer 90% des cas 6.

1. J. Garcia Yagûe, Cine y Juventud, Madrid, 1953.


2. L. Lunders, ouvr. cité, p. 86.
3. A. Sicker, Kind und Film, Hubert Verlag, Berne, 1956, 142 p.
4. J. D. HALLORAN,-77ie Effects of Mass Communication, Leicester University Press,
1964,80 p.
5. Journées de Défense Sociale, (19-20 Juin 1964), Revue de Science Criminelle,
Octobre-Décembre 1964, p. 721 s.
6. D. Casso Y Romero, « Influence du cinéma dans la délinquance juvénile », Deuxième
Congrès International de Filmologie, Paris, 1955.
94
Les effets des scènes de violence au cinéma et à la télévision

Les criminologistes se montrent en général beaucoup plus réticents à utiliser


ces statistiques. J. W. Me David * note que les statistiques des tribunaux témoi
gnent imparfaitement de la délinquance réelle (un enfant coupable provenant
de milieux pauvres et de familles désunies sera plus fréquemment que les autres
pris en charge par la justice et par les statistiques). H. Riley, au 2e Congrès
International de Criminologie, fait la même remarque et ajoute que les définitions
de la « délinquance » et de la « juvénilité » sont extrêmement variables. Certains
pays placent le seuil de l'âge adulte à 16 ans, d'autres à 18 (en France), d'autres
encore à 21. En fait « les statistiques internationales sont en général sans aucune
valeur scientifique » (E. Frey, Ibid.), d'autant que le nombre de tribunaux pour
enfants est extrêmement variable.
Aussi lorsque l'on veut établir une corrélation plus probante fait-on intervenir
d'autres critères.

3). Les corrélations « cliniques »

L'étude porte ici non plus sur les jeunes délinquants pris dans leur ensemble
mais sur l'examen de chaque cas pris individuellement. Sur 20 000 cas de délits,
une enquête officielle anglaise 2 a relevé, en 1948, 141 cas de délinquance et 112 cas
de « relâchement moral » (moral laxity) où une relation apparaît avec
un épisode de film. Ce rapport conclut que la corrélation n'est absolument pas
probante. Clostermann 3 sur 342 délinquants en trouve seize qui vont très souvent
au cinéma : ils sont condamnés pour des infractions bénignes et dans tous ces
cas la délinquance dépendait de facteurs étrangers à la fréquentation du cinéma.
La majorité des auteurs conviennent avec le juge français Chazal que :

«.. nous n'avons constaté qu'exceptionnellement qu'un enfant ait prolongé dans la
réalité le film qu'il venait de voir *. »

Si le cinéma et la télévision ne sont pas des causes essentielles de la délinquance


juvénile on leur reproche pourtant souvent d'enseigner certaines techniques
criminelles à un délinquant potentiel :
« Quand l'enfant voit une scène télévisée il a ajouté un modèle à son répertoire de
comportements disponibles '. »

Cependant les enquêtes mentionnées ci-dessus montrent la rareté des cas


précis d'imitation et certains auteurs remarquent que, le contenu s'étant simple
ment« déplacé » des autres mass media vers le cinéma et la télévision, il est clair
que l'adolescent peut obtenir par d'autres sources les mêmes renseignements
techniques 6.

1. J. W. McDavid, c Psychological Theory, Research and Juvenile Delinquency»,


The Journal of Criminal Law, Criminology and Police Science, New York,52, 1961, 1.
2. Report (May 1950), ouvr. cité.
3. G. Clostermann, Abhandlungen zur Jugend Film psychologie, Gelsenkirchen,
1952,47 p.
4. Journées de Défense Sociale (Bordeaux, juin 1956), Revue de Science Criminelle,
janvier-mars 1957, p. 214 s.
5. E. E. Maccoby, ouvr. cité.
6. W. Schramm, ouvr. cité, p. 166.

95
André Glucksmann

La conclusion semble être que le cinéma et la télévision ne sont pas d'un point
de vue statistique les causes profondes de la délinquance, tout au plus, en de
rares cas, des causes occasionnelles ou « circonstancielles » 1. Il faut recouper ces
données d'autres plus générales qui groupent les réponses de 400 psychiatres et
200 pédiatres hollandais affirmant que le cinéma en général n'est pas responsable
des névroses ou des psychoses de la jeunesse 2.

D. CONCLUSION

Les études comparatives du public et du non public, des spectateurs assidus


et des spectateurs moyens aussi bien que l'étude plus « clinique » (observation
de cas etc.) ne permettent aucune conclusion définitive. Pourtant :
1) Elles conduisent à mettre très sérieusement en doute l'hypothèse d'un effet
direct de la violence filmique sur le comportement réel du jeune spectateur :

« Toute relation entre les mass media et le comportement concret sera indirecte, méd
iatisée.. par une variété considérable de facteurs 8. »

II n'est plus possible de penser que l'enfant normal traduise immédiatement


ce qu'il voit en ce qu'il fait (Schramm). Autrement dit il n'y a pas d'effet « brut »
de la quantité de violence projetée sur l'écran :

« Aucune relation objective n'a pu être établie entre la quantité de ces stimuli
et les effets qu'ils sont supposés produire dans le public *. »

2) Elles remettent en question la notion d'un effet spécifique de la violence


du cinéma et de la télévision : tant de variables sociologiques ou psychologiques
affectent ici l'effet présumé qu'il semble que la télévision influence la vision du
monde des adolescents moins qu'à son tour le monde n'influence la vision qu'ont
les jeunes de la télévision et du cinéma :

« II y a beaucoup de violence dans les communications de masse à notre époque.


La violence passionne les enfants. Cependant une petite partie seulement des enfants
commet véritablement des actes criminels. La plupart des enfants n'en font pas. Ils
contemplent le contenu violent et décident de jouer plutôt au football. Ou bien
il s'y complaisent et s'en servent pour liquider quelques tendances agressives qui ne
s'exprimeront pas dans la vie réelle. Ou bien adoptent quelques modèles d'une manière
douce et inoffensive en jouant aux gendarmes et aux voleurs. Seul un petit nombre,
d'enfants apprennent dans les mass media des techniques de crime et de violence
qu'ils tentent d'utiliser réellement *. »

Et Schramm de souligner que même dans ce cas la cause véritable est ailleurs.
3) L'effet du cinéma et de la télévision sur les valeurs de l'adolescent est plus
marqué : ils accélèrent la socialisation du jeune, ses aînés perdent plus rapidement
leur prestige, la camaraderie et l'intégration dans les « groupes de pairs » aug-

1. J. Lebovici, « Cinéma et criminalité », Revue Internationale de Filmologie, 1953


14-15.
2. U. N. E. S. C. O., Influence du cinéma..., ouvr. cité, p. 58.
3. L. Bailyn, « Mass Media and Children », art. cité.
4. J. T. Klapper, ouvr. cité, p. 163.
5. W. Schramm, ouvr. cité, p. 13'.
96
Les effets des scènes de violence au cinéma et à la télévision
mentent. C'est donc moins les valeurs en elles-mêmes qui sont modifiées que la
rapidité de leur diffusion en fonction de l'âge. L'inquiétude des auteurs porte
peu sur la valorisation de la violence dans la jeunesse, car cette valorisation ne
peut (statistiquement) être établie. Au contraire les critiques se partagent sur
la valeur et sur l'importance de cette socialisation plus rapide, les uns y voient
une pré-maturation dangereuse, les autres une émancipation bénéfique, un sens
plus développé de l'autonomie.
On ne peut; donc établir statistiquement de relation précise entre l'influence
du cinéma ou de la télévision et les comportements « déviants ». Ceux qui pensent
qu'il existe cependant un effet dangereux du cinéma doivent se référer maintenant
à cette « preuve psychologique » qui a une « force logique indiscutable » selon
Mrs Bower 1 et qui est en tous cas nécessaire pour prendre le relai de l'insuffisante
preuve par les statistiques.

IV. LA DÉTERMINATION PSYCHOLOGIQUE


DE UEFFET DE LA VIOLENCE

Ni l'analyse du contenu brutal du cinéma et de la télévision, ni l'étude des


corrélations sociologiques n'ont permis d'isoler un effet spécifique et « pur » de
cette violence sur le jeune public. Le Juge Chazal, constatant ces insuffisances
indique qu'il faut passer à un autre type de considération :

« Beaucoup plus importants nous paraissent les phénomènes d'imprégnation et


d'identification ayant leur origine dans une fréquentation assidue des salles de cinéma.
L'acte ne prolonge pas l'image qui vient d'être enregistrée. Celle-cij chemine dans les
voies obscures du subconscient de l'enfant. De nouvelles images suivent les mêmes che
minements. Les unes et les autres s'expriment avec une force active qui peut un
jour déterminer l'acte délictueux ou tout du moins le favoriser *. »

II ne s'agit plus ici de constater des faits quantitatifs mais de comprendre des
mécanismes qualifitatifs qui assurent la traduction du contenu des mass media
dans le comportement des spectateurs. Les auteurs tiendront donc compte de la
façon dont la psychologie théorique et clinique explore ces « voies obscures du
subconscient ». Il ne s'agit plus de décrire ce que le jeune voit mais comment il
voit et « assimile » ce qu'il voit.
C'est en effet sur une puissance spécifique attribuée à l'image animée que se
fondent de nombreux auteurs, ainsi que le professeur J. Faure :
« Le geste, le mobile en action et le projectile ont une puissance évocatrice et stimu-
latrice qui doit être retenue. Elle induit chez tous les spectateurs une impulsion à
l'action qui pourra être un jour pernicieuse si elle revit à un mauvais moment. Chez
l'adolescent et chez le déséquilibré il y a là une possibilité d'ouvrir la voie à la délin
quance. »
Retenons de ce texte et de celui de J. Chazal un certain nombre de thèses
souvent reprises par d'autres théoriciens :

1. Report..., (1950), ouvr. cité, annexe.


2. Journées de Défense Sociale, (1956), ouvr. cité.

97
André Glucksmann

1) L'idée d'une « induction » psycho-motrice qui convertirait le comportement


vu en conduite réelle.
2) L'idée d'une « conservation » (Faure) et d'une « cumulation » (Chazal) de
cet effet d'induction qui le rendrait dangereux à long terme.
3) L'idée d'une fragilité propre à l'adolescent qui permettrait de le ranger
dans une même catégorie avec le déséquilibré.
De l'abondante littérature consacrée à la psychologie du spectateur nous
ne retiendrons que les théories qui peuvent éclairer ce débat. Ces études
peuvent être articulées autour de trois points selon qu'elles étudient les rapports
du spectateur avec l'écran abstraction faite du contenu présenté, ou bien les
rapports de ce contenu avec la personnalité du spectateur, ou bien enfin l'effet
émotionnel de ce même contenu.

a. l'effet écranique

Convenons de nommer ainsi les conséquences dans le comportement du jeune


spectateur, de son rapport avec le cinéma et la télévision, abstraction faite du
contenu des films et des émissions. Sachant en effet que le contenu est très violent,
il suffirait de pouvoir préciser la « prégnance de l'image » pour mesurer son « dan
ger d'intoxication ».
Or c'est précisément cet effet « en soi » de l'image que de nombreux auteurs
se sont employés à mettre en lumière :

« Nous osons dire que, quels que soit les changements qui ont pu se produire dans
l'emphase ou la tonalité des différents contenus des mass media, ils sont tous de loin
dépassés par une seule transformation que la télévision a apportée aux media dont
dispose l'enfant : la télévision a donné à ce monde des mass media une dimension vi
suelle qu'il n'avait jamais eue auparavant 1. »

C'est effectivement cet effet ce perse » de la télévision qui inquiète le public,


plus que la teneur des programmes s. Et c'est encore cet aspect que vise la critique
lorsqu'elle dénonce « le monde fantôme de la télévision » : c'est le titre d'un article
pamphlet célèbre de Gunther Anders qui décrivait la réalité « montrée » par la
télévision comme une réalité ambiguë et trompeuse, à mi-chemin entre l'illusion
et l'être 8.

« Depuis que le monde vient à nous en images il est mi-présent et mi-absent, il est
comme fantomatique, et nous aussi, nous devenons fantômes. »

C'est ce mécanisme de confusion du réel et de l'imaginaire que postulent


J. Chazal et J. Faure pour rendre compte des dangers de la violence à l'écran.
Schramm aussi insiste en ce sens :

« La confusion entre le réel et l'imaginaire existe toujours dans une certaine mesure
chez l'enfant, et aussi longtemps que la violence sera tellement prééminente dans le

1. W. Schramm, ouvr. cité, p. 22.


2. G. A. Steiner, ouvr. cité p. 223.
3. G. Anders, « The Phantom World of TV, » in Mass Culture, B. Rosenberg,
D. Manning white, eds, the Free Press, 1957, pp. 358-367.

98
Les effets des scènes de violence au cinéma et à la télévision
monde imaginaire de la télévision, du cinéma et des illustrés, il y aura toujours possi
bilité de confondre la violence imaginaire avec la violence dans le monde réel *. »

L'effet « écranique » résulterait donc de la confusion de l'imaginaire et du réel


dans la conscience du jeune spectateur. Cette confusion a été décrite sous deux
formes.

1. La«. passivité» du spectateur.


Le débat sur la prétendue passivité en général du spectateur est très fourni
et nous nous bornerons à en mentionner les effets qui nous concernent directe
ment. S'il était vrai que « l'enfant absorbe la télévision comme une éponge
absorbe l'eau », l'enfant serait gorgé de violence comme l'éponge d'eau et l'effet
dangereux de la télévision serait définitivement démontré. Mais Himmelweit
ne mentionne cette thèse que pour la réfuter :

« II n'y a aucune évidence qui permette d'affirmer que la vision est nécessairement
passive. L'enfant n'est pas plus passif (lorsqu'il regarde la T. V.) que quand il voit une
pièce au théâtre ou qu'il lit un livre facile *. »

De même Wallon et Zazzo ont insisté sur le fait que la perception n'est null
ement passive : elle est une forme active de l'attention. Les études sociologiques
déjà citées, en soulignant que l'effet de la télévision dépend de la nature socio-
psychologique de l'assistance confirment à leur tour que :

« ..ce sont les enfants qui, en réalité sont les plus actifs dans cette relation (entre eux
et la T. V.). Ce sont eux qui se servent de la télévision, bien plus que la télévison ne se
sert d'eux 8. »

On ne saurait donc soutenir que les jeunes spectateurs sont rendus « passive
ment» violents par la violence des mass media^

2. La confusion du réel et de l'imaginaire.


Il n'est pas nécessaire que le spectateur soit passif pour confondre ces deux
termes : il suffit que son activité imaginaire l'emporte sur son sens du réel. Un
très grand nombre d'auteurs pensent que l'enfant et l'adolescent ont tendance
à laisser l'imagination l'emporter sur le « principe de réalité ».
« L'enfant qui va plusieurs fois par semaine au cinéma est amené à croire que
l'écran lui apporte la réalité4. »
La représentation audio-visuelle est « très concrète », elle présente ses images
comme si elles étaient des réalités. Et l'enfant est la victime toute désignée :

« Un grand nombre d'observateurs ont noté que le contenu des mass media a un
impact plus grand sur les enfants quand ils croient que « ça s'est réellement passé ».
Dans la tendre enfance il y a tout au plus une frontière fantomatique entre le monde ra-

1. W. Schramm, ouvr. cité, p. 162.


2. H. Himmelweit, ouvr. cité, p. 353.
3. W. Schramm, ouvr. cité, p. 1.
4. J. Chazal, ouvr. cité, p. 220.

99
André Glucksmann

conté et le inonde réel. Les événements de l'écran et les histoires de veillées leur parais
sent souvent terriblement réelles... Les jeunes enfants, nous le savons, se donnent
tout entiers à la télévision 1. »

Les auteurs qui partagent cette opinion en tirent des conséquences contra
dictoires : a) Pour Schramm comme pour M. Keilhacker, le danger de la violence
au cinéma et à la télévision est le plus grand pour les enfants d'âge prépuber-
taire qui n'en saisiraient pas le caractère fictif, b) Pour Glogauer 2, l'adoles
cent serait dans le même cas ; l'émotion que suscite en lui le spectacle ne lui
permettant plus de distinguer radicalement la réalité du film et la réalité quoti
dienne, c) A. Gemelli 3, enfin,' renverse complètement l'importance des effets :
de 6 à 10 ans, voire jusqu'à 12 ans, l'influence du film serait rare : le film est du
domaine de la fantaisie et l'enfant saisit l'action comme un jeu ; si le film est
trop « sérieux », c'est-à-dire fait trop référence à la réalité, l'enfant ne s'y inté
resse pas. En somme pour Gemelli, et contrairement à ce que pense Keilhacker,
l'enfant confond le réel et l'imaginaire au niveau même du jeu réel ; le film est
moins dangereux comme jeu d'enfant que comme imaginaire d'adulte.
De toutes façons l'idée que l'enfant « oublie » purement et simplement devant
l'écran la distinction du réel et de l'imaginaire semble infirmée par des enquêtes
sérieuses. Ainsi Sicker remarque que l'imagination de l'enfant « en proie aux
images » ne semble pas plus fiévreuse que celle de l'enfant qui lit ou qui écoute
une histoire : lorsqu'on lui demande de décrire, de dessiner ou de raconter ce qu'il
a vu, il le fait objectivement et ses phantasmes n'interviennent pas d'une façon
particulièrement remarquable. Il y a un paradoxe à exiger du jeune enfant qu'il
distingue le réel et l'imaginaire à propos de la télévision alors qu'il serait bien en
peine d'énoncer cette même distinction en ce qui concerne tant d'autres domaines.
Interrogeant des enfants plus âgés particulièrement fanatiques de la télévision,
Himmelweit a constaté que celle-là :
« .. n'émousse pas la captivité de distinguer le réel et la fiction. Les enfants ne de»
viennent pas plus crédules, bien au contraire, certains deviennent plus sophistiqués *. »

Loin de maintenir ses adorateurs dans les verts paradis de la confusion du réel
et de l'imaginaire, la télévision les mûrit (Cf. Partie III).

3. La vision et la lecture.
La question qui fait le fond du débat sur « la prégnance de l'image » consiste à
se demander s'il faut radicalement séparer les effets de la vision et ceux de l'écoute
ou de la lecture. Sans vouloir résoudre ce problème aussi ancien que la Bible,
on peut préciser les thèses en présence.
La puissance originale de l'image est affirmée par de nombreux auteurs 6.

1. W. Schramm, ouvr. cité, p. 77.


2. W. Glogauer, « Die Vorbilder des Films im Jugendalter », PSdagogische Rundsc
hau,3, 1962.
3. A. Gemelli, « II cinema per i ragazzi », Vita e pensiero, Milan, Juin 1951 , pp. 315-321 .
4. H. Himmelweit, ouvr. cité, p. 257.
5. Par exemple : G. Cohen-Seat, Essais sur les principes d'une philosophie du cinéma,
Paris, P. U. F., 1946 ; G. Cohen-Seat, P. Fougeyrollas, L'action sur l'homme : cinéma
et télévision, Paris, Denoël, 1961 ; G. Cohen-Seat, F. Alberoni, « Information visuelle
et société », Revue Internationale de Filmologie, 12, 1962, 40, pp. 23-32.
100
Les effets des scènes de violence au cinéma et à la télévision

L'image susciterait, par soi seule, la croyance du spectateur. On en déduit sou


vent que la violence qui est contenue dans l'image induit ses effets dans le com
portement du spectateur ; la comparaison des spectateurs avec les non-specta
teurs n'a pas permis d'isoler cet effet.
D'autres auteurs contestent la scission radicale établie entre la vision et la
lecture. Ils affirment :
a) L'adolescent n'est pas « capté » par l'écran :

c Malgré toute l'apparence de réalité que prend l'émission, le spectateur est toujours
assuré de ce que les événements qui se passent devant lui ne sont que des images.
L« spectateur (le) sait d'une façon consciente ou pré-consciente... *. »

b) La vision est non seulement une activité mais c'est une activité de
déchiffrement, une lecture :

c Les moyens audio-visuels ne sont pas un simple recours à la représentation et aux


données sensorielles mais supposent comme la lecture deux types de données : les données
sensorielles et les symboles où ,les ensembles de formes sont le signe des idées *. »

c) Réciproquement la lecture n'est pas aussi a intellectuelle » qu'on le prétend :

< Les intellectuels oublient trop souvent tout ce que le public consomme sous forme
de littérature à quatre sous. » (Maletzke).

L'image est-elle « lue » ou est-elle « crue » ? Ou les deux à la fois ? Mais dans ce
dernier cas il faudrait montrer qu'il n'en est pas de même des contes de fée et
des livres d'enfants. La question de l'existence d'un effet spécifique de l'image,
l'effet « écranique » reste ouverte, à tel point qu'on peut voir deux auteurs se réfé
rerà une même théorie pour en tirer des conséquences opposées : pour J. Faure
nous sommes facilement « conditionnés » par l'image, au sens pavlovien du terme,
tandis que pour M. Soriano l'image s'intègre dans la lecture symbolique d'un
a deuxième système de signalisation », au sens non moins pavlovien du terme.
Si la question de l'effet écranique reste ouverte, celle de l'effet de la violence
fictive reste pendante.

B. L'EFFET « PERSONNEL » : PROJECTION ET IDENTIFICATION

D'autres hypothèses psychologiques concernent plus spécialement l'effet du


contenu des images sur la personnalité du spectateur et notamment son rapport
affectif avec les personnages dramatiques. Le cinéma et la télévision nous inves
tiraient « par le dedans » :
t Au cinéma on tue avec le meurtrier et on expire avec sa victime .* »

Les arts de l'écran créeraient ainsi une « habitude » qui entraînerait une «faci
litéà la débauche ». On cite souvent pour souligner cette « participation affecs

1. G. Maletzke, Rundfunk und Fernsehen, 1, 1959, 93.


2. M. Soriano, Enfance, N° spécial, 1964, 247.
3. A. Pottier, « Cinéma et criminalité », Revue de Science criminelle, 12, 1957, pp. 583-
597.
101
André Glucksmann

tive » du spectateur une enquête faite sur 24 jeunes délinquants au Centre de


Macanan 1. Sur 17 d'entre eux qui expriment|une préférence pour les héros de films
d'aventure, 13 optent pour Eddie Constantine. Les raisons de cette sympathie
sont notamment « qu'il se bagarre », « sait parler aux femmes », et « triomphe
toujours des difficultés ». Les enquêteurs pensent que la violence du personnage
peut dangeureusement servir de modèle à ces jeunes spectateurs.
Ce phénomène n'est cependant pas réservé aux jeunes délinquants : le culte
de la vedette est très largement répandu. Les clubs James Dean groupaient, en
1956, 3 800 000 admirateurs. 40 % des jeunes de 15 à 18 ans affirment que pour
eux « la vedette personnifie un idéal moral 2 » tandis que 70 % des jeunes modèlent
leurs manières et leurs attitudes extérieures sur celles des vedettes. Si l'extension
de ce phénomène semble indiscutable, il s'agit de déterminer sa profondeur et
sa portée : l'admiration pour les aventuriers de l'écran engendre-t-elle le goût
de la violence réelle?
Les statistiques ne disent rien de l'effet du culte de la vedette sur l'agressivité
de la conduite : le phénomène est trop répandu pour qu'on puisse le mettre en
relation avec l'extension de la délinquance. L'interprétation psychologique de
ce phénomène peut être complexe ; ainsi E. Morin, rend compte de cette « parti
cipation affective » du spectateur par deux mécanismes conjoints: V identifica
tion conduirait le spectateur à imiter dans la vie réelle certains aspects de la con
duite de ses héros, la projection lui permettrait de vivre comme par délégation
certaines émotions qu'il ne peut exprimer que difficilement dans la réalité :
a Ainsi, dans la production cinématographique occidentale, les deux grands pôles
imaginaires dégagent une double aimantation : l'aimantation à dominante projective
concerne l'aventure, l'exotisme, le meurtre, la violence, l'héroïsme et une liberté qui
n'est pas la liberté politique mais la liberté existentielle, asociale ; l'aimantation à
dominante identificative concerne l'amour, le bien-être et la réussite dans la solution
des problèmes individuels et privés, le bonheur *. »

L'admiration pour le héros ne semble pas ipso facto entraîner l'imitation de


celui-là dans la vie réelle. Ce cas est réservé à des enfants par ailleurs prédisposés:
ce II y a certes aussi de jeunes spectateurs aux tendances hystériques et dissociatives
qui ont tendance à s'identifier à leur idole facilement et en général provisoirement et qui
assument, comme des histrions, leurs manières et leurs aventures imaginaires. C'est à la
télévision que nous pourrons chercher leurs modèles mais pour ce qui est de leur pré
disposition névrotique c'est probablement dans leur famille qu'il la faudra trouver *. »

Ainsi le « culte des idoles » paraît avoir des effets ambivalents :


(1) l'imitation directe du héros est un symptôme de déséquilibre mental dont la
source n'est pas à chercher du côté de l'écran mais dans la vie du spectateur ;
(2) il n'est pas démontré que toute l'activité du héros tend à être « réalisée »
par le jeune spectateur. L'imitation identificatrice peut se limiter à des compor
tements secondaires qui relèvent de la mode (habillement, rapports superficiels
entre sexes) tandis que la projection permettrait au spectateur de vivre imagi-
nairement des sentiments qu'il ne peut précisément pas libérer dans le réel : la
projection serait vicariante.

1. P. Parrot, Rééducation, 84-85, 1957, p. 23-33.


2. L. Lunders, ouvr. cité.
3. E. Morin, « Le rôle du cinéma », Esprit, 28, 1960, 285, p. 1069-1079.
4. W. Schramm, ouvr .cité, p. 192.
102
Les effets des scènes de violence au cinéma et à la télévision

(3) si on limite ainsi la portée du culte des idoles il n'y a peut être aucune ra-
son d'en faire un effet spécifique du cinéma et de la télévision.

c. l'effet émotif : « catharsis » et « mimesis »

On voit que la discussion précédente débouche sur une nouvelle opposition


qui caractérise l'effet supposé du cinéma sur la vie émotive : l'identification
conduirait à l'imitation, tandis que la projection serait vicariante et impliquerait
une « catharsis » des passions. L'effet du cinéma sur l'émotion constituerait une
sorte de relai entre l'écran et la conduite effective.

1. La catharsis
Les penseurs cités à l'appui de cette thèse sont Aristote et Freud. On se réfère
à Aristote pour justifier d'un effet rassérénant du spectacle en lui-même vio
lent : le film « purgerait les couches profondes de la psyché » (A. Sicker) et la pro
jection permettrait une satisfaction indirecte des passions (E. Morin). Ceux
qui font référence à Freud affirment que l'écran, comme le rêve, offre une satis
faction sublimée des besoins que la réalité laisse insatisfaits :

« Un grand nombre de psychiatres et de psychologues, interviewés par l'auteur en


1953, estimaient que l'identification vicariante avec les personnages des mass media
pouvait servir de porte de sortie à l'agressivité des enfants qui autrement l'exprime
raientdans des comportements a-sociaux 1. »

Wolfenstein et Leites2 analysent — prétendent psychanalyser — le cinéma


comme « un rêve éveillé collectif », où se reflètent et se résolvent idéalement les pro
blèmes que pose le monde réel. Ils insistent sur le fait que le cinéma est un rêve
partagé par toute une société. En tant que tel :

«.. il est débarrassé de tous les tracas et angoisses qui hantent souvent les rêves indi
viduels. »

Le cinéma et la télévision opéreraient cette catharsis des passions à la fois


parce qu'ils s'adressent à la collectivité et parce qu'ils offrent des solutions ima
ginaires aux frustrations de la vie réelle.

2. La « psychosis».
Certains auteurs insistent sur la tonalité angoissante que peuvent prendre
les rêves ; le cinéma violent se rapprocherait du cauchemar. E. Morin admet que
le cinéma peut engendrer des émotions désagréables (qu'il nomme « psychosis »)
mais estime que cela ne dépend pas tant du film que du spectateur. D'autres
auteurs (MacKinnon repris par Thomson 3) pensent qu'en plus de l'imaginaire

1. J. T. Klapper, ouvr. cité, p. 143.


2. M. L. Wolfenstein, N. Leites: Movies : A Psychological Study, Glencoe, (111.),
The Free Press, 1950.
3. R. J. Thomson, ouvr. cité.

J03
André Gîucksmann
heureux et résolutif qui engendre la catharsis, il faut tenir compte d'un imagi
naire qui angoisse : l't irréalité négative » de la peur et de l'épouvante est « di
amétralement opposée » à l'« irréalité positive » où le désir trouve une satisfaction
sublimée. En ce cas le cinéma peut être cathartique mais tout aussi bien traumat
isantet néfaste : la purge cède à l'intoxication.

3. L'émotion jouée et Y effet nul.


On peut penser aussi avec Gemelli * que l'émotion provoquée par le cinéma
n'a que peu de rapport avec les émotions de la vie réelle : elles relèvent du jeu
plus que des conflits réels. C'est en ce sens semble-t-il que Schramm 2 écrit :

< Dans une grande proportion de cas, le fait de goûter la vie imaginaire de l'écran
peut avoir pour résultat de changer simplement de monde et non pas de réduire les
tensions subies dans le monde réel... L'enfant goûte la violence imaginaire comme un
jeu passionnant plutôt que, comme un moyen de drainer son agressivité... mais quand
il reviendra au monde des problèmes réels, si ces problèmes sont graves, ils n'auront
pas cessé de le frustrer. »

Les conclusions de Himmelweit confirmeraient ce point de vue :

« Nous n'avons pas trouvé que les spectateurs étaient plus agressifs ou moins bien
adaptés que le groupe de contrôle; la télévision est incapable d'engendrer des conduites
agressives bien qu'elle puisse les précipiter chez les enfants peu nombreux qui sont affec-
tivement dérangés (disturbed). D'un autre côté, peu de choses permettent d'affirmer
que les programmes violents sont bénéfiques : nous avons trouvé qu'ils excitent l'agres
sivitéaussi souvent qu'ils la déchargent *. »

Toutes ces hypothèses psychologiques sur l'effet émotif du spectacle visuel


ne contribuent pas à éclairer le problème : nous retrouvons à ce niveau les oppos
itions que nous avions déjà signalées.

d. l'effet cumulatif

Ceux qui concluent de la quantité de violence montrée sur l'écran à son effet
dangereux supposent que la répétition des violences a par soi un effet spéci
fique :

« Plus un enfant va au cinéma, plus il y a de chances pour que celui-ci exerce une in
fluence sur lui *. »

L'influence du cinéma s'exerce moins par une expérience isolée que dans une
accumulation d'expériences identiques, c'est la « répétition des scènes de vio
lence » qui créé « une sorte de réflexe conditionné » déclare Mirams 5. Qu'on l'inter
prète en termes de conditionnement mécanique ou d'habitude psychologique, on

1. A. Gemelli, art. cité.


2. W. Schramm, ouvr. cité, p. 134.
3. H. Himmelweit, ouvr. cité, p. 20.
4. G. Keih, Revue Internationale de Filmologie, 14-15, 1953, p. 195.
5. G. Mirams, « Le cinéma vu par les enfants », Courrier U. N. E. S. C. 0., XIV, 3.
104
Les effets des scènes de violence au cinéma et à la télévision

pense que l'influence du cinéma et de la télévision est fonction d'une « expérience


cumulative 1 ».
Certaines observations marquent que l'écran agit effectivement comme un
agent publicitaire et propose des modes, structure des aspects secondaires du
comportement (Bogart). Peut-on conclure que l'effet est plus profond et que la
répétition de la violence laisse une empreinte indélébile?
A l'idée d'un conditionnement on a opposé l'hypothèse d'une vaccination 2.
Quoique H. Himmelweit n'en fasse pas la théorie, certaines de ses enquêtes
montrent que plus l'enfant a l'habitude des films moins il parait effrayé 3. Si l'en
fant de 6 ans s'effraie plus des westerns que l'enfant de 9 ans c'est qu'il n'a pas
cette « expérience accumulée » qui lui permet de saisir la violence dans son carac
tèrestéréotypé et par conséquent irréel. La répétition entraînerait ainsi une
réaction d'« auto-défense » du spectateur, du fait que :
1) Les scènes de violence se neutralisent réciproquement par leur multiplic
ité, il y aurait là un phénomène d'irréalisation par répétition.
2) L'intégration de ces scènes dans les canons d'un genre (western, film poli
cier) dissout l'effet traumatique de la nouveauté dans le déjà vu, déjà connu : ce
que l'amateur apprécie, ce sont les variations subtiles à l'intérieur d'un genre
dont les thèmes et la progression sont fixés par un code implicite (Cf. partie VI).
L'influence de l'effet cumulatif est donc aussi ambiguë que celle des autres
effets psychologiques. L'opposition du conditionnement et de la vaccination
reproduit celle de l'imitation et de la catharsis.

E. CONCLUSIONS

L'examen de la détermination psychologique ne permet pas de conclure à


l'évidence d'un effet néfaste ou d'un effet bénéfique des scènes de violence. Cepen
dantil précise les implications des thèses en présence :
1) L'existence d'un effet quasi-automatique des scènes de violence sur le spec
tateur, sur l'agressivité de son comportement et de sa vie affective, semble exclue.
2) L'opposition centrale sépare les partisans de l'effet mimétique et les parti-
sang de l'effet cathartique.
3) L'existence même d'un effet spécifique des scènes de violence est mise en
doute par certains.
L'observation du contenu, l'étude comparative du public, l'étude des théories
psychologiques ne suffisent pas à déterminer la nature de l'effet des scènes de
violence.

F. ÉTUDE EXPÉRIMENTALE DE UEFFET


DES SCÈNES DE VIOLENCE

Si l'effet des scènes de violence s'avère si difficile à déterminer avec exactitude,


ce peut être parce que trop de variables interfèrent avec lui (cf. partie III) et

1. E. Dale, W. Schramm, et al., Mass Media and Education, University of Chicago


Press, 1954, p. 254.
2. R. J. Thomson, ouw. cité, p. 14.
3. H. Himmelweit, ouvr. cité, p. 209.
105
André Glucksmann

parce que les théories psychologiques autorisent des interprétations contradict


oires (cf. Partie IV). Il est donc naturel de tenter de maîtriser ces variables
multiples en définissant une situation artificielle suffisamment simple pour que
l'effet apparaisse dans sa pureté, comme en une expérience de laboratoire. On
vérifiera alors la vérité ou la fausseté des hypothèses psychologiques.
On peut considérer que l'effet se réduit aux réactions du spectateur pendant
la projection. Mais l'effet peut être aussi la réponse du spectateur à des tests
qu'on lui présente après (ou avant et après) la projection. La réponse se spéci
fiera alors en fonction des tests présentés.

a. l'observation des réactions immédiates

L'observation peut être directe, à l'œil nu et par l'intermédiaire de photo


graphies de l'assistance, prises aux rayons infra-rouges pendant la projection.
Les visages des enfants et leurs attitudes révèlent une variété de réactions
beaucoup plus grande que ne laisseraient supposer leurs interviews après la
séance :

« Souvent la peur et une excitation presque hystérique se peignent sur leur visages 1.»

On peut montrer aussi que des films différents entraînent des réactions dis
tinctes ; les mêmes enfants qui « restent comme pétrifiés d'horreur » devant cer
tains épisodes violents, conservent « une parfaite sérénité » si on leur présente
des petits documentaires sur la vie des animaux. E. Siersted comme M. Field con
cluent en prônant le film pour enfants, spécialement conçu pour ne pas créer de
tensions trop vives.
Avec un appareil beaucoup plus scientifique, les psycho-physiologues pensent
pouvoir parvenir aux mêmes conclusions. La projection d'un film, et particuli
èrement d'un film dramatique et intense entraîne des modifications des rythmes
cardiaques et respiratoires, de l'activité du système nerveux etc...2 La violence
de l'image (éclairage, montage etc..) et la violence dans l'image (moments dra
matiques) accélèrent ces modifications physiologiques et augmentent la tension
nerveuse ; J. Faure pense qu'on isole ici

« ... des éléments nocifs qui ébranlent profondément le spectateur. »

Les conclusions qu'on veut tirer de l'observation directe aussi bien que de
l'observation médicale postulent toutes l'équation : tension du spectateur
= effet nocif du film. Or c'est précisément l'équation inverse que proposent
des études non moins objectives qui comparent aux réactions pendant la séance,
les réponses faites, après la séance, à des tests mesurant l'agressivité :

1. E. Siersted, « Le cinéma et l'enfant », L'enfance dans le monde, 6, 1958, 1.; Cf.


également M. Field, : Cinéma pour enfants, Editions du Cerf, Paris ; R. J. Thomson,
ouvr. cité.
2. J. Faure, articles in Revue Internationale de Filmologie, 18-19, 1954 : Reçue Neurol
ogique, 90, 1954, p. 307 ; Journal de Médecine de Bordeaux 132, 1955, 8, p. 766-776;
G. Cohen-Seat, G. Lelord, et al., Revue Internationale de Filmologie, 34, 1960, et 35,
1960.

106
Les effets des scènes de violence au cinéma et à la télévision
« L'augmentation de l'indice d'agressivité se trouve être inversement proportionn
elle au degré d'excitation des muscles striés, relevé chez les sujets pendant la
projection du film *. »

La simple mesure des réactions ne permet pas de conclure à l'effet du film. Il


faut distinguer entre les réactions immédiates à l'image et l'effet global et durable
du film : un comportement n'est pas une simple addition de réactions, de même
qu'un film n'est pas une pure somme d'images isolées.

B. LA MESURE DE L'AGRESSIVITÉ

Une série d'études ont montré que la présentation de films ou d'épisodes vio
lents à un groupe de spectateurs pouvait augmenter l'agressivité de son compor
tement après la projection. Une partie de ces expériences furent faites sur un
public d'enfants2. Mais les expériences les plus révélatrices ont été conduites par
Berkowitz sur un public d'étudiants. Elles tendent à montrer qu'un film violent
augmente l'agressivité des comportements si l'on frustre auparavant les sujets,
c'est-à-dire s'ils ont déjà auparavant une prédisposition à la colère et à l'host
ilité.
Berkowitz pense ainsi vérifier le schéma : Frustration -j- Film violent -*■ Comport
ementagressif ; le comportement résultant étant plus agressif que lorsque l'on
projette un film neutre ou pas de film, ou lorsque les sujets ne sont pas préalable
ment frustrés. La psychologie expérimentale confirmerait ici la thèse de la « mi
mesis » contre les partisans de la « catharsis 3 » :

t Notre recherche suggérera que la violence des mass media incitera les enfants à
manifester leur agressivité par des actes plus probablement qu'elle ne les « purgera »
de leurs énergies hostiles. »

Corollaire intéressant : des auteurs * ont modifié des films de façon à pouvoir
en présenter deux versions : dans l'une le héros qui triomphe est sympathique,
dans l'autre il est antipathique. L'agressivité augmente lorsque le bon triomphe,
elle est plus inhibée lorsque le méchant gagne — le paradoxe est ici qu'une fin
« morale » et socialement valorisée libère l'agressivité du spectateur (préalable-

1. L. Ancona, « The Film as an Element in the Dynamic of Aggressivness », Revue


Internationale de Filmologie {Ikon), 13, 1963, 46, p. 29-34.
2. A. E. Siegel, « Film Mediated Fantasy Aggression and Strength of Aggressive
Drive », Child Development, 1956, p. 365-378 ; ibid., « The Influence of Violence in the
Mass Media », Child Development, 1958, p. 35-36 ; E. E. Maccoby, « The Effect of
Emotional Arousal on the Retention of Film Content », Journal of Abnormal and Social
Psychology, 53, 1956, 373 ; E. E. Maccoby, et al., « Identification and Observational
Learning from Films, » Journal of Abnormal and Social Psychology, 55, 1957, p. 76-87 ;
A. Bandura, et al., « Transmission of Agression », Journal of Abnormal and Social
Psychology, 63, 1961, p. 575-580; ibid., « Imitation of Film Mediated Aggressive Models »,
Journal of Abnormal and Social Psychology, 66, 1963.
3. L. Berkowitz, et al., « Film Violence and Subsequent Aggressive Tendencies »,
Public Opinion Quarterly, 27 (2), 1963, p. 217-229.
4. R. Zajonc, « Some Effects of the « Space » Serials », Public Opinion Quarterly,
18 (4), 1954, p. 367-376 ; R. S. Albert, « The Role of Mass Media ». Genetic Psycholog
ical Monographs, 55, 1957, 221-286 ; L. Berkowitz, et al., « Effects of Film Violence... »,
Journal of Abnormal and Social Psychology, 66, 1963, p. 405-412.
107
André Glucksmann

ment frustré) et s'exprimera en des comportements hostiles et anti-sociaux x.


Nous présentons ces résultats sous bénéfice d'inventaire car une autre série
d'expériences aussi rigoureuses semblent appuyer la thèse inverse.

G. LA MESURE DE LA CATHARSIS

Une expérience déjà ancienne2 montrait que des sujets fortement frustrés
qu'on invitait à passer des tests de projection (T. A. T.) étaient, après les tests,
beaucoup plus calmes que ceux qui avaient été frustrés en même temps mais qui
n'avaient pu projeter leur colère dans ces tests.
Ancona a remplacé ces tests par des films. Il a montré :
1) que si, l'on projette un film très dynamique à des sujets frustrés, ces sujets
sont moins agressifs que le groupe témoin (qui n'a pas vu le film) ; et que ceux
qui ont affectivement le plus participé au film sont les moins agressifs.
2) que moins le film est violent et dynamique, plus l'agressivité à la sortie
est grande.
Ces expériences vérifient la thèse de la catharsis :
Frustration -f- Film violent -> agressivité diminuée.

« L'intensité de l'action dans un film dramatique est capable de décharger même de


hauts niveaux d'agressivité hostile '.

Ancona et M. A. Croce qui a confirmé ces expériences 4 précisent que l'effet ne


peut ressortir que si le type d'agressivité que mesure le test correspond au type
d'énergie évoquée par le film. Ainsi le film d'aventure Les canons de Navaronne
satisfait et « décharge » l'agressivité isolée par les tests de Me Clelland comme
« need for achievement » (soit : la combativité conçue comme tendance au suc
cès, à la réussite de l'action). De même Ivan le Terrible satisfait et réduit le « need
for power » (besoin du pouvoir sur autrui, teinté d'hostilité à l'égard des autres).
Nous disposons donc ici d'expériences non moins rigoureuses que les précé
dentes, mais exactement inverses. Un troisième groupe d'expériences semble
vérifier les deux premiers à la fois.

D. LA MESURE DE L'EFFET DOUBLE

Des psychologues australiens ont affiné le dispositif expérimental en introdui


sant deux types de variables :
1) au lieu d'étudier en bloc l'agressivité des réponses ils ont distingué trois
composantes du comportement du spectateur: son dynamisme individuel, sa
moralité (exprimée en termes de conformisme social) et son accord avec le monde
(optimisme ou pessimisme).

1. L. Berkowitz, « Film Violence »..., art. cité, p. 229.


2. J. Feshbach, « The Drive Reducing Function of Fantasy Behavior », Journal of
Abnormal and Social Psychology, 50, 1955, p. 3-11.
3. L. Ancona, art. cité, p. 32.
4. M. A. Croce, « Conditionnements sociaux à travers les techniques cinématogra
phiques : détermination de l'effet « need for power » par des projections filmiques »,
Revue Internationale de Filmologie (Ikon), 14 (48), 1964, p. 59-63.
108
Les effets des scènes de violence au cinéma et à la télévision

2) au lieu d'identifier tous les films violents, ils ont étudié séparément les
réactions devant un western, devant un film policier et devant un film de « sus
pense », comme ceux d'Hitchcock1.
L'analyse plus subtile du stimulus (film violent) et des réponses (tests), per
met de distinguer des effets spécifiques différents selon les genres de films. Les
études furent conduites sur plusieurs films, et les résultats obtenus par compar
aison (Avant/Après, groupe-témoin). Ils montrent que l'effet delà violence des
films joue ici à plusieurs niveaux et dépend du genre du film. En général les films
proposent l'image d'un monde plus redoutable et difficile que ne l'imagine au
départ la philosophie enfantine, ce que Himmelweit avait aussi remarqué (matur
ation). Le western a un effet à la fois dynamique et socialisant, il correspond
pour ces auteurs à une heureuse résolution du « complexe d'Œdipe » et son impér
atif serait « not take care but take action » (agis sans hésiter, sans délibérer)
tandis que celui des deux autres catégories serait plutôt a take care much more
than take action » (il faut débattre intérieurement plus que se battre à l'exté
rieur). Ces deux dernières catégories correspondent ainsi aux problèmes qui se
posent à l'adolescent plus âgé.
Les enquêtes confirmeraient une version plus subtile de la catharsis : l'enfant
et l'adolescent projettent leurs problèmes intimes, voire inconscients, dans le
film. L'effet ne provoque ni ne supprime « l'activisme », la « culpabilité » etc..
mais il fournit au spectateur le moyen d'exprimer et de traduire ses conflits. La
catharsis est donc ici un phénomène plus complexe que dans les hypothèses
précédentes, elle résulte de la conjonction de plusieurs « mécanismes », les uns
poussant à l'action (dynamisme) les autres freinant cette même action (inhibition)
(cf. partie VI)
II est frappant de constater que ces expériences conduiraient à renverser l'opi
nion courante : les films policiers et les films noirs sont généralement considérés
comme plus « dangereux » que les westerns, pourtant, bien loin d'entraîner le
spectateur à imiter un gangster ils le forceraient plutôt à rentrer en lui-même.

E. CONFRONTATION DES RÉSULTATS

Si les résultats obtenus s'opposent aussi radicalement, il faut conclure que ces
expériences ne doivent pas avoir maîtrisé toutes les variables. En effet, la com
paraison des deux procédures expérimentales montre que 1' « agressivité » qu'elles
prétendent cerner n'est pas définie de la même façon dans les deux cas : Berko-
witz définit le niveau d'agressivité des sujets par le degré d'hostilité qu'ils mont
rent a V égard de Vopérateur qui les a frustrés. Ancona au contraire définit l'agres
sivitépar la réponse à des tests d'utilisation courante. Le premier établit un
lien très étroit entre le caractère de la frustration et la nature de la réponse tandis
que le second insiste au contraire sur la liaison entre le sujet du film (Ivan le
Terrible) et la nature de la réponse ( a need for power »). Berkowitz insiste plus
sur la réponse à la frustration; Ancona, sur la réponse au flm.
Seules de nouvelles expériences pourraient révéler si c'est là l'unique raison de

1. E. F. Emery, D. Martin, Psychological Effects of the Western Film, A Study in


Television Viewing, University of Melbourne, 1957, 47 p. ; D. Martin, Television
Tensions Programs, Melbourne, Broadcasting Council Board, 1963, 180 p. ; L. T. Thoms
on,ouvr. cité.

109
André Glucksmann

leur opposition. Il suffit pourtant d'avoir montré que la définition de l'agressivité


de la réponse n'est pas univoque. On ne peut déterminer si les films violents
augmentent ou diminuent V agressivité en général : tout dépend de la façon dont
on aura défini l'agressivité ; il en existe diverses espèces (hostilité individualisée
de Berkowitz, « need for power », « need for achievement ») et il n'y a pas de
raisons d'en limiter si rapidement le nombre ; mais de plus, l'agressivité suscitée
par un film violent peut être freinée par une inhibition, elle-même engendrée
par la violence du film (Albert, Thomson). Il est impossible d'utiliser une unité
de mesure unique pour cerner un effet varié dans ses qualités et contradictoire
dans ses composantes.
De telles restrictions limitent et hypothèquent les résultats obtenus. Ainsi il
paraît difficile de prétendre avoir montré que là fin morale des films violents
(type « le crime ne paye pas ») excite l'agressivité des spectateurs (Zajonc, Berkow
itz). Ce résultat paradoxal semble tout entier tenir à ce qu'on a par avance
exclu toute détermination morale dans l'agressivité qu'on prétend mesurer :
on ne peut trouver ce que par hypothèse on ne peut pas repérer. Et il n'y a aucune
raison de rejeter les conclusions de Himmelweit qui par l'observation statistique
semble montrer que la moralité du film joue un rôle important dans les témoi
gnages verbaux du jeune enfant sur ses propres émotions.

F. CONCLUSIONS

Les études expérimentales prétendaient déterminer rigoureusement l'effet


univoque de la violence des films et vérifier « in vitro » la valeur respective des
hypothèses contradictoires de la mimesis (augmentation de l'agressivité) et de
la catharsis (diminution de l'agressivité du spectateur). Elles montrent au con
traire la complexité et les contradictions masquées par l'emploi du seul terme
« violence » pour désigner les aspects multiples du contenu dramatique des films
et du contenu dynamique de la conduite.
1. L'hypothèse « économique » semble arbitraire qui réduit l'agressivité des
comportements, qualitativement si divers, à la manifestation d'une tension
primitive s'accumulant en fonction de la frustration (Berkowitz) ou se déchar
geanten fonction des satisfactions imaginaires qu'on lui procure (Ancona).
L'agressivité du comportement réel n'exprime pas directement une force primi
tivemais se révèle la résultante de « mécanismes » divers et opposés (Thomson).
2. La « violence » du film n'est pas plus univoque ; qualitativement différen
ciée elle peut susciter aussi bien l'inhibition que la tendance à l'action
(Thomson).
Ne parvenant à définir de manière univoque ni la cause ni l'effet, la méthode
expérimentale reste prisonnière des limites qu'elle s'est donnée : elle étudie des
effets immédiats sans pouvoir déterminer leur force et leur durée 1 dans des s
ituations artificielles qui ne sont pas nécessairement équivalentes à la situation
réelle du spectateur 2. Lorsque, échappant à ces limites, elle veut donner des
interprétations plus profondes (Thomson) elle s'oriente vers l'étude qualitative
de la violence filmique et vers une sorte de « psychanalyse » de ses effets.

1. W. Schramm, ouvr. cité, p. 132.


2. J. T. Klapper, ouvr. cité, p. 164 ; L. T. Thomson, ouvr. cité, p. 74.
110
Les effets des scènes de violence au cinéma et à la télévision

VI. LA DÉTERMINATION CULTURELLE DE L'EFFET


DES SCÈNES DE VIOLENCE

Nous proposons de rassembler en un ensemble spécifique une série d'études


qui examinent toutes le retentissement culturel et la fonction des scènes de vio
lence. Ces essais tendent à renouveler largement la façon même de poser notre
question et nous aurions hésité à les joindre s'ils n'avaient permis de reconsidérer
certaines difficultés rencontrées en cours de route.
En s'inspirant d'une sociologie de la culture, d'une psychologie teintée de
psychanalyse et de la critique littéraire ou esthétique, certains auteurs ont repris
le problème de l'effet de maturation (cf. partie III), de la signification quali
tative de la violence (cf partie II et V) et de la conscience spectatrice (condi
tionnement, croyance ou lecture, cf. partie IV). Ils tentent de répondre, par une
méthode « comprehensive » aux questions que Thomson et Emery avaient su
faire surgir par la méthode expérimentale.

A. LE SENS DE LA VIOLENCE

La plupart des auteurs dont nous avons rendu compte considéraient les scènes
de violence comme une donnée « brute » dont il n'y aurait pas à examiner le
sens : il suffit d'en retenir la dose quantitative pour en chercher l'effet. H. Him-
melweit avait bien remarqué que la violence des westerns était neutralisée parce
que stéréotypée; il ne reste pas moins vrai pour elle, comme pour l'ensemble des
chercheurs,que la violence ne peut avoir à l'écran que la signification qu'elle
possède dans le réel : un acte violent est un acte violent ; l'écran peut avoir un
effet neutralisant (catharsis), le spectateur peut l'investir d'interprétations subject
ives,mais neutralisée ou pas, pure ou impure, la seule signification d'un acte
de violence est celle que lui confère la morale sociale, voire les tribunaux. Sinon la
violence est pur jeu (divertissement, entertainment) et elle n'a pas de signification
en elle-même(cas des dessins animés, quelquefois des westerns).
Est-il pourtant certain que la violence ne puisse avoir une autre signification ?
Les études d'Émery et de Thomson ont déjà montré qu'elle avait une autre
signification pour le spectateur. Les auteurs dont nous rendons compte main
tenant pensent que les scènes de violence imaginaire ont pour et par elles-mêmes
une signification autre que celle de leurs analogues dans là réalité.
« De nombreux critiques s'alarment des épisodes violents si fréquents dans les formes
contemporaines de la culture de masse, mais le simple décompte horrifié et fasciné des
batailles et des meurtres apporte peu de lumières.
Imaginez ce qu'un critique alarmiste pourrait dire d'un programme de télévision
qui commence par un meurtre, continue avec des suicides, des empoisonnements
et la suggestion d'un inceste pour terminer en remplissant l'écran de cadavres. Ce serait
assez terrible et témoignerait nettement de l'aliénation, du sadisme et du nihi
lisme qui domine la culture populaire actuelle... n'était que ces événements ne provien
nent pas d'un western pour la télévision mais du Hamlet de Shakespeare K »

1. J. G. Cawelti, a Prolegomena to the Western », Studies in Public Communication,


Chicago University Press, 4, 1962, p. 57-70.

ill
André Glucksmann

Certes il est facile de discuter cette comparaison quelque peu rhétorique,


et l'auteur lui-même remarque que la violence du héros shakespearien est le
moyen qu'il emploie pour se détruire lui-même, tandis que la violence du
western est un moyen de détruire les autres. Mais Cawelti pose un problème de
méthode : lorsqu'on analyse la signification d'une scène dans Shakespeare ou
dans Joyce, on a soin de la replacer en son contexte, en tenant compte de sa
place dans la pièce, dans l'œuvre entière de l'auteur, voire dans la dramaturgie
et les règles de composition de l'époque ; on pourrait utiliser la même méthode
pour saisir le sens spécifique des scènes de violence dans le western.
Le principe dont se réclament ces auteurs tient dans l'application aux œuvres
de la culture de masse des méthodes d'interprétation traditionnellement consa
crées aux œuvres d'art. On est ainsi conduit à déterminer un certain nombre
d'effets où se révélerait le sens propre de la violence imaginaire.

b. l'effet de forme

Emery et Thomson avaient montré qu'il n'y a pas de violence en général et


que les effet des scènes de violence variaient avec les genres cinématographiques
(western, policier, film noir). Comment expliquer ce phénomène sinon en posant
que le genre a un effet par lui-même ? Des enfants émus par un western ne se sou
viennent plus un mois après que du stéréotype de l'histoire : « c'était un homme qui
a poursuivi les bandits et les a attrapés » (Emery) ; J. Cawelti avance l'hypothèse
que le stéréotype fournit ainsi un cadre à l'émotion du spectateur : le western est
une structure, un « modèle » articulé ( « pattern ») dont les éléments caractéris
tiques sont les situations typiques, les caractères fixés par la tradition, une chaîne
d'événements invariables ; le spectateur n'est pas sensible à une scène de violence
ou à une accumulation désordonnée de telles scènes, il est sensible à un code
selon lequel chaque scène, en son lieu et à son heure fixe, vient combler son at
tente.
Partis d'une remarque sur la mémoire nous développerions ainsi toute une
théorie de la perception :

« Le western est une forme artistique destinée aux connaisseurs et le spectateur


trouve son plaisir à apprécier les petites variations qui épicent le parcours d'un ordre
pré-établi d'événements *. »

Et le premier résultat de cette analyse serait d'interdire toute assimilation de


la violence imaginaire à la violence réelle : un western ne renvoit pas le specta
teur à la réalité mais à un autre western. Plus généralement, les westerns, comme
les mythes, se pensent entre eux et :

« ... la culture de masse crée son propre champ de références. » (Ibid).

Dans ce cas, il ne faut pas confondre le criminel vulgaire de la réalité et le


gangster, héros tragique d'une mythologie collective. L'un et l'autre se meuvent
en des mondes différents que le spectateur ne confond pas :

1. R. Warshow, The Immediate Expérience : Movies, Comics, Theatre, and other Aspects
of Popular Culture, New York, Doubleday, 1962, p. 146.
112
Les effets des scènes de violence au cinéma et à la télévision
« L'importance du film de gangster, la nature et l'intensité de son effet affectif et
esthétique ne peuvent être mesurées en se référant à la situation (illégale) du gangster
péel, ou à l'importance de la criminalité aux États-Unis 1. »

Vi formae, par la structure des genres, le cinéma évacue le sens réaliste des
scènes de violence qu'il dépeint. C'est pour faire place à un sens caché.

c. l'effet de signification latente

Dire que la violence dans le film n'a pas la signification que possède son homol
ogue dans la réalité, ne conduit pas à penser que le western, par exemple, est un
pur jeu sans esprit. Au contraire, on retrouve en général, derrière le contenu
manifeste (telle histoire), trois grands types de significations cachées. Ainsi le
western peut receler :
— une signification psychologique : il « exprime la situation prépubertaire
du développement de la personne 2. » ou bien il traduit dans ses scènes a le
drame de la maîtrise de soi » (Warshow).
— une signification sociale : le héros de western est défini par le sens de l'hon
neur, c'est « le dernier gentilhomme » qui échappe aux limites actuelles de la
société américaine, il n'a pas besoin d'être propriétaire pour être indépendant
ni d'être citadin : il maintient dit Warshow des valeurs qui sont rarement réalisées.
— une signification historico-politique : comme le proclame pompeusement
le Time (30/3/59), « l'épopée de l'Ouest a son origine dans la liberté des grandes
plaines, elle doit trouver sa fin dans la liberté de nos cœurs. Dans ses meilleures
expressions, c'est une allégorie de la liberté... » ou encore Life : « L'Ouest est notre
grande aventure spirituelle. »
Les interprétations proposées ici sont plus ou moins discutables, elles illustrent
pourtant le projet et le sens d'une méthode critique dont on ne peut aujourd'hui
trouver que quelques ébauches plus suggestives que rigoureuses. Ainsi Warshow
propose de percevoir dans l'héroïsation du gangster :

« Le «no» opposé au gigantesque « yes» américain qui est inscrit sur tous les articles de
notre culture officielle et qui cependant exprime si peu le réel sentiment que nous avons
de notre vie 8. »

Le monde du film noir (la grande ville), avec son itinéraire classique (la recherche
à tous prix de la réussite) et ses moyens (l'agression dans la concurrence) n'est
que le revers du monde réel, « l'autre face de la médaille » — Sociologiquement,
la dynamique des affaires est semblable dans le monde du businessman et dans
le syndicat du crime ; psychologiquement, l'échec objectif du gangster corres
pondrait à l'échec subjectif et à la culpabilité latente de l'Américain honnête :

« Le gangster parle à notre place, pour cette part de l'âme américaine qui rejette les
déterminations et les exigences de la vie moderne, qui rejette l'américanisme lui-même *. »

1. Ibid., p. 130.
2. E. Wasem, « Der Erzieher und der Wildwestfilm », Jugend Film Fernaehen, 6, 1962,
1, p. 27-31.
3. R. Warshow, ouvr. cité, p. 136.
4. R. Warshow, ouvr. cité, p. 130.

113
André Glucksmann

Warshov précise : qui rejette l'hédonisme « matérialiste » au nom d'une protes


tation de « l'âme » individuelle, : c'est le contraire même d'une apologie de la
violence bestiale.
On voit que si la structure narrative du cinéma paraît creuser un fossé présumé
infranchissable entre la violence réelle et la violence imaginaire, la signification
latente pourrait même transformer cette différence en opposition : la violence
imaginaire serait une contestation et une critique de la violence du monde réel.
Loin de nous entraîner à accroître la violence du réel par des comportements
imitatifs, elle nous amène à refuser cette violence en refusant (plus ou moins)
le monde qui rend cette violence nécessaire : il y a un « romantisme » du film noir
dit Warshow, et lorsque le romantique parle des bandits il en fait des poètes.

d. l'effet symbolique

L'approche « culturelle » tend à modifier l'idée qu'on se fait du « stimulus »


violence en le dédoublant entre des images de violence et un sens caché de ces
images : parallèlement la conception de l'effet devient plus complexe rejoignant
ainsi les expériences de Thomson (partie V). C'est surtout la relation st
imulus-réponse qui se trouve alors autrement comprise.
Nous sommes en effet appelés à enrichir le schéma de la relation du spectateur
à l'écran, au point d'enlever sa force à l'opposition de la catharsis et de la mimes
is :

« Pour le garçon d'avant la puberté le western n'est pas qu'un moyen de libérer de
l'énergie accumulée. C'est là une conception beaucoup trop mécaniste de l'être humain.
La mythologie de l'histoire du western ne l'aide pas seulement à mener à bien des
conflits instinctuels, mais ses images initiatrices lui font saisir un sens de la vie 1.

Le rapport spectateur-écran ne se laisse pas réduire à un problème d'économie


pulsionnelle, l'effet n'est pas à penser en terme de « décharge » ou d' « excitation »
d'instincts agressifs : le jeune spectateur recherche dans le film une réponse, un
sens ( « Er will Ant-worte finden » ). Et il la trouve, non sous la forme d'une leçon
de morale ou d'une théorie didactique mais dans une vision du monde, dans des
symboles.
Loin de voir dans le cinéma une cause, nos auteurs dégagent plutôt le principe
d'une co-adaptation, de l'adolescent au cinéma et du cinéma (violent ) à l'ado
lescent : le cinéma « exprime » les conflits du jeune spectateur et celui-là n'est pas
fasciné ou « impressionné » naïvement par l'image, mais il est passionné par la
découverte de nouveaux moyens d'expression qui l'aideront à articuler ses conf
lits intérieurs ; le cinéma est une « herméneutique du monde » (Wasem). C'est
ainsi qu'il faudrait expliquer l'évolution des préférences du jeune spectateur (au
début passionné de films d'aventure, de westerns, puis de films sentimentaux,
de comédies et de films policiers) ; les problèmes propres aux différents stades de
son évolution trouvent leurs répondants dans les films préférés — Quand un
jeune spectateur paraît s'identifier à un héros et le prendre pour modèle, il ne
tend pas à « imiter » réellement la conduite du héros, mais il exprime sa propre
conduite dans les formes qu'adroitement lui propose le cinéma.
S'il est vrai que l'influence de la violence filmique se révèle essentiellement
1. E. Wasem, art. cité p. 30.
114
Les effets des scènes de violence au cinéma et à la télévision

positive par les symboles culturels qu'elle fournit aux adolescents, il se pourrait
alors, a-t-on remarqué, qu'une censure sévère augmente l'agressivité réelle des
jeunes au lieu de la réduire :

« Si le spectacle télévisé se trouve rendre certains enfants plus conscients de leurs


impulsions hostiles, s'il aide ainsi à soumettre ces impulsions à un contrôle conscient,
l'interdiction de ce matériel imaginaire (les scènes de violence ) pourrait avoir comme
effet indirect d'engendrer plus de passages à l'acte incontrôlés (acting out) de ces
impulsions hostiles, ce qui pourrait de plus s'accompagner d'un sentiment de culpabil
ité et se terminer dans le désordre mental *. »

E. CONCLUSIONS

La considération de l'effet culturel des scènes de violence part des significa


tions latentes pour conclure à la possibilité d'un effet formateur, voire pédagog
ique,de la violence. Au cinéma comme à la télévision ce ne serait pas la vio
lence (exagérée) du monde (schématisé) des adultes qui ferait dangereusement
intrusion dans l'esprit du jeune spectateur ; au contraire l'adolescent retrou
verait son propre monde intérieur dans une violence mythologique qui coïncider
ait avec la violence de sa passion sans introduire la passion de la violence.
Les interprétations proposées de cette signification latente sont qualitatives
et souvent impressionnistes, d'aucuns diront arbitraires. Plus que de les examiner
en détail il convient d'insister sur ce schéma proposé de l'effet « culturel » pour le
confronter avec les autres façons de penser V effet des scènes de violence.

VIL BILAN

Nous n'avons pas, en considérant l'effet des scènes de violence, dressé un réper
toire exhaustif de toutes les opinions énoncées. En un sens le tour peut en être
rapidement fait : l'effet est selon les auteurs :
— négatif (mimésis ; danger de reproduire dans le comportement réel la vio
lence vue sur l'écran) ;
— positif (catharsis ; l'agressivité réelle se libère dans l'imaginaire) ;
— neutre (sans rapports précis avec l'agressivité réelle, le cinéma et la télé
vision sont alors compris comme un jeu et un divertissement ou comme une
expérience esthétique et culturelle).
Le détail des opinions est infini, elles se multiplient en s'appuyant sur
diverses conceptions religieuses, morales, philosophiques ou encore sociologiques,
politiques etc.. L'étude, si elle était possible, de l'ensemble de ces opinions
contradictoires révélerait peu de choses sur l'effet réel des scènes de violence,
beaucoup par contre sur l'univers mental des sociétés contemporaines.
Mais si une opinion prétend par elle-même atteindre l'objectivité, s'il ne lui
suffit pas d'être déduite d'un dogme ou d'une théorie préétablis, les modes de

1. A. J. Brodbeck, et al., « Television Viewing and the Norm- Violating Practice


and Perspectives of Adolescents », in Television and Human Behavior, L. Arons, M. A.
May, eds, New York, Appleton Century Crofts, 1963, p. 107.

115
André Glucksmann

démonstration dont elle pourra user pour convaincre seront en nombre limité.
C'est au recensement de ces modi demonstrandi que nous nous sommes attachés,
en résumant les résultats qu'ils permettent d'obtenir et les limites qu'ils rencon«
trent. Une opinion en cette matière peut se fonder :
— sur des faits : l'analyse quantitative du contenu violent (partie II) et les
réactions du public (partie III)
— en raison : aperçus et hypothèses de la théorie psychologique (partie IV)
— par l'expérience : étude « in vitro » des effets (partie V)
— par l'interprétation quelitative : étude des significations culturelles (partie

L'ordre que nous avons choisi conduit des données les plus indiscutables (quant
itatives) à celles qui paraissent plus sujettes à caution (interprétations qual
itatives). Ce n'est donc pas un ordre progressif où la dernière thèse met un point
final à la discussion. En fait, tous ces types de raisonnement et de démonstration
furent employés ensemble par les chercheurs car aucun ne permet une conclu
sion complète, rigoureuse et exclusive. Lorsque les auteurs pensent avoir atteint
une telle conclusion ils assurent avoir déterminé objectivement une des trois
formes suivantes de la relation stimulus-réponse :
violence globale — effet global sur le public en général (cf. I, II, III, et IV).
telle violence particulière — tel effet particulier (cf. V et VI).
tel public particulier — tel effet particulier (cf. III).
Les discussions dont nous avons rendu compte ont montré qu'aucune de ces
relations ne permettait d'établir définitivement un effet univoque des scènes de
violence car trop de variables interviennent, soit au niveau du stimulus, soit au
niveau de la réponse. La multiplicité des variables demeure la croix de toute
démonstration et leur interférence ne peut être maîtrisée. Si les méthodes de plus
en plus subtiles n'y parviennent pas, elles ont du moins contribué à faire appar
aître les multiples facettes d'un « effet » non isolable.
La complexité de l'effet des scènes de violence tient à la pluralité des points
de vue que l'on peut prendre, sur la nature de la violence filmique sur l'effet et
sur leur relation :

A. LA NATURE DE L'EFFET

1) L'effet d'une scène de violence sur un public peut être étudié à des niveaux et
à des moments divers. On a distingué dans la vie psychologique du spectateur :
— Veffet émotif : les scènes de violence provoquent immédiatement une « ten
sion nerveuse » manifestée par les réactions immédiates (cf. partie V)
— Veffet affectif : moins directement observable ; les théories qui s'y rappor
tent utilisent les catégories de l'identification, de la projection, de la croy
ance, de l'inhibition (cf. parties IV et V).
— Veffet moral : l'action du cinéma et de la télévision sur la vision du monde
et les valeurs du jeune spectateur assidu est indiquée statistiquement (partie
III) mais semble limitée en ce que les valeurs transmises ne sont pas différentes
de celles que l'enfant trouve ailleurs ( « effet de déplacement »). C'est un effet
d'accélération de la maturation plus qu'une conversion radicale.
— Veffet intellectuel : cinéma et télévision apportent des « informations » sur
le monde adulte, y compris sur ses aspects négatifs, voire sur les techniques de
la violence. C'est, dans ce cas aussi, la diffusion amplifiée qui est caractéristiqus

116
Les effets des scènes de violence au cinéma et à la télévision
car les mêmes informations peuvent parvenir à l'adolescent par d'autres sources.
2) L'effet est-il un ou multiple ? Il semble que ces différents aspects ne s'addi
tionnent pas pour produire un effet unique ; ainsi l'effet émotif et l'effet affectif
paraissent inversement proportionnels (partie V) et l'effet affectif est souvent
opposé par les auteurs à l'effet intellectuel (Schramm, Himmelweit).
3) U effet est-il bon ou mauvais? Les auteurs attribuent souvent une valeur
positive ou négative à ces effets (la tension nerveuse est, par exemple, générale
ment considérée comme mauvaise en soi), mais ils ne s'accordent pas : l'effet de
maturation peut être condamné (maturation prématurée) ou considéré comme
positif (un peu : Himmelweit, beaucoup : Morin).
4) Cet effet est-il provisoire ou durable ? Par nécessité technique la plupart des
études portent sur des effets à court terme et de nombreux auteurs se
demandent si l'on peut conclure à des effets durables à partir de ces observations.
5) Cet effet est-il un effet spécifique du cinéma et de la télévision ? On peut répon
dre non si on insiste sur l'effet de déplacement, oui si l'on croit qu'il existe un
« effet écranique » qui se manifesterait dans le pouvoir « hypnotique » de l'image
(cf. partie IV).

B. LA NATURE DE LA VIOLENCE PRÉSENTÉE A L'ÉCRAN


1) «Se* formes : on peut la considérer quantitativement (partie II), on peut
aussi distinguer ses différentes qualités, selon qu'on considère les genres de fiction
dans lesquels elle s'intègre (partie VI). Peu de précisions ont été apportées sur
ses modes de présentation : étant donné qu'on ne peut pas déterminer object
ivement l'effet pur des scènes de violence, on ne peut que difficilement étudier
les variations de cet effet selon que la violence est fictive ou document
aire, présentée sous tel angle de vision ou tel autre. Quelques indications sont
données dans Himmelweit (cf. partie I) ; sans autres données que le témoignage
des enfants interrogés, ou leur propre opinion, certains auteurs insistent sur
la « force » du gros plan, sur l'importance de la violence du dialogue, du son, des
documentaires (ibid). La moralité de la fin ( « le crime ne paye pas ») ne suffit pas
à justifier l'immoralité des moyens (Schramm et alia) mais il semble qu'on soit ici
en présence du jugement moral des auteurs eux-mêmes (cf. discussion partie V).
2) «Sa valeur : la plupart des auteurs pensent que la signification de la violence
— qu'elle soit réelle ou fictive — reste toujours la même — c'est pourquoi ils
mesureront l'effet des scènes de violence par l'agressivité des spectateurs, que
celle-ci augmente (mimésis)ou diminue (catharsis). C'est pour cette raison aussi
que l'évaluation du danger de films violents est le problème central de la plupart
des recherches. D'autres auteurs (partie VI) pensent que la violence est, dans
la fiction, porteuse de significations originales et irréductibles au sens que la
violence prend dans la réalité. L'effet ne sera pas celui qui peut provenir de
simples reproductions imagées de la violence réelle, mais ce sera l'effet culturel
d'une violence « mythologique ».

G. LA DÉTERMINATION DE LA VIOLENCE DANS LE RÉEL


Le problème des effets dangereux du cinéma et de la télévision suppose que
l'on ait quelque critère du « danger ». Ces critères sont de trois types et rares sont
les auteurs qui ont pris le soin de les discuter ou de les justifier.

117
André Glucksmann

1) Le critère légal : définit l'effet dangereux comme violation des normes léga
lement admises ; il est utilisé particulièrement dans l'étude de la corrélation entre
la fréquentation des spectacles cinématographiques et télévisés d'une part et
la délinquance juvénile de l'autre (partie III).
2) Les critères psychologiques et moraux: définissent avec beaucoup d'impréc
isionl'effet dangereux comme violation des normes propres au groupe social
ou à l'auteur en personne ; ainsi la « tension nerveuse » du spectateur se trouve
opposée à la contemplation calme qui serait meilleure ; ainsi la « participation
affective » peut-être rachetée par la « réflexion post-filmique ».
3) Les mesures de V agressivité du comportement: un certain nombre de tests
sont utilisés à cet effet et toute précision dans cet usage amène à différencier
des types d'agressivité sans qu'on puisse ensuite les réunir dans la définition
d'un « danger » unique (partie V).
La définition du « danger », autant que celle de « conduite délinquante », dépend
de l'histoire et de la société considérées, bien que les auteurs s'en préoccupent
rarement. Les normes se transforment, et avec elles l'évaluation de « l'effet
dangereux » :

« Par exemple, pendant les années 30, on découvrit que les filles étaient plus
négativement affectées par le cinéma que les garçons. En fait, la conduite « agressive »
des jeunes filles, particulièrement en ce qui concerne la recherche et la possession d'un
homme était déjà définie préalablement comme plus éloignée des normes sociales éta
blies que la même conduite chez des garçons. Mais le code de la communauté détermi
nant la conduite « normale » des jeunes filles a changé, et précisément dans le sens qu'ant
icipait le cinéma, par conséquent on n'entend plus les mêmes reproches ni les mêmes
cris à ce sujet *. »

D. LA RELATION DES SCÈNES DE VIOLENCE


ET DU COMPORTEMENT DES SPECTATEURS

Les études ont permis de distinguer différents types de relation et d'en rejeter
certains :
A. Il n'y a pas d'effet direct : le cinéma n'agit pas directement sur le compor
tement, l'effet des scènes de violence doit toujours se diffuser en fonction d'un
certain nombre de relais (variables sociologiques ou psychologiques ; partie III).
B. Il n'y a pas d'effet autonome: il dépend des valeurs que « déplacent » le
cinéma et la télévision et qui ne leur sont pas spécifiques (parties III et IV).
C. Il peut être inversé, la violence imaginaire pacifiant le comportement en
provoquant une catharsis (partie IV), des inhibitions (partie V) ou une maîtrise
« symbolique » (partie VI).
D. Il peut être mimétique, la violence filmique induit alors un comportement
réel violent par le biais affectif de la « participation » ou par le truchement
de l'information qu'elle transmet (parties IV, V).
L'ensemble des études conduit à insister sur le caractère complexe de l'effet
considéré et sur les difficultés méthodologiques qu'on rencontre à le vouloir
isoler dans sa pureté. Les projets de recherche actuels 2 semblent' vouloir

1. H. J. Brodbeck, in L. Arons, M. A. May, ouvr. cité, p. 106.


2. L. Arons, M. A. May, ouvr. cité ; J. D. Halloran, The Effects of Mass Communic
ation,Leicester University Press, 1964, 84 p.
118
Les effets des scènes de violence au cinéma et à la télévision

dissoudre la notion d'un effet spécifique des scènes de violence dans des enquêtes
plus larges portant sur les normes et les goûts des adolescents. Certaines enquêtes
mettent l'accent sur l'évolution des goûts des spectateurs observés pendant
des décades (I. de Sola-Pool). D'autres auteurs proposent d'intégrer les recherches
sur l'effet des mass media aux recherches globales portant sur l'évolution des
enfants (Lazarsfeld). D'autres encore les joignent à l'étude des normes sociales en
général (Brodbeck) ou des normes de la censure en particulier ( enquête du
C. E. C. M. A. S. Paris).

Tous ces projets semblent indiquer que de nombreux chercheurs ont renoncé
à déterminer un effet « pur » des scènes de violence et à cataloguer ses compos
antes et ses variables. Ils recherchent moins une multitude de relations de cause
à effet (tel aspect des scènes de violence — tel effet dangereux ou anodin), ils
s'attachent plutôt aux coordonnées sociologiques et psychologiques générales
qui gouverneraient l'utilisation, par le spectateur, de la violence présentée par
l'écran. Au législateur ils ne proposeraient pas des recettes qui permettraient
d'évaluer telle scène dans tel film mais bien plus l'inventaire des angles sous
lesquels on peut juger de l'effet d'un film si tant est que l'effet existe et qu'on
puisse en juger :

a Les législateurs ont moins besoin d'une enumeration infinie de petites relations de
cause à effet que d'une méthode pour concevoir comment fonctionne le processus qui
agit sous ces relations l.»

L'étude objective — les auteurs disent souvent scientifique — des' effets des
scènes de violence ouvre ainsi sur une propédeutique du jugement mais elle
s'interdit le jugement dernier.

André Glucksmann
Centre National de la Recherche Scientifique.

1. A. J. Brodbeck, ouvr. cité, p. 114.

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