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Burgelin Olivier. La naissance du « pouvoir étudiant ». In: Communications, 12, 1968. pp. 17-37.
doi : 10.3406/comm.1968.1169
http://www.persee.fr/web/revues/home/prescript/article/comm_0588-8018_1968_num_12_1_1169
Olivier Burgelin
le Le
Premier
li maiministre
dernier,Georges
après une
Pompidou,
semaine de
se faisant
violentes
apparemment
émeutes au Quartier
l'interprète
Latin,
de
la volonté générale, décidait de satisfaire les revendications immédiates des
étudiants révoltés, et en particulier de retirer les forces de police du Quartier
Latin. Personne ne pouvait alors ignorer que ce geste aurait pour première consé
quence l'occupation des facultés par les étudiants et donc une sorte de consécra
tion du « pouvoir étudiant ». Par ailleurs, on le sait, ce geste devait avoir un reten
tissement et des conséquences dépassant toutes les prévisions.
Nous tenterons de saisir ici la portée de cette consécration du «pouvoir étudiant»
au travers de l'enchaînement de faits dont elle était l'aboutissement. Et pour
comprendre ces faits eux-mêmes, nous essaierons tout d'abord d'analyser le
contexte universitaire dans lequel ils se sont produits.
Dans la société française, le seul statut qui fonde pleinement une dignité
d'homme adulte est celui de « travailleur » professionnel et rémunéré. Rien d'éton
nant si, dès 1946, l'U. N. E. F. dans la «Charte de Grenoble «définit l'étudiant com
meun « jeune travailleur intellectuel », puis revendique le présalaire ou allocation
d'études. Mais, en 1968, l'étudiant n'a pas atteint ce statut et reste, à bien des
égards, un individu marginal. Certes, il vit, se nourrit, se loge, travaille, parfois
se marie, parfois vote, mais toujours dans des conditions qui restent, précisément,
marginales. Il jouit d'un certain prestige, mais fondamentalement ambigu :
celui d'un individu qui échappe aux catégorisations « normales », celui d'un mi
neur par vocation, peu responsable et installé dans le provisoire.
La seule manière réelle qu'ait l'étudiant d'échapper à sa douteuse disponibil
ité de dilettante c'est évidemment de se consacrer à ses études, vers lesquelles
il est poussé par une contrainte du même ordre que celle qui, en dernier recours,
pousse l'ouvrier vers l'usine et, en général, le travailleur vers son travail : c'est-
à-dire non pas la contrainte alimentaire, mais la contrainte à s'engager dans un
travail professionnel. Mais, dans le cas de l'étudiant, la contrainte est moins immé
diatement rationalisée en « nécessité ». Elle doit, dans une certaine mesure, s'af-
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firmer comme pur engagement. Bref, non seulement l'étudiant est contraint de
s'engager dans ses études, mais il est contraint de le faire a librement ». De ce
fait il est amené à intérioriser très profondément les valeurs du système univers
itaire auquel il participe, mais sans que cette intériorisation soit adossée sol
idement à d'autres relations telles que la relation salariale.
Quant à l'Université française antérieure à mai 68, elle forme un système social
que l'expression de « pouvoir étudiant » décrit par antiphrase.
A l'intérieur de l'Université, les professeurs et les étudiants sont fondamentale
ment impliqués dans trois types de relation correspondant à trois systèmes
sociaux :
1) L'unité pédagogique de base : c'est le système composé d'un professeur et
de ses élèves : classe, amphi, séminaire, cours, etc.
2) L'établissement universitaire : c'est un système plus vaste d'implantation
strictement définie, correspondant à une entité administrative strictement
définie également, et comprenant un certain nombre d'enseignants et d'étudiants :
lycée *, faculté, école, université, etc. Il faut rattacher à l'établissement univers
itaire la cité ou résidence universitaire, unité d'habitation où ne vit qu'une minor
itéd'étudiants, mais dont le rôle est important dans les périodes de troubles.
3) L'Université dans son ensemble en tant que système national d'orientation
et de sélection des étudiants, en fonction de divers critères plus ou moins dominés
par la prise en considération des rôles professionnels auxquels les étudiants sont
dévolus. Les examens et concours sont, on le sait, la pièce maîtresse de ce système.
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La naissance du « pouvoir étudiant »
L'établissement universitaire.
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tration des cités universitaires s'efforce de maintenir les étudiants à l'écart des
pavillons d'étudiantes. A un tout autre étiage, c'est un équilibre du même type
qui s'établit dans les établissements d'enseignement secondaire : à l'autorita
risme rigoureux de l'administration répond la règle morale qui sous-tend l'équi
libreentre discipline et chahut, celle du « pas vu, pas pris », renforcée par la répro
bation des dénonciations. Diverses expériences plus libérales se déroulent d'ail
leurs ici ou là — nous y reviendrons. Mais en aucun cas les étudiants ne sont
associés à la gestion des établissements universitaires. De fait, les autorités
universitaires ne peuvent pas grand-chose contre la volonté expresse des étu
diants; mais cette situation n'est jamais reconnue en droit. L'administration
universitaire n'est jamais censée détenir une partie de son pouvoir des étudiants,
mais toujours exclusivement des professeurs ou de l'État.
c) Cet autoritarisme est paternaliste en ce qu'il s'accompagne d'une notion,
parfois explicite, de l'irresponsabilité juvénile des étudiants. Il se veut général
ement « bienveillant » et, dans une certaine mesure, parvient à conserver un ton
« paternel ». Le fait que l'administration soit assurée par des professeurs joue ici
un rôle décisif, tant il règne entre professeurs et étudiants, malgré l'unilatéralité
de la communication au sein de l'Université, des rapports étroits de classe, de
style, de tradition, parfois de filiation. Le comble de l'autoritarisme paternaliste
est atteint, bien entendu, dans les lycées et collèges ; mais ici le « père menaçant »
l'emporte et de loin sur le « père bienveillant » *.
d) Les assistants et maîtres-assistants sont pratiquement exclus des assem
blées délibératives placées à la tête des facultés. Sur le plan du pouvoir, ils se
trouvent vis-à-vis des professeurs et des autorités universitaires dans une situa
tionà certains égards analogue à celle des étudiants.
e) Le pouvoir universitaire est pratiquement restreint à tout ce qui concourt
à assurer la pérennité de l'ordre universitaire (discipline intérieure, cooptation
des professeurs, recrutement des assistants, répartition des enseignements, ges
tion du budget des facultés). Mais modifier l'ordre universitaire lui-même est affaire
de gouvernement. L'intervention de l'État s'exerce, comme dans toute l'Admi
nistration française, non seulement par la voie hiérarchique, éventuellement
chargée de l'exécution de lois ou de règlements, mais également par un contrôle
financier a priori très strict. Mais, tant que l'intervention de l'État reste faible,
l'ordre universitaire apparaît aux yeux de tous ceux qui y participent, comme un
ordre à peu près immuable.
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La naissance du a pouvoir étudiant »
tend à s'établir entre eux et ainsi l'ensemble du système tend à garder un carac
tèrenational. Les diplômes sont normalement décernés par les établissements
universitaires, sauf le baccalauréat qui est pratiquement national. En fait, le
système des diplômes reste presque entièrement soumis à celui des concours
(externat, internat, agrégation, École Nationale d'Administration, grandes écoles,
prix de Rome, etc.). De ce fait on peut considérer l'ensemble des examens et des
concours comme formant un vaste système national de sélection dont la fonction
essentielle est la répartition des « places ». A l'intérieur de ce système, les profes
seursqui font passer examens et concours, exceptionnellement en association avec
des personnalités extérieures à l'Université, sont les agents directs de l'autorité.
a) Le système revêt une importance décisive à l'égard de l'existence profes
sionnelle future de l'étudiant et il ne l'ignore pas. Les concours donnent direct
ementaccès aux statuts professionnels les plus élevés et aux salaires, au prestige,
au pouvoir qui leurs sont liés. Dans la plupart des cas le sort de chaque étudiant
est en grande partie réglé, et pour sa vie entière, par les examens et les concours.
Les voies de rattrapage, les possibilités d'ascension sociale par d'autres voies
sont marginales ou d'un prestige incertain. Au moins dans certaines couches
sociales, l'individu qui fait une carrière politique après avoir été collé à un grand
concours sera considéré comme une vivante illustration du fait que la politique
est le domaine de la promotion des médiocres, bien plus qu'admiré pour son
« rétablissement ». Il n'y a guère que les professions artistiques, extrêmement
concurrentielles, où la hiérarchie socialement et économiquement reconnue soit
absolument sans rapport avec la hiérarchie des « places » ouverte par concours ;
ce qui, par contrecoup, fait de l'enseignement des Beaux- Arts le secteur le plus
misérable et le moins prestigieux de l'Université française. A l'extrême opposé,
dans le domaine de la Médecine, le système universitaire épouse rigoureusement
la hiérarchie sociale dont il contrôle tous les accès. L'échec aux concours ferme
absolument et définitivement l'accès à la chirurgie et aux sommets de la pro
fession.
b) Une forte marge d'arbitraire apparent (qui selon certains dissimulerait
une fonction fondamentale de l'examen : celle d'être un frein à la mobilité sociale)
règne dans de nombreuses disciplines. En Lettres en particulier, les critères
docimologiques ne sont ni explicités ni exploitables : c'est d'intuition certaine
que le correcteur de Lettres ou de Philosophie croit savoir que telle dissertation
vaut 8 1/2 et telle autre 12 1/4, dans un domaine où les facteurs idéologiques sont
décisifs et d'ailleurs affichés. Le système n'est donc acceptable que pour ceux qui
intériorisent totalement l'ineffable critère sur quoi il se fonde — et qui se ramène
en fait à l'infaillibilité professorale. Le fait que le système soit traditionnellement
accepté par les étudiants montre qu'ils participent effectivement à cette idéologie.
c) C'est un système qui ne peut être ressenti que comme fortement « répressif ».
Certes, dans son principe, le système des examens et des concours est un système
à sanction positive dans lequel les bons sont récompensés (tant moralement que
matériellement) sans que les autres soient punis. Mais, à partir du moment où
l'élimination atteint des proportions telles que 60, 70 ou 80 %, il est clair que le
système ne peut pas ne pas être ressenti par ceux qui en sont potentiellement les
victimes autrement que comme un système a répressif », c'est-à-dire un système
à sanctions négatives ; sanctions matérielles (et nous sommes alors dans l'ordre
du pouvoir : tu seras puni si tu ne fais pas ce que tu dois faire) ou sanctions symb
oliques (et nous sommes alors dans l'ordre de la censure et de la culpabilité :
tu seras mauvais si tu ne fais pas ce que tu dois faire).
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d) Enfin tout système d'examen ou de contrôle, même s'il est dans son prin
cipe évaluation des connaissances, implique nécessairement un certain degré
d'évaluation des personnes (c'est d'ailleurs un point tout à fait explicite dans
l'idéologie de certains concours comme le concours d'entrée à l'École Nationale
d'Administration). Dans un système à la fois si important et si « répressif » aux
yeux des étudiants, ce caractère prend une importance démesurée et est profon
dément intériorisé par tous ceux qui participent au système, professeurs et étu
diants. Chacun est conscient du fait que, pour une part au moins, lui-même et les
autres « valent » en proportion de leurs résultats aux examens et aux concours.
Tel est, sommairement décrit dans ses articulations essentielles, l'ordre univers
itaire au sein duquel va se produire l'explosion de mai 68. Considéré dans son
ensemble, nous constatons qu'il obéit en particulier aux caractères suivants :
1) C'est un système autoritaire à tous les niveaux; c'est-à-dire, très précisé
ment, que le pouvoir n'est jamais censé y émaner des usagers, mais toujours de
la hiérarchie. Et en particulier, il n'y a pas d'instances légitimes de contestation
efficaces auxquelles les étudiants auraient directement ou indirectement accès.
2) Des relations infantilisantes et culpabilisantes y jouent un rôle fondamental,
en particulier aux deux niveaux dont l'ancrage anthropologique est le plus pro
fond : celui de la relation pédagogique et celui des examens.
3) L'ensemble du système constitue une société très hiérarchisée, dans laquelle
les relations entre catégories sont figées et inégalitaires. Par ailleurs, cette
société est individualiste et compartimentée.
4) Enfin, tant que le système universitaire reste stable, la société y apparaît
comme un univers purement « extérieur ». Tant que l'Université ne se réforme
pas, le pouvoir dont elle dépend est invisible ou peu visible : pas de transformat
ions institutionnelles, pas de révocations, nominations pratiquement assurées
par cooptation, etc. Bref, ce qui traditionnellement régit l'Université c'est le
statu quo, la « tradition », ce n'est pas la « politique ». La société n'est que ce à quoi
on accède par examen ou par concours, ou ce dans quoi on est rejeté par l'échec.
l'ébranlement du consensus
Tel qu'il est, l'ordre universitaire est stable ou l'a été. Le système a longtemps
fonctionné. Ce serait prendre les choses à l'envers que de s'en étonner en consta
tant qu'il est « objectivement » très oppressif. Une autre description non moins
« objective », mais entreprise dans une autre perspective, pourrait par exemple
montrer qu'il sert des « privilèges » auxquels beaucoup d'étudiants participent
ou aspirent à participer. Peu importe d'ailleurs : les régimes autoritaires comme
les autres ne se maintiennent que tant qu'ils reposent sur un consensus suffisa
mment large, y compris parmi ceux auxquels ils n'accordent aucun privilège.
Posons sommairement qu'un ordre tel que celui que nous venons de décrire
ne peut se maintenir que s'il est intériorisé par les participants, que si les valeurs
sur lesquelles il repose sont plus ou moins en accord avec celles qui dominent
non seulement chez les détenteurs de l'autorité, mais également chez ceux qui
acceptent d'être régis par elle; il faut donc qu'au «pouvoir temporel «corresponde
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a) Un certain nombre de réformes reçoivent un commencement d'application
au cours des dernières années sous l'égide des Pouvoirs publics, et parfois sous
l'impulsion d'universitaires réformateurs, comme le doyen Zamansky. Partielles
dans leur conception et plus encore dans leur réalisation, ces réformes font appar
aître que l'ordre universitaire n'est plus immuable, sans pour autant réussir
à lui donner les moyens de faire réellement face aux problèmes qui se posent.
Elles dressent contre elles une grande partie du corps professoral, dont elles
heurtent les traditions; elles ne sont pas mieux reçues par les étudiants dont
elles paraissent parfois aggraver les difficultés immédiates ; bref, elles introduisent
une scission dans l'ordre universitaire et dans le consensus sous-jacent.
b) Les réformes tendent à développer au sein de l'Université une couche d'assis
tants et de moniteurs, qui ne jouit ni du pouvoir ni des garanties de statut des
professeurs titulaires, dont par ailleurs elle dépend étroitement. Même lorsqu'elle ne
remet pas en cause les valeurs du système universitaire, cette couche manifeste une
« conscience d'opprimés » qui est un facteur de tension et de rupture du consensus.
3. Changements idéologiques.
a) Bien avant les réformes entreprises par la Ve République, des « idées nouvelles »
en matière de pédagogie et de réforme de l'Université se sont fait jour et ont été
diffusées parmi les enseignants et parmi les étudiants. Pendant plus de vingt
ans, du plan « Langevin- Wallon » jusqu'au « colloque d'Amiens », on n'a cessé de
parler de « réforme » au sein de l'Université. Les discussions tendent à perdre
leur caractère académique avec les réalisations, si modestes soient-elles, de ces
dernières années. Toutefois la tension entre les « idées » et la « réalité » devient de
plus en plus forte : la critique de la pédagogie, celle des examens, reçues il y a
vingt ans comme des nouveautés, ne rencontrent plus guère d'objections, sans
pour autant que le rythme de modification des structures et des comportements
suive celui du changement idéologique.
b) Chaque projet de réforme implique ou contient la critique de l'ordre uni
versitaire régnant. Mais certaines analyses, parfois assez répandues parmi les
étudiants, vont plus loin, en ce sens qu'elles s'en prennent non seulement aux
institutions mais également au consensus qui les sous-tend et dont elles font
ressortir le caractère d'obstacle décisif au changement *.
1. C'est ainsi qu'on peut lire Les Héritiers de P. Bourdieu et J.-C. Passeron (Paris,
Éd. de Minuit, 1964). Sur un tout autre registre, citons le pamphlet situationniste : De
la misère en milieu étudiant, considérée sous ses aspects économique, politique, psycholo
gique,sexuel et notamment intellectuel et de quelques moyens pour y remédier, par des
membres de l'Internationale situationniste et des étudiants de Strasbourg, A.F.G.E.S.,
Strasbourg, 4966.
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LA VIOLENCE ET SA FONCTION
En mai 1968, l'ordre universitaire français est malgré tout encore en place.
Ici et là des phénomènes « inquiétants » se produisent. Mais Strasbourg, Nanterre
font encore figure d'exceptions ; ce qui n'est pas visible et que seul l'événement
va pouvoir mettre en lumière c'est à quel point, le consensus est partout pro
fondément affaibli. Si profondément affaibli qu'une, fois les premiers coups
portés, l'ordre universitaire va se révéler n'être plus qu'une façade branlante
dont un pan s'écroule chaque fois qu'on agit sur elle.
Tout est parti, on le sait, de Nanterre. Nous ne reviendrons pas sur ce qui a
déjà été dit par d'autres à ce sujet, sinon pour mentionner deux points, particu
lièrement importants de notre point de vue.
En premier lieu, Nanterre est une faculté, un établissement universitaire.
C'est, parmi les trois niveaux que nous distinguons plus haut, le maillon le plus
faible. Contrairement à l'ordre pédagogique d'une part, au système des concours
d'autre part, il ne repose pas, dans sa définition même, sur des valeurs très pro
fondément intériorisées par les étudiants, pour qui l'idée même d'une « faculté
des Lettres et Sciences humaines » reste extrêmement vague. L'établissement
universitaire, c'est le niveau de 1' « organisation », de 1' « administration », de la
« discipline », bref le plus « superficiel » et, de ce fait, celui dont les relations cons
titutives sont les plus faciles à mettre en question. D'autant plus que dans l'ordre
universitaire, autoritaire et « répressif », c'est le seul niveau où les étudiants se
trouvent en face d'un pouvoir qui s'avoue comme tel. Et ce pouvoir est faible.
Il est faible déjà parce qu'il est autoritaire. Mais, de plus, il ne s'accompagne pas
d'une batterie de sanctions suffisamment diversifiées pour être efficaces. L'autor
ité n'y dispose guère, en cas de troubles, que de l'arme absolue : l'appel à la
police. On sait avec quelle facilité l'arme absolue se résout parfois en tigre de
papier. Pratiquement l'autorité universitaire est condamnée à l'impuissance dès
qu'elle est contestée par une minorité résolue et active d'étudiants.
D'autre part, Nanterre vérifie le principe bien connu selon lequel une expérience
libérale menée dans un cadre mental et institutionnel autoritaire ne peut mener
qu'à la ruine de tout consensus et donc à la révolution (ou à la répression). Laisser
une libre discussion s'instaurer parmi les étudiants dans un cadre à la définition
et à la gestion duquel ils ne sont nullement associés devait logiquement aboutir
à une remise en question radicale de ce cadre. Et c'est ce à quoi les étudiants
ont abouti en passant à l'acte.
Ce qui est redécouvert par les étudiants de Nanterre, c'est d'ailleurs à la fois
l'acte et la parole. Jusqu'alors il n'y a de parole étudiante qu'en dehors des struc
tures universitaires proprement dites : conversations de couloir ou discours dans
les réunions politiques. Ces discours peuvent être violents : ils sont parfaitement
admis, parce qu'ils ne gênent personne. Ils sont avec l'action dans un rapport
purement mimétique. Mais l'idéalisme universitaire français accrédite la confusion :
il fait passer pour des actes ce qu'il maintient dans l'ordre déclaratif pur. La cr
itique de l'Université — comme d'ailleurs celle de la politique américaine au
Viêt-nam — reste un inoffensif passe-temps (parfois un utile alibi), tant qu'elle
n'implique de contrainte pour personne. Au contraire lorsque, profitant d'une
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Les étudiants.
Bien que le stade des « groupuscules » soit largement dépassé, seule une minorité
d'étudiants parisiens a participé aux combats et aux barricades, lors de la semaine
du 3 au 10 mai. Toutefois il n'y a plus, vers le 11 mai, d'autres étudiants visibles
que ceux-là, et, en particulier, il n'y a pas d'opposition étudiante au mouvement.
L'U.N.E.F. se trouve, au moins nominalement, placée à la tête de ce qu'elle
n'avait ni prévu, ni organisé. Il est très révélateur que l'organisation concurrente,
la F.N.E.F., qui n'a pas de place au sein du mouvement (elle est classée trop à
droite et, de plus, touche du gouvernement les subventions naguère dévolues à
l'U.N.E.F.), publie des communiqués violemment hostiles à la répression.
Quant au mouvement lui-même, il est apparemment aligné sur les positions
« révolutionnaires » de ses animateurs. Alignement qu'implique la situation :
à partir du moment où les autorités universitaires ont fait appel à la police, les
étudiants n'ont plus eu qu'un ennemi : le conservatisme professoral, la brutalité
policière, la politique gaulliste, voire le capitalisme ou la société de consommation,
leur paraissent s'emboîter l'un dans l'autre, faire partie d'un même ensemble
qu'une terminologie marxisante permet de décrire comme cohérent.
En fait, il est clair que cet alignement ne tient qu'à la situation de lutte vio
lente. Dès que le mouvement va entrer dans une nouvelle phase, la scission tradi
tionnelle va se réintroduire entre les points de vue de la minorité révolution
naire et de ceux, beaucoup plus nombreux, dont les seuls objectifs réels
clairement définis sont d'ordre universitaire 2. Toutefois la conjoncture va mettre
1. A moins peut-être d'aller beaucoup plus loin encore dans la répression. Mais cela
même exigerait que subsistent au moins certains éléments de consensus en faveur de
l'ordre que cette répression tendrait à rétablir.
2. Edgar Morin faisait état dès les 19-20 mai (dans le Monde) du dédoublement de
la « Commune étudiante » en une « commune universitaire » et une « commune politique ».
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Les enseignants.
Bien avant mai 68, nombreux sont les professeurs qui ont pris position contre
tel ou tel aspect de l'ordre universitaire français. Prise de position qui n'empêche
1. De plus, le recours à la force a une valeur de démonstration morale, dont les étudiants
eux-mêmes ont souvent pris conscience. Il témoigne tout à la fois de la gravité de leurs
problèmes et de leur détermination à les résoudre, bref, de l'authenticité de leur révolte.
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pas par ailleurs la grande majorité d'entre eux de s'identifier profondément avec
cet ordre universitaire, pris sous l'ensemble de ses aspects. Les deux choses ne
se situent pas sur le même plan. Au demeurant, le seul modèle actif qui
inspire une minorité de réformateurs est celui de 1' « Université américaine »
(nord-américaine cette fois-ci, bien entendu), modèle qui n'est guère « vendable »
ni à des fonctionnaires français, peu portés à échanger leurs garanties de statut
contre les aléas d'un système concurrentiel, ni évidemment à la gauche, ni en
général dans le contexte idéologique universitaire français. Malgré certaines
réussites partielles, les « réformateurs » sont restés en marge d'un système au sein
duquel leurs projets rencontrent beaucoup de suspicion et plus encore d'opposi
tion 1.
Mais, en mai 68, l'ordre n'existe plus que sous la forme armée et casquée du
« maintien de l'ordre ». Les enseignants ne reconnaissent plus ce à quoi ils s'iden
tifiaient et sont alors conduits à accuser de bonne foi les diverses « autorités »
d'être responsables de tout ; ou bien, s'ils perçoivent la filiation entre l'ordre
universitaire auquel ils s'identifiaient et l'ordre armé qui lui a succédé, ils sont
amené à une véritable conversion : si le maintien de l'ordre auquel nous étions
attachés passe par le matraquage de nos étudiants, alors que périsse cet ordre,
mais que cesse le matraquage. Dans un cas comme dans l'autre, beaucoup d'entre
eux changent de camp, ou en tout cas se trouvent portés dans le camp des étu
diants.
Dès avant les violences, bien sûr, certains professeurs avaient pris résolument
position en faveur des étudiants, contre tout recours à la force pour ramener le
calme. Mais les événements vont donner à cette position « paternelle » un sens
radical tout à fait imprévu : prendre position en faveur des étudiants, c'est bientôt
prendre position à la fois contre le gouvernement (ce qui, il est vrai, ne soulève
pas beaucoup de difficultés, dans le contexte universitaire français) et contre
l'ordre universitaire (ce qui est plus difficile et plus grave). De fait, beaucoup
hésitent d'abord à franchir le pas. Mais, vers le 10 mai, il devient clair que l'ordre
ne peut plus être rétabli sur la base du statu quo ante à moins peut-être d'instau
rer une véritable terreur sur l'Université (ce à quoi au demeurant le gouvernement
ne paraît guère disposé).
C'est alors que tout craque : en quelques jours, du fait de l'accord des uns et
du silence des autres, les minoritaires vont, ici aussi, devenir les porte-parole du
corps tout entier.
Sans doute, toutes sortes de solidarité de classe, de tradition, de famille, de
relations diverses entre professeurs et étudiants ont-elles joué un rôle décisif a.
Toutes solidarités qui, jouant traditionnellement dans un certain sens, étaient le
1. D'où le drame de ces réformateurs qui, souvent, loin de voir dans le mouvement
de mai la possibilité d'obtenir enfin la réalisation de ce pourquoi qu'ils s'exténuaient à
lutter depuis des années, seront complètement obnubilés par ses apparences révolu
tionnaires ou gauchistes, et, perdant tout sang-froid, prendront une attitude d'oppos
itionacharnée, bien plus véhémente que celle de certains professeurs beaucoup plus
conservateurs qui se contenteront de lâcher un peu de lest sans perdre leur calme, sans
prendre des vessies pour des lanternes ni croire que de petits bourgeois français s'ébrouant
en liberté sont en train d'instaurer le régime de Mao.
2. En général on peut supposer que de telles relations ont lourdement pesé sur l'att
itude de tous les milieux dirigents, et en particulier des milieux gouvernementaux. Il n'a
jamais été question, par exemple, d'utiliser des armes à feu contre les étudiants. Peut-on
imaginer ce qui se serait passé si d'autres que les étudiants — des ouvriers par exemple —
avaient édifié des barricades en plein centre de Paris?
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plus sûr garant de l'ordre universitaire, et qui, jouant en sens inverse, ont assuré
sa chute.
Quoi qu'il en soit, tout craque : en quelques jours, doyens et conseils de facul
tés — à des degrés certes divers — accordent aux étudiants tout ce qu'ils leur
refusaient depuis des années — et bien au-delà — en fait de représentation et de
participations aux décisions. Mais le plus remarquable c'est que, comme les
étudiants, professeurs et doyens s'accordent pour remettre en cause non seul
ement le niveau de la « gestion », mais l'ensemble de l'ordre universitaire, depuis
la relation pédagogique jusqu'au système des examens x. Il paraît désormais
évident à tous — et sans qu'on puisse citer les faits précis sur lesquels cette
évidence se fonde — qu'il est impossible de maintenir la crise sur le plan de la
discipline et du maintien de l'ordre, le seul pourtant sur lequel elle se soit déroulée
depuis qu'elle s'est transportée de Nanterre à Paris. Ce fait semble démontrer
que, chez les professeurs aussi, malgré leur évident attachement aux traditions
universitaires, le consensus à l'égard de l'ensemble de l'ordre universitaire était
profondément miné, dès avant les événements.
Le terme de « pouvoir étudiant » n'est guère repris par les professeurs. En de
hors de certains dirigeants du S.N.E. Sup. 2, les professeurs n'épousent pas les
positions des étudiants : ils leur cèdent ; et, aux alentours du 10 mai, on assiste
à une cascade de prises de position, de décisions et de motions qui, comme celle
que nous venons de citer, équivalent à la reconnaissance de fait du « pouvoir
étudiant » ; et à la répudiation de l'ancien ordre universitaire. Dès le mois de
juin, sans doute, l'attentisme d'un grand nombre va se réveiller et éventuellement
se transformer en une opposition acharnée. Un phénomène analogue va commenc
er à se produire chez les étudiants. Mais cette reprise normale du jeu politique
s'effectue sur de nouvelles bases ; et, pour commencer, sur le plan de ce que nous
avons appelé ici consensus.
Tant parmi les enseignants que parmi les étudiants un nouveau consensus
se dessine en faveur d'un nouvel ordre encore mal défini, mais dans lequel il
1. Un des textes les plus révélateurs est l'extraordinaire déclaration adoptée à l'una
nimité par les doyens des facultés des Lettres, réunis à Paris le 13 mai : « Les enseignants
des facultés... ne se déchargent pas sur d'autres des responsabilités encourues ou à en
courir ; ils ne veulent pas davantage se voir imputer les fautes d'autrui (...). Ils soulignent
l'incurie criminelle (du ministère de l'Éducation nationale...). Ils rappellent la lourde
responsabilité (du ministère des Finances...). Les doyens estiment qu'il est vain de
parler encore d'une réforme de l'Université, édifice napoléonien depuis longtemps
ruiné (...). Sur le plan des réformes, les doyens reconnaissent d'abord la nécessité d'une
révision profonde des principes pédagogiques de l'enseignement universitaire. Cette
révision doit remettre en cause tant le contenu des programmes que les méthodes d'en
seignement et la structure des examens (...). Ils estiment en outre que l'administration
générale, la gestion financière et l'organisation de l'enseignement doivent être dévolues,
sous la responsabilité d'un conseil de direction, à des organismes où seront représentés
tous les ordres d'enseignants et leurs étudiants, en la personne de leurs délégués démo
cratiquement élus. »
2. En s'alignant à la fois politiquement et stylistiquement sur le mouvement étudiant,
le S.N.E. Sup. a pris une position qui reflétait sans doute l'extrême sentiment d'oppres
sion de la majorité de ses mandants — appartenant pour la plupart, on le sait, à la
« classe » des assistants — mais qui de ce fait était sans rapport avec l'attitude réelle
des professeurs titulaires, y compris de ceux qui, suivant en cela leurs convictions mor
ales ou leurs principes politiques, sont restés fidèles à ce syndicat ou même à sa majorité.
Toutefois que l'attitude du S.N.E. Sup. ait seulement été possible montre bien à quel
point, chez les professeurs comme chez les étudiants, toute opposition au mouvement
s'est trouvée, au moins un moment, radicalement désarmée.
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La naissance du « pouvoir étudiant »
apparaît déjà que toutes les normes constitutives de l'ancien ordre universitaire
seront fondamentalement modifiées.
LA « DÉVALUATION POMPIDOU »
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Olivier Burgelin
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La naissance du « pouvoir étudiant »
ce qu'on peut acquérir avec du pouvoir, et en premier lieu aux ouvriers et petits
salariés. Toutefois le cas des ouvriers est bien différent à cet égard de celui des
étudiants. Car si les ouvriers participent individuellement beaucoup moins que
les étudiants aux « privilèges » existant dans notre société, ils sont collectivement
beaucoup mieux intégrés au système de pouvoir qui la régit. Sans être associés
à la gestion des entreprises, ils détiennent, tant à l'intérieur qu'à l'extérieur des
entreprises, un pouvoir de fait considérable consécutif à toutes les a conquêtes »
du mouvement ouvrier depuis un siècle, et qui se traduit, sur le plan des salaires,
des conditions de travail, des droits syndicaux, des indemnités de chômage, de
la sécurité sociale, etc.. Dans une dévaluation générale du pouvoir, les ouvriers
français sont très loin de n'avoir rien à perdre ce qui, à notre avis, rend suffisa
mment compte de l'attitude de leurs dirigeants syndicaux pendant la crise. Certes
ils avaient plus à gagner qu'à perdre et l'entendaient ainsi — sans quoi il n'y
aurait pas eu de grèves. Mais l'opération se présentait pour eux en de tous autres
termes que pour les étudiants.
Toutefois les plus atteints par la « dévaluation Pompidou » ont évidemment
été les gros détenteurs de pouvoir et, en premier lieu, bien sûr, le gouvernement
et l'administration. En ce qui concerne le gouvernement sa perte de pouvoir a
été si considérable qu'elle a entraîné une nouvelle mesure radicale : les élections,
mesure qui consiste à aller chercher le pouvoir où il est, encore que selon une pro
cédure qui n'est efficace que lorsqu'elle repose sur un plein consensus 1. Mais il
est un secteur de l'administration qui, en ce qui le concerne, a effectué avec la
« dévaluation Pompidou » une perte de pouvoir qui paraît aussi irréparable que
la perte financière subie par de gros détenteurs de monnaie non productifs dans
une dévaluation monétaire : il s'agit évidemment des détenteurs traditionnels
du pouvoir au sein de l'Université : des professeurs et de l'administration univers
itaire. Les sources du pouvoir universitaire étaient manifestement la délégation
du pouvoir central (de l'État), l'autorité morale et l'influence des professeurs,
et leur reconnaissance (tacite) par les étudiants. Or ces deux sources de pouvoir
sont compromises, encore qu'inégalement.
1. Que la majorité ait été reconduite ne signifie nullement que ces élections soient
une mesure pour rien. Non seulement parce que cette majorité est élargie, non seulement
parce que son axe politique a changé, mais surtout parce que les élections
elles-mêmes sont une opération efficace de transfert du pouvoir des électeurs vers les
élus. D'une façon générale, un gouvernement peut prendre le risque de « perdre » ou de
« dépenser » beaucoup de pouvoir parce qu'il dispose pour reconstituer son a capital »
en ce domaine d'une batterie de moyens, dont les élections ne sont que le plus manif
este — dans les démocraties. C'est pourquoi nous ne pensons pas, contrairement à
Raymond Aron, que la décisionde G. Pompidou ait été une erreur politique ou un pari
perdu [La révolution introuvable, Fayard, pp. 42-43). Ce n'était pas un pari parce que
le 11 mai il n'y avait pas d'alternative réelle (« Sur le moment », reconnaît d'ailleurs
Raymond Aron, e j'ai été enclin à lui donner raison » — en témoigne le Figaro du 15 mai.
C'est précisément parce que « sur le moment » tout le monde — y compris les éditorialistes
du Figaro — était « enclin » à approuver cette mesure qu'elle était inévitable.) D'autre
part et surtout ce pseudo-pari n'a pas été finalement perdu : le régime a tenu. Malgré
tout ce qui a suivi le 11 mai, il a pu reconstituer peu à peu son pouvoir ; mais cette
reconstitution s'est opérée sur le « nouveau standard t> défini le 11 mai, c'est-à-dire
sur la base de reconnaissance du « pouvoir étudiant ». Sans la définition de ce « nouveau
standard », on ne voit pas comment une telle reconstitution aurait été possible, ni com
ment le régime aurait évité de finir comme ceux de Charles X et de Louis-Philippe. Ceci
dit la « dévaluation Pompidou » aurait été plus immédiatement efficace et moins oné
reuse si elle avait été décidée avant d'être devenue inéluctable.
Olivier Burgelin
CONCLUSION
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La naissance du « pouvoir étudiant »
1. A moins bien entendu de faire intervenir des données qui sont manifestes au sein
de la société, mais non au sein de la seule université, et dont le mouvement a en fait peu
pris conscience. L'article de Noëlle Bisseret en donne la démonstration sur un point
particulier.
2. Ces guillemets parce qu'il ne nous paraît pas pertinent d'opposer politique et
universitaire : ce que nous avons étudié ici c'est principalement la transformation des
rapports politiques au sein de l'Université.
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